S’efforcer de regarder les mendiants dans les yeux


 

Avant, j’avoue, je n’osais pas regarder dans les yeux les mendiants que je croisais dans la rue ou qui venaient vers moi dans le métro pour me réclamer une pièce ou un ticket resto. Plus pour ne pas me rendre voyeur de leur piteuse situation et pour ne pas leur donner le faux espoir que j’allais leur fournir ce qu’ils espéraient (alors que je n’avais soi-disant « rien à leur donner ») que par véritable peur qu’ils m’agressent. Mais je me rends compte avec le temps et l’honnêteté que j’avais bien tort de leur offrir mon attitude fuyante, et que mes « bonnes » excuses étaient bien bêtes. Car non seulement ils n’attendent pas ce bien matériel qu’ils réclament mais qu’en réalité ils n’attendent quasiment que ce regard, au bout du compte. L’argent n’est pour eux qu’un prétexte pour recevoir de l’Amour, pour mendier notre attention, pour être simplement considérés comme des personnes.
 

Hier soir, je revenais avec un jeune ami prêtre de la messe de 22h au Sacré-Cœur à Montmartre. Et dans la ligne 5 du métro, nous avons eu droit au passage d’au moins quatre SDF différents qui ont sollicité notre attention et notre générosité, parfois en récitant par cœur leur demande préparée à l’avance. Nous aurions pu, mon ami et moi, nous réfugier dans notre échange à deux, en prétextant la poursuite et la cohérence de nos propos. Mais ça aurait été du cinéma de bourgeois. Au passage des démarcheurs, nous nous sommes arrêtés de parler. Par décence pour les personnes qui défilaient devant nous.
 

Et quelle ne fut pas notre surprise de voir débarquer un jeune gars de la rue, âgé de 34 ans, à la voix éraillée et au flot de paroles pas toujours très compréhensibles et cohérentes, qui a commencé à déblatérer des propos décousus aux membres de notre wagon. Le plus drôle, c’est que, même de dos, et sans me regarder, il a remarqué que je le fixais du regard (mon regard le plus aimant possible), a senti que je le regardais, et a interrompu son laïus pour s’adresser directement à moi et me dire avec gratitude « Merci de m’écouter. » Avait-il des yeux derrière le tête pour m’avoir grillé ainsi ? En tout cas, Jésus en lui m’a bluffé, sur ce coup-là ! À l’avenir, j’essaierai le plus possible de poser mon regard sur les clochards, juste pour voir les bonnes surprises que ça provoque, même si la démarche a l’air au départ d’être un nid à emmerdes et à pots-de-colle.
 

Au moment de descendre à la Gare d’Austerlitz, j’avais envie de dire à notre orateur barbu : « Toi, Jésus t’attend directement au Paradis ! » Mais au lieu de ça, j’ai adopté la méthode simple de Jean Vanier : demander le prénom. « Comment tu t’appelles ? ». Il m’a répondu, avec une joie stoïque : « Philippe ! » J’ai ri : « Eh bien comme moi ! ». Le gars est spontanément descendu avec nous sur le quai. Juste pour discuter.
 

Philippe portait un chapelet autour du cou. Sans jamais se plaindre, il nous a raconté qu’il a fait de la prison, qu’il était très malade et qu’il souffrait affreusement dans plusieurs endroits de son corps, qu’il n’avait plus beaucoup de temps à vivre. Je lui ai présenté mon ami prêtre. Philippe a poursuivi sa présentation en nous disant qu’il avait vécu une expérience de mort imminente durant laquelle il avait vu Jésus de ses propres yeux. Je ne l’interrompais pas. Je continuais de le dévisager avec joie et amour, comme un frère. Et là, il m’a trop fait rire. Il m’a demandé : « Toi, t’es gay ? » J’ai acquiescé en souriant. Il m’a répondu : « Entre homos, on se reconnaît ! … même si je n’ai plus de libido depuis un bout de temps et que ça ne fonctionne plus. » Ce n’est pas le premier SDF homosexuel que je croise. Loin de là. Mais quel cadeau de découvrir cette fraternité inédite et ce point commun de proximité avec les gens de la rue, si mal connu ! J’adore !
 

Après avoir suffisamment échangé, il m’a demandé tout simplement si je pouvais l’aider financièrement, en insistant bien sur le fait qu’il osait « y aller au culot » avec moi, et que pour lui, c’était la chaleur de notre rencontre et non l’argent qui l’importait. Il avait beau dire qu’il avait des problèmes neurologiques et de mémoire, je trouvais ses propos très profonds et empreints d’une grande sagesse évangélique. J’entrevoyais Jésus en lui. Tout simplement.
 

Je n’avais plus d’argent liquide dans mon petit portefeuille. Nous avons donc commencé à nous mettre tous les trois en quête d’un distributeur automatique sur le Boulevard de l’Hôpital. On n’en trouvait pas. Et le plus drôle, c’est que le billet est finalement sorti de la poche de mon pote prêtre, qui a mis le temps à avouer que lui avait un billet de 20 € (haha ! le petit filou et le cachotier !). Il m’a confié après coup qu’il ne donnait jamais d’argent aux pauvres… ce qui me paraît un peu fou venant d’un prêtre catholique, d’autant plus quand il n’en manque pas… mais bon, je me suis gardé de lui faire la morale… et surtout, j’ai rigolé intérieurement de l’humour du Seigneur qui a bousculé vraiment tout le monde dans cette histoire, sans oublier personne. Cette rencontre a été un baptême pas seulement pour les deux Philippe, mais aussi pour mon ami en col romain ! Une belle leçon de charité en actes (loool). Il n’est jamais trop tard pour s’exercer à l’aumône ! Et je le dis d’abord pour moi.
 

Notre échange s’est terminé avec une bénédiction sacerdotale sur le trottoir et un « Je vous salue Marie » récité ensemble, que j’ai proposé en guise d’au revoir (Philippe, apparemment, ne le connaissait pas). Tout le monde a été verni par le Seigneur. Et quand je dis « tout le monde », c’est vraiment tout le monde ! 😉