Archives par mot-clé : Jean-Luc Jeener

Article « ‘Le Mariage’ de Jean-Luc Jeener » (publié dans la revue « France catholique » du 20 juin 2014)

PDF Jeener

 

Et le critique initiale en intégralité :

 

La pièce Le Mariage de Jean-Luc Jeener au Théâtre du Nord-Ouest
 

LE RÉALISME INGÉNIEUX… ET POURTANT SUSPECT !

 
 
I – UN RÉALISME AUDACIEUX

 

« Si tu veux qu’on se parle, il va falloir que tu apprennes à ne pas avoir peur des mots ! » (le père à sa fille Claire)

 

Vous vous sentez facilement submergé par les débats d’idées trop animés et trop poussés entre amis ? N’allez pas voir cette pièce. Vous sortiriez la tête pleine comme une pastèque ! En revanche, si vous aimez la haute voltige intellectuelle, les dialogues bien écrits, les pièces-miroir-social contemporaines, vous vous délecterez en assistant au Mariage de Jean-Luc Jeener.

 

L’intrigue est simple : il s’agit d’un huis clos dans lequel, pendant un apéro, un père (interprété par l’auteur lui-même) reçoit sa fille Claire et la compagne de celle-ci, Suzanne, qui lui annoncent leur intention de se marier et d’avoir des enfants… ce qui ne ravit absolument pas le père !

 

Quand Jean-Luc Jeener cherche à baptiser ses pièces, il ne se foule pas. Le thème est dans le titre. Éponymie directe ! Il veut parler de l’homosexualité ? : il intitulera sa pièce Homosexualité (j’étais allé la voir en 2008). Il veut traiter du « mariage pour tous » ? Sa nouvelle pièce s’appelle Le Mariage ! La prétention naturaliste est affichée d’emblée !

 

Le parti pris de Jeener est réaliste : pas de poésie. Le Mariage est une pièce quasi photographique. Même si le ton du débat est encore trop soft par rapport au réel, c’est quand même la première pièce sur le « mariage pour tous » et ses enjeux, que je vois de mes propres yeux en France. Le Mariage a le mérite de poser les bases de l’échange intellectuel de haute tenue, d’étaler toutes les cartes de l’argumentaire des deux parties d’un débat français qui n’a pas eu lieu. En cela, je la trouve visionnaire et courageuse. C’est une pièce didactique, pédagogique, où il y a du contenu et de l’écoute. Et ça fait du bien ! On en a tellement manqué !

 

En plus, Jeener a la finesse de ne pas orchestrer le combat rebattu entre essentialistes (ou naturalistes) et constructionnistes (ou culturalistes Gender & Queer) puisque le discours de son héros (le père) n’est pas uniquement spiritualo-biologiste : ce dernier parle bien de l’articulation Nature/Culture : il défend « l’intelligence de la culture » (« Nous nous complétons. Et ça, c’est magnifique culturellement. ») Le dramaturge a tellement bien compris le sujet de l’homosexualité qu’il est l’un des seuls artistes français que j’aie entendus à ce jour remettre en cause l’hétérosexualité ! « Homosexuel donne hétérosexuel. Hétérosexuel, c’est le ‘contraire pratique’ d’homosexualité. L’hétérosexualité qui montre bien la folie de ce monde ! » (le père) C’est du très grand ! et du très précoce !

 

En outre, sur scène, le héros paternel balance vertement des constats sur l’acte homosexuel qui sont politiquement incorrects, souvent vrais, et qui ne sont pas homophobes (ils ne le deviennent que parce qu’ils ne distinguent pas l’acte homosexuel de la personne homosexuelle) : « On ne légifère pas sur une infime minorité. » ; « Ce type d’amours ne dure pas. Tu peux fuir la réalité. Elle te rattrapera. » ; « Il est tiède… comme le sera votre mariage. » ; « L’homosexualité est une infantilisation. » ; « La mort est en marche. » ; etc. Le père associe la pratique homosexuelle à la peur, à la paresse, à l’infantilisation d’une société qui veut tuer son Peuple à petit feu et à coup de slogans amoureux. Il a raison. Jeener dénonce les hypocrisies des nouveaux riches adulescents bobos qui, à travers la promotion de l’homosexualité, cherchent à justifier leurs peurs et leurs privilèges (« Vous êtes une petite bourgeoise. » dira le père à Suzanne) quitte à se contredire eux-mêmes dans des fausses nuances (« Je suis pour le mariage mais pas pour les mères porteuses. » affirme Suzanne) et dans leur caprice (« Je veux un enfant et je l’aurai ! » gémit Claire).

 

Cette pièce est tellement réaliste que le spectateur en oublierait presque qu’il est au théâtre ! Pendant la représentation à laquelle j’ai assistée (le 5 juin 2014 dernier), des gens dans le public parlaient même tout haut et prenaient spontanément part à la discussion. C’est à la fois bon et mauvais signe. Bon signe pour le réalisme et l’interactivité que suscite une telle intrigue. Mauvais signe parce que le spectateur n’a plus tellement conscience de participer à une œuvre artistique qui l’évade du Réel, qui marque la belle frontière entre fiction et réalité, et qui mérite sa retenue d’auditeur.

 

Petit bémol, donc. Le Mariage est tellement en avance sur son temps qu’elle perd les trois-quarts de ses spectateurs. Même le public du Théâtre du Nord-Ouest (pas le plus ignare de Paris !) semble avoir trouvé la pièce un peu compliquée et trop « psychologique ». Jeener est un petit génie, en avance sur son époque. Il doit en porter l’isolement. Et je crois qu’il le fait très bien, d’ailleurs. Mais il en paie forcément les conséquences quand même.

 
 

II – D’ÉTONNANTES INCOHÉRENCES ET IMPROBABILITÉS

 

Toute la partition du père a l’air bonne. Et pourtant… quand on se place trop prêt du tableau qu’on portraiture avec minutie, on finit par ne plus le voir bien. Trop de réalisme nuit au réalisme. Car tout d’un coup, c’est l’intention qui finit par se supplanter au Réel.

 

En regardant l’ensemble de la pièce Le Mariage, le spectateur se rend assez vite compte des petites incohérences qu’elle contient. Par exemple, au début, le père dit de manière coquine et entendue à sa fille Claire qu’il devine aisément qu’elle aide sa copine Suzanne à la rédaction de sa thèse : « J’imagine que tu lui donnes un coup de main !… » Et juste après, il feint de tomber des nues quand elle lui annonce qu’elles sont en couple, et rentre dans une colère homérique pas très naturelle.

 

Autre exemple de légères improbabilités : le personnage de Suzanne n’arrête pas de se plaindre d’être « interrompue ». Alors que dans les faits, elle a nettement moins d’arguments que le père et écoute plus qu’elle n’a d’idées à défendre. Également sur la tonalité qu’elle choisit, on se met à douter : elle répond très vite de manière insolente à son futur « beau-père », et face à sa copine qui ne s’en offusque même pas… alors que pour une première réunion « familiale », on attend quand même un peu plus de timidité et de politesse. Mais non. Son insolence devrait passer comme une lettre à la Poste ! Par ailleurs, l’étudiante en psycho effrontée utilise d’elle-même un jargon (par exemple le mot « altérité ») que je n’ai jamais entendu de la bouche des vrais théoriciens du queer. C’est peu probable.

 

Ensuite, même si ça se donne l’air de clasher sur scène entre comédiens, ça ne pètera jamais comme ça dans la réalité, je peux vous l’assurer ! Une sentence paternelle telle que « L’homosexualité est une mort » par exemple, elle n’aurait même pas eu la chance et l’espace temporel d’être prononcée dans un contexte réel. Concrètement, ça claque la porte pour moins que ça ! La situation narrative du débat et sa durée théâtrale sont déjà totalement improbables à cause de la nature-même des discussions sur l’homosexualité, une nature explosive, et que je n’ai jamais vue dépassionnée, dialogale, sur le terrain. Encore une incohérence, donc…

 

Pareil, dans Le Mariage, la colère du père arrive souvent comme des éclairs dans un beau ciel bleu dégagé. Ses coups d’éclat sont très téléphonés. Personnellement, je n’y crois pas. Jeener se force à rentrer dans la peau de l’irascible et orageux papy Mougeot, se met à insulter et à invectiver les deux femmes quand on s’y attend le moins, et sans réel motif situationnel. Par exemple, quand Suzanne console chastement Claire qui s’effondre en larmes, il leur saute dessus en leur demandant d’« aller faire leurs cochonneries ailleurs ! ». En bonne caricature du patriarche XVIIIe siècle, il les menace de « leur ficher la torgnole qu’elles méritent » ! Il se laisse aller à la violence… alors que son discours serait suffisamment solide pour ne pas avoir à se saborder lui-même par ce genre de facilités. Ce n’est pas crédible. À un moment, de « rage », papa balance ses livres par terre. Je vais vous dire quelque chose qui va peut-être étonner les spectateurs qui trouvent déjà Jeener habituellement trop « sanguin » sur scène : pour moi, il ne sait pas s’énerver (même si, pour d’autres émotions, il joue à la perfection).

 

Nouvel autre détail qui décrédibilise un peu le tout : Jeener a conçu sa pièce comme une dissertation (structure pas très heureuse pour une œuvre dramaturgique, mais bon…) et au beau milieu de la narration, voyant que l’action s’essoufle, le personnage du père nous présente scolairement son plan en trois parties (a – l’homosexualité, b – le mariage, c – la filiation) : « On a parlé de l’homosexualité. Mais on n’a pas parlé du mariage. » Cette conduite interventionniste du metteur en scène par l’intermédiaire de son héros frise l’amateurisme et trahit finalement quelques longueurs. Avec Le Mariage, le public a droit aux clichés pathos sincères, aux ressorts dramaturgiques faciles de la tragédie : le couple amoureux, le père qui se fâche, la nana en pleurs, le pater qui fait souffrir, le pardon final. C’est ce qui fait que la pièce paraît un peu longuette, et que Jeener est obligé de rallonger la sauce par une deuxième partie sur le « mariage ». La dramaturgie du Mariage tourne en rond, devient malgré elle un peu bavarde.

 
 

III – L’INCOHÉRENCE PERMISE et CALCULÉE : UNE JUSTIFICATION VOILÉE DE L’HOMOSEXUALITÉ

 

J’ai du mal à croire que Jean-Luc Jeener n’ait pas calculé ces réalismes forcés, ces incohérences. Ou plutôt je crois qu’il s’est coulé lui-même en le faisant exprès, qu’il a coulé « un peu » sa pièce, et qu’il a coulé exprès son héros et son argumentaire pour mieux justifier inconsciemment son propre sentimentalisme bisexuel inavoué/inavouable !

 

Car en effet, tout pousse dramaturgiquement le spectateur à ne pas prendre le parti de l’opposition au « mariage homo ». L’agressivité est du côté du pater familias esseulé. Le « privilège » de la consternation est réservé aux filles, et donc confié au public. Claire fusille son père du regard tout le long de la pièce, joue l’indignation abasourdie « qui se passe de commentaires ». Sous nos yeux, le père se fait lapider verbalement par les deux amantes, littéralement cracher dessus : « Vous êtes un vrai salaud… » (Suzanne) ; « Vieux schnock ! » (idem) ; etc. Dans les répliques, le mépris est toujours imputé au père, soi-disant « prisonnier de ses préjugés judéo-chrétiens » ; jamais aux deux femmes (alors qu’il y aurait largement plus de quoi le leur attribuer !).

 

Et le père arrive malgré ça à flatter la partie adverse, à se faire passer pour le fautif de l’histoire qui doit demander pardon. Il prête à celles qu’il contredit toutes les qualités (ce qui n’est pas le cas dans l’autre sens). Le personnage de Suzanne est auréolé de gloire, d’intelligence, de génie, par exemple : « Elle est malicieuse, ta petite amie. » ; « Vous êtes très observatrice. » ; « Elle a du caractère ! » Jeener place la jeune universitaire comme la « Voix de la Conscience » du Mariage, celle qui se défend bien, qui a du répondant, qui parle cash, qui donne une leçon d’humanité et de sensibilité au « vieil ours mal léché ». Elle est à peine caricaturée comme une jargonneuse Gender ou comme une pauvre thésarde en psycho qui ferait finalement des analyses de comptoir pour justifier ses propres fantasmes identitaires/amoureux.

 

Le père est un personnage d’autant plus agaçant aux yeux du public qu’il a en apparence raison argumentativement, mais qu’il pèche régulièrement par impatience et manque d’écoute (Suzanne n’arrête pas de lui demander de cesser de l’interrompre : pauvre petite chatte…).

 

Jeener donne l’illusion que c’est un débat équilibré puisque le fait que le père soit seul contre deux serait compensé par le double temps de parole qui lui est accordé ainsi que par sa profusion d’arguments plus solides que ceux des deux femmes réunies. Mais en réalité, il fait tenir au père des thèses non pas simplistes, mais inappropriées : c’est-à-dire fondées sur la « Nature culturelle » des choses ou bien sur la « Foi », deux domaines bien subjectifs ou au contraire bien froids, finalement (« Cette rupture sexuelle a été voulue par Dieu. C’est une constante de la Nature. » ; « Le seul intérêt de l’homosexualité, c’est le péché. » ; il cite Sodome et Gomorrhe)… alors qu’en face, du côté du « couple » lesbien, on entend des arguments affectifs et sentimentaux beaucoup plus passe-partout et convaincants pour nos contemporains (= être soi, être libre, s’accepter soi-même, aimer, ne pas se mettre à la place de l’autre, être sympa, etc.). L’argumentaire du père est plus paradoxal et inextricable que celui de la partie adverse. Se mêlent à ses arguments de poids, un aphorisme de bas étage qui les plombe. Son discours repose souvent sur l’anathème insultant et clairement homophobe (« Tous les pédés de la Terre » ; « les pédés et les gouines » ; etc.), sur la présomption de folie (« La folie de cette société » ; « À cause de la folie de ce gouvernement de merde ! » ; « Je ne suis pas totalement stupide. Je me doutais bien d’une folie de ce genre ! » ; il traite régulièrement sa fille et sa compagne de « folles »), sur le refus arbitraire du « progrès » (« Cette société du futur, je n’en veux pas ! » ), sur l’orgueil vidé d’empathie (« Je ne dis pas d’horreurs. Je dis la Vérité. »), sur un déni apparent de réalité (il refuse d’accréditer l’homosexualité de sa fille : pour lui, l’homosexualité n’existe pas en tant qu’identité ni en tant que désir : c’est juste un acte, et donc une pratique ponctuelle et passagère qui doit être banalisée : « Ma fille couche avec des femmes. Ça ne me dérange pas. »), sur une rébellion antigouvernementale qui semble gratuite (« Notre président de la République sape les fondements de notre société. »), sur la promotion d’un amour désincarné entre l’homme et la femme.

 

En effet, le père défend la différence des sexes comme quelque chose de « formidable », qui a reçu la « Grâce de Dieu » (« De toutes les altérités, c’est la plus importante. »). Mais il ne dit pas en quoi elle serait formidable ou importante. Il la fige en principe moral, culturel ou religieux : « C’est la grande loi de Dieu : une femme est une femme, un homme est un homme. » assène-t-il militairement, en citant la Genèse. Il s’exprime comme un vieux gars célibataire et cérébral, qui écrit et intellectualise plus qu’il ne pense à aimer. Il ne parle pas véritablement d’Amour. Et la seule fois où il évoque la différence des sexes couronnée par l’Amour, c’est sur le ton agressif de la révolte (« Un enfant, c’est le résultat d’une nuit où un homme et une femme se sont aimés ! ») ou sur le registre du regret et de l’amour impossible (il a été quitté par sa femme, même s’il prétend toujours l’aimer : « On ne s’entend plus. »). Le père est donc « un peu » mal placé pour convaincre sur la beauté de la différence des sexes aimante… En plus, il aggrave son cas en tenant à divers moments un discours à la Zemmour, pas assez argumenté pour paraître « non misogyne » et non-sexiste aux oreilles d’un public non averti : « Les hommes sont des primaires. Les femmes des secondaires. » ; « Si une société se féminise trop, elle devient dangereuse. »

 

J’avais déjà remarqué dans les pièces de Jeener sur l’homosexualité, que les arguments employés ne sont certes pas les plus attendus ni les plus communs, mais pour autant, ce ne sont pas non plus les plus réalistes ni les meilleurs. Par exemple, dans la pièce Homosexualité (2008), malgré les discours bien montés du supérieur de séminaire, je m’étais fait la réflexion que jamais un vrai prêtre catholique ne parlerait comme ça, ne se comporterait comme ça et n’utiliserait ce genre de démonstrations pour se justifier de ne pas cautionner l’homosexualité.

 

De même avec Le Mariage, le discours paternaliste sur l’homosexualité, tout élaboré et novateur qu’il soit, ne donne pas le meilleur de l’argumentaire d’opposition à la pratique homo ni au « mariage pour tous ». Le père s’excite trop pour que ce soit une saine colère convaincante. On n’a pas affaire à de la vraie haine productive. Pourtant, on aurait été censés avoir toutes les preuves en mains, au niveau de ses mots, de ses arguments et de ses attitudes, pour le penser haineux-à-raison ou souffrant et pour le traîner en procès d’homophobie. « Vous pouvez entendre que tout ça est douloureux pour moi ! » (le père) Mais on n’y croit pas. Parce que Jeener ne suit pas avec son cœur ce qu’il énonce en tant que personnage. Il s’excuse d’être dur tout en ne l’étant pas vraiment puisqu’il valide et décrit explicitement sa dureté (démarche qu’un vrai dur n’aurait jamais) : « Je suis insupportable. Mais j’ai des convictions. » ; « J’exagère un petit peu la forme. Mais pas le fond. » ; « Je suis insupportable. » ; etc. Finalement, il a tout fait pour perdre la joute oratoire, ou la faire perdre au personnage qu’il joue. Il n’a pas orchestré un vrai débat équilibré (c’est une habitude chez Jeener, visiblement, dès qu’il traite de l’homosexualité au théâtre : déjà dans sa pièce Homosexualité, on retrouvait le même schéma « 2 pro-gays contre 1 anti »). Il déblatère des arguments qui semblent n’aller que dans le sens de l’antithèse. Mais de cœur, il semble partisan de la thèse des deux muettes. C’est la raison pour laquelle le personnage de Suzanne répète à maintes reprises au père : « Vous parlez sans sentir. Vous parlez sans sentir. »

 

Le Mariage est une pièce qui laisse la part belle aux arguments du père. Il déblatère ses constructions mentales, et plus à propos que les filles. Mais c’est une illusion d’optique. Car Jeener sait que le blabla est moins vendeur pour un public avide de silence et de discours affectifs simplifiés, qu’une tirade riche et inaccessible. Le dramaturge pèche par bavardage (sa pièce ne serait d’ailleurs pas si bavarde si elle était totalement vraie au niveau du discours). Il a beau avoir raison, il se grille en interprétant l’excès de justification, l’excès de réalisme. Comme un homme qui veut absolument prouver qu’il a raison… parce qu’il n’en est pas si sûr lui-même, et parce qu’il s’attache davantage à « avoir raison » qu’à aimer. En donnant les mauvais arguments (ou pas les meilleurs) à son opposition, même s’il (se) donne l’illusion qu’ils sont bons par leur quantité, il finit par ne pas être crédible, par se faire seppuku en direct, et par justifier la partie adverse. Ce ne sont pas les arguments habituels du débat du « mariage pour tous », certes, mais ce n’est pas les bons non plus.

 

Jeener défend mal son personnage principal et son bout de gras. On dirait qu’il le fait exprès. Comme le « vieux con » désabusé, qui sait qu’il offre des perles aux cochons, qui s’en rend compte et qui lâche cyniquement/tendrement l’affaire. J’ai raison… mais au diable la raison « rationnaliste » ! Ne soyons pas plus royaliste que le roi… Je m’abandonne (à regret ?) à l’« amour » et à la compassion contrariée ! Je m’adapte bon gré mal gré au rythme de mon époque et de mes contemporains qui me font de la peine à s’aimer mal, mais qui me touchent malgré tout dans leur sincérité. Et « c’est mieux ainsi »…  « J’en veux juste à ce siècle, à cette société qui banalise tout. » (cf. phrase finale) Et nous, spectateurs, assistons, médusés, à l’abandon laconique du « vieux réac », du faux guerrier. Nous avons même droit à son mea culpa final : « À vous aussi je demande pardon. » Il dira à sa fille qui veut se faire inséminer qu’il considèrera son enfant comme son propre fils ! C’est « bôôô »… Comme par hasard, le pardon final ne va que dans un sens : du père vers les filles, et non l’inverse. C’est mine de rien une pièce de la contemplation de la repentance de celui qui a raison et qui aurait dû l’assumer.

 

Moi, je trouve ça fascinant et étrange, ce militantisme faussement jusque-boutiste, ce parcours oratoire qui s’arrête avant sa victoire, ou qui retourne miraculeusement sa veste in extremis. À l’image du père et/ou de l’artiste qui n’est pas allé manifester au « Manif Pour Tous » parce que soi-disant « il y a d’autres formes pour défendre ses idées »… mais finalement, ces formes-là, même sur une scène de théâtre, elles ne sont pas davantage assumées et défendues que sur le pavé…

 

À la surprise générale, on lit en filigrane dans Le Mariage une justification par défaut de l’homosexualité, un soutien en demi-teinte. Une des toutes dernières tirades de la pièce est explicite et va dans ce sens : « L’homosexualité est une mort. La mort est belle… sauf qu’elle est moins belle que la vie. » D’ailleurs, le père finit par souhaiter au couple de tourterelles sur le chemin du départ précipité un « bon mariage ! »

 

Déjà, dans sa pièce Homosexualité, le parti pris de Jeener en faveur de la justification de l’amour homosexuel m’avait surpris par son ambiguïté. Même si le prêtre accompagnateur (Paul) du héros (Pierre) s’était bien débrouillé pour démonter la solidité de l’amour entre les deux partenaires homos (Pierre et Julien), je m’étais fait la réflexion qu’il le cautionnait malgré tout parce que jamais un prêtre catholique n’aurait tenu un discours aussi caricatural, et parce que la citadelle argumentative qu’il avait bâtie pour récuser l’homosexualité résonnait elle aussi comme un aveu de faiblesse, un manquement d’amour.

 

Ça m’amuse, avec cette nouvelle pièce jeenerienne Le Mariage, de débusquer également la part de lâcheté et d’incohérence de la démarche artistique de son auteur. Car, comme je l’ai déjà largement expliqué dans mes livres, je lis dans tout relent homophobe une auto-pénitence et une auto-autorisation personnelle de quand même croire « exceptionnellement » à l’homosexualité pour soi parce qu’on n’y croit pas généralement pour les autres. Une part – la plus lucide – de Jeener détruit l’homosexualité, l’autre part – celle qui, dans ses pièces, finit par vaincre même si elle perd toujours la bataille argumentative – la défend. Un aveu voilé d’homosexualité (… ou pas) : « Vous n’avez jamais rencontré de vrais homosexuels. Ce sont des bossus qui riraient de votre propre mariage ! » déclare cyniquement le père – voûté, fatigué et rieur comme un vieux bossu, comme par hasard… – à Claire et Suzanne.

 

Il y a du paradoxe dans les pièces de Jean-Luc Jeener, donc finalement beaucoup de contenu. Ça en agacera peut-être certains, qui y verront une prise de tête inutile, une « masturbation intellectuelle » qui n’attirera pas les foules, un étalage de « clichés » (c’est ce qui est ressorti des commentaires post-pièce que j’ai écoutés discrètement à la sortie du théâtre). Mais d’un autre côté, ça passionnera ceux qui n’essaient pas d’arracher à l’auteur ses intentions partisanes et son didactisme, ceux qui ne cherchent pas à tout prix à répondre à la question « Mais dans quel camp se place-t-il ? Qu’a-t-il cherché à défendre, au juste ? ». Et ça passionnera surtout ceux qui, comme moi, s’affairent à mener le plus loin possible l’enquête de son positionnement moral.

 

Et c’est vrai que même à l’issue de la pièce, on a encore du mal à savoir où Jeener veut en venir. Comme le grand sculpteur de génie qui réalise devant nous une œuvre technique prodigieuse, complexe, fouillée argumentativement, … et puis qui, à peine après l’avoir esquissée, la remet en doute et l’efface. Pour la beauté du geste ! pour la fugacité de l’événement ! pour le caractère éphémère de l’exercice rhétorique ! bref, pour le théâtre ! Et à l’inverse, Jeener sauve par la passion et l’empathie ce qu’il avait pourtant disséqué/détruit méthodiquement pendant une heure et quart avec une honnêteté intellectuelle saisissante, glaçante. Démarche masochiste ? Torturée, tout du moins ! L’artiste expose, concernant l’homosexualité (un sujet qui le travaille !), son propre conflit entre raison et sentiment, entre homosexualité latente et description clinique et désabusée de l’homosexualité pratiquée/identitarisée. Conflit qu’il exhibe tel quel, comme un gosse qui ne prétend pas le résoudre parce qu’il prétend trop le résoudre.

 

La pièce Le Mariage repose donc sur le faux réalisme. Trompe l’œil qui sied parfaitement au théâtre, me direz-vous ! Et je trouve l’exhibition de ce déchirement moral intérieur, de ce combat spirituel et identitaire, tout à fait réussie et riche. Cela mérite vraiment un traitement dramaturgique. Merci Monsieur Jeener. J’aime décidément beaucoup ce que vous faites. Et je ne veux pas que vous mouriez !