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Conférence remarquable de l’écrivain Érick Audouard


 

Je vous conseille d’écouter la brillante conférence d’Érick Audouard au Cercle Aristote. Elle est drôle et vraie (ce qui va ensemble). Ce qu’il dit sur la violence (en lien avec le déni du religieux) de ceux qui se croient « non-violents » est très très juste. J’y découvre la bombe humaine qu’était le père Leonardo Castellani (1899-1981), « détesté des imbéciles », décrit comme un « Isaïe sarcastique » maniant « l’ironie » au service du Christ (« Castellani n’était pas fou mais n’était pas commode. ») Écoutez cette conférence jusqu’au bout. Je la souscris mot pour mot (même s’il est encore question des processus, et pas de la verbalisation du mal – l’hétérosexualité -, ni des concepts employés par la Franc-Maçonnerie). Vous me remercierez.
 
 

J’ai retranscrit moi-même les 41 premières minutes de l’allocution d’Érick Audouard, car je la trouve brillante et pleine d’enseignements. Jugez par vous-mêmes.
 

« Bonsoir à tous

Merci en particulier à Pierre-Yves Rougeyron dont je tiens à saluer la générosité et la largeur d’esprit, des vertus qui ne courent pas franchement les rues aujourd’hui.

Mes compliments sincères aux personnes qui ont eu la curiosité ou l’extravagance de venir ce soir… à commencer par moi.

Avant toutes choses, j’aimerais que je vous sachiez que je ne suis pas universitaire, ni historien des idées, je ne suis pas théologien ni spécialiste de l’eschatologie. Comme il a été dit, je ne suis qu’écrivain. Un écrivain est supposé faire très attention aux mots qu’il emploie. Or le mot « Apocalypse » est sans doute un des mots les plus dangereux qui soient. Leonardo Castellani a donné son avis sur les conférences traitant de sujets dangereux. « Prenez garde avant de prendre la parole en public, disait-il, car il y a de plus en plus de dingues qui se baladent dans la nature, et les risques d’être compris de travers sont énormes. Le mieux, ce serait d’inventer les conférences en silence. » Et il ajoutait : « Les conférences en silence sont les bonnes œuvres. » Bon, manifestement, je ne ferai pas mes bonnes œuvres ce soir, et je ne pourrai pas échapper à tous les malentendus. Mais pour prévenir certains d’entre eux, je voudrais commencer en omettant deux objections contre le titre de cette intervention. Ça commence bien, direz-vous, d’autant plus que c’est ainsi que procédait, pour essayer de penser, les horribles intégristes du très obscur Moyen-Âge. La première objection se trouve dans l’usage abusif de l’Apocalypse pour expliquer toutes nos inquiétudes. La plupart du temps, les délires sur la Fin du monde sont des dérobades, des excuses pour éviter de penser. Si la notion d’Apocalypse ne nous contraint pas à exercer notre raisonnement, c’est un signe flagrant de paresse intellectuelle, et de paresse tout court. Les Témoins de Jéhovah font partie d’un folklore très sympathique, mais il manque de sérieux. Tout comme les théoriciens de l’effondrement global, d’ailleurs, surtout quand ils s’enivrent des malheurs qu’ils annoncent. La seconde objection, c’est le danger d’oublier, comme on le fait souvent, que nous n’avons jamais eu autant d’instruments de mesure et de prédiction. Ces instruments nous fournissent aujourd’hui un nombre presque illimité d’informations sur nous-mêmes et sur les choses qui nous entourent, de sorte que nous avons l’impression de ne plus rien ignorer de ce qui nous menace, depuis notre taux de cholestérol jusqu’à la fonte de la calotte glacière.

Une telle situation engendre ce que j’appellerai faute de mieux, et pardon pour la formule malheureuse, un état d’hypocondrie cognitive, qui engendre à son tour une paralysie de la décision et de l’action. L’Homme actuel s’en trouve affecté comme nul autre type d’Homme avant lui. Dans l’univers techno-scientifique qui est le nôtre, il n’est désormais presqu’aucune réalité, qu’aucun domaine qui ne soit infligé d’un expert ou d’un spécialiste, comme une petite chose malade ou mal fichue. Parler de « Fin des Temps » à l’Homme d’un tel monde, c’est non seulement risquer de le clouer dans son lit, mais de le plonger dans le coma. Il s’agit donc, vous le voyez, d’objections assez fortes et de bon sens. Elles désignent des impasses typiquement modernes et post-modernes, que ce soit dans l’excès d’ignorance ou dans l’excès de savoir. C’est un tout autre chemin que je voudrais esquisser ici en me servant d’une boussole, une boussole adaptée, c’est-à-dire capable d’orienter notre regard dans la confusion et le chaos qui nous cernent d’assez près aujourd’hui.

Cette boussole intellectuelle et spirituelle sera formée par les deux grands pôles que sont les travaux de René Girard et l’expérience vitale de Léonardo Castellani. Je commencerai par deux brefs exposés introductifs. Un premier sur les rapports que nous pouvons établir entre Girard et Castellani, un second sur Castellani lui-même, parce que beaucoup ne le connaissent pas. La troisième partie, plus longue, développera quelques éléments de leurs pensées apocalypticiennes proprement dites, après quoi, si nous sommes encore là, nous conclurons dans la joie et la bonne humeur parmi les ruines de ce monde.

Pourquoi associer René Girard et Léonardo Castellani ? N’ayant pas le temps de détailler leurs parcours, je vais me concentrer sur l’essentiel. René Girard est mort il y a trois ans. Son œuvre est sans doute plus ou moins fréquentée par certains d’entre vous. Celle de l’écrivain et prêtre Léonardo Castellani a peu de chances de l’être. Et pour cause puisqu’il vient tout juste d’être traduit, comme il a été dit, presque 40 ans après sa disparition. En apparence, leurs travaux sont aux antipodes. Ils ne se connaissaient pas, n’utilisaient pas les mêmes outils, s’exprimaient différemment. Placés l’un en face de l’autre, peut-être, voire sans doute ne se seraient-ils pas compris, parce qu’ils ne parlaient pas la même langue ni le même langage. Pourtant, Girard et Castellani ont de grands points communs. J’en donnerai 5. Le premier, c’est que leurs œuvres sont nées d’un saisissement semblable qui est le fondement même de l’étonnement philosophique : l’un et l’autre s’étonnaient du sort de la Vérité parmi les Hommes. Girard écrivait : « La Vérité est extrêmement rare sur cette terre. Il y a même lieu de penser qu’elle devrait être tout à fait absente. » Castellani n’a cessé d’en faire l’expérience. Son œuvre et sa vie toute entière sont marquées par de la résistance de la recherche du vrai, toujours minoritaire, toujours singulière, opposée à la puissance des mensonges collectifs. Deuxième point commun, c’est être des réalistes. Être réaliste, ce n’est pas faire preuve de cynisme mais avoir une conscience aiguë de l’extrême fragilité des choses, à commencer par la fragilité de toute communauté humaine. Et c’est bien sûr croire qu’il y a une réalité, et que notre esprit est fait pour la connaître. Troisième point : ils furent tous les deux de très grands psychologues, de grands connaisseurs de l’âme humaine, de ses passions et de ses troubles. Quatrièmement, et c’est important : ce sont des grands lecteurs des corpus bibliques, des évangiles et des textes prophétiques, en particulier. Ce point doit être souligné car c’est loin d’être toujours le cas chez les catholiques qui n’ont cessé depuis longtemps de lire ces textes, quand ils les ont lus. Je ne sais pas si vous connaissez cette remarque facétieuse de Péguy, qui disait en substance : « Les juifs lisent depuis des millénaires, les protestants lisent depuis Luther, et les catholiques lisent depuis… ma grand-mère. » Enfin, dernier point qui découle du précédent : ils se rejoignent tous les deux dans la profondeur de leur vision des choses. Cette vision était celle de la Révélation. Le terme grec « Apocalypsis » signifie littéralement « Dévoilement et Révélation ». Pas n’importe quel dévoilement. Pas n’importe quelle révélation. Une Révélation qui entraîne la Fin des Temps. La fin du système des choses de ce monde. René Girard et Léonardo Castellani étaient tous les deux aussi très alarmés par la multiplication des crises dans l’histoire, et par l’intensification de la violence. En distinguant l’idée d’Apocalypse de certaines divagations millénaristes, ils ont tenté de montrer de quelle manière elle était opérante ici et maintenant. Ce faisant, ils n’ont pas donné leur interprétation de quelques textes littéraires plus ou moins prophétiques. Ils se sont laissés eux-mêmes interpréter par ces textes. Girard l’a fait selon une méthode critique et anthropologique, Castellani de façon plus théologique et surtout plus existentielle, par son témoignage et son épreuve personnelle du martyre. Pour résumer, permettez-moi une petite anecdote. Il y a quelques semaines, j’essayais, comme ici, d’expliquer au philosophe Guido Mizrahi les concordances que je cherchais justement entre le grand chercheur français et le grand écrivain argentin. Tout à coup, il s’est exclamé : « Ne cherchez plus : L’Apocalypse, Girard l’a comprise ; Castellani l’a vécue ! » J’ai trouvé la formule très drôle. Mais elle est beaucoup mieux que drôle : elle est juste.

Puisque Castellani est inconnu, quelques mots à son sujet. Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le reconnaît à ce signe : que tous les imbéciles sont ligués contre lui. Cette fameuse phrase de Jonathan Swift pourrait suffire à caractériser son destin. En tant que cible privilégiée des imbéciles, il a battu des records. Pour le définir très brièvement, disons que le père Castellani fut un original dans la tradition catholique. Original au sens d’originel, c’est à dire « près de la source ». Entre sa naissance en 1899 et sa mort en 1981 à Buenos-Aires, ce « véritable phénomène humain », comme le qualifia un écrivain européen qui lui avait rendu visite dans les années 50, tout à la fois prêtre, philosophe, poète, critique, romancier, nouvelliste, exégète, prédicateur, théologien, se sera occupé de tous les sujets essentiels. Il aura également reçu plusieurs surnoms, comme celui de « curé fou » ou encore de « prophète incommode ». De fait, Castellani n’était pas fou mais il n’était pas commode. C’était à la fois un contemplatif et un lutteur. Un guerrier. Les images du combat parsèment son œuvre du début à la fin, révélant en lui un fond tout à fait certain d’agressivité transfigurée par la Charité. Ses toutes dernières paroles, à plus de 80 ans, auraient été : « Je me rends. » On ne saurait dire mieux. S’il fut un prophète, il fut un prophète in extremis, résolument antimoderne, mais d’une certaine façon plus moderne que les modernes, notamment parce qu’il était habité par un grand sens de l’humour et de l’ironie. Une sorte d’Isaïe sarcastique, si vous voulez.. Ou de saint Paul. Conscient du caractère totalement insensé voire délictueux de l’exigence chrétienne au regard des standards contemporains, c’est-à-dire des valeurs de bien-être, de confort, de sécurité, qui triomphent aujourd’hui. Un prophète moderne qui était aussi extrêmement conscient de la bouffonnerie de la modernité, de l’impressionnante aptitude de notre époque à parodier et à falsifier tout ce qu’elle touche, y compris et surtout l’exigence chrétienne.

Clarifions tout de suite l’appellation de prophète qui peut être mal comprise. Qu’est-ce qu’un prophète ? René Girard en a donné une description tout à fait factuelle. Le prophète est toujours d’abord un homme idolâtré par la foule enthousiaste. Mais peu après, lorsque la foule se rend compte des conséquences redoutables du message qu’il apporte, elle se retourne contre lui. L’existence de Castellani répond à ces critères. D’abord choyé pour ses dons intellectuels et artistiques, il a été persécuté à cause des implications du message qu’il apportait. Ni sa patrie, ni l’Église en place, n’étaient disposées à entendre son extraordinaire capacité à les définir, et à dire des choses définitives à leur sujet. Il n’adorait pas l’État ou la Nation argentine, mais il aimait profondément son pays, un pays encore jeune mais déjà en perte de substance et d’identité, un pays infecté par le libéralisme, et de plus en plus soumis à la prédation étrangère britannique et yanqui, comme il l’aurait dit, un pays en crise qui voyait fondre à vue d’œil dès les années 40 ce que nous appellerions aujourd’hui sa souveraineté. Pour Castellani, le problème politique n’était pas le problème suprême. Pas du tout. Mais il était l’urgence. C’est à cause de cette urgence qu’à la demande de ses amis de la droite nationale, il consentit un jour à figurer sur une liste de candidats du parti Alianza Libertadora Nacionalista. Mais c’est au prétexte de cet engagement, et de ses critiques à l’égard du clergé local, qu’il fut condamné par sa hiérarchie à subir une très pénible période de réclusion sous surveillance en Espagne et qu’il finit par être expulsé de l’ordre des jésuites en 1949 après s’être évadé. À ce propos, il serait malencontreux que certains y trouvent une confirmation de leur mépris pour l’Église et pour les chrétiens. Il s’agirait d’un contre-sens complet. En effet, bien que quelques-uns de ses frères lui aient infligé des vexations cruelles, Castellani n’est pas le Soljenitsyne des catholiques. Soljenitsyne a dénoncé l’idéal communiste. Castellani n’a pas dénoncé l’idéal chrétien. Au contraire, il a surmonté ses épreuves en y trouvant de nouvelles preuves de la véracité de l’idéal chrétien. Je pense qu’on peut l’associer à cette famille de singularités universelles dont parle René Girard dans Achevez Clausewitz, cette famille d’esprits insoumis qui ont pensé en contre-point des révolutions et des grands bouleversements révolutionnaires du monde moderne. Dans la définition girardienne, ce qui caractérise ces singularités, outre leur absence de compromission avec le pouvoir temporel, outre le fait d’avoir échappé au ressentiment, c’est d’avoir perçu le moment apocalyptique, c’est-à-dire la Vérité radicale en train d’apparaître dans l’affolement en cours. Durant son calvaire, Castellani est parvenu à créer une cinquantaine d’ouvrages au service de cette radicalité. Elle a condamné son œuvre à l’oubli. Et c’est pourquoi j’ai écrit, dans la préface du recueil dont Mathurin a parlé, qu’il avait été maudit et malheureux. Mais nous devrions dire aussi qu’il a été béni et heureux. Parce que c’est une bénédiction et une joie de souffrir avec des yeux et un cœur grand ouvert plutôt que de jouir dans l’indifférence et l’aveuglement.

Abordons maintenant le vif du sujet. Notre monde est en crise. C’est un secret pour personne, j’espère. La question que nous devons nous poser n’a rien de complexe. Cette crise a-t-elle un sens ou en est-elle dépourvu ? S’agit-il d’une vulgaire grippette civilisationnelle dont nous sortirons bientôt ragaillardis, ou d’une aventure plus ou moins terminale ? Bien entendu, chacun des thèmes, des motifs qui vont suivre, ne sont que des amorces de réflexion. Elles nécessitent non pas des nuances – des nuances, nous en avons bien assez, et dans le brouillard, ça ne sert à rien – mais des éclaircissements et des approfondissements que la lecture de nos deux auteurs vous fournira si vous en prenez la peine. Le nihilisme, ou plutôt le pseudo nihilisme contemporain consiste précisément à rejeter la signification de la crise actuelle. Il est deux façons de le faire. D’un côté, il y a la manière pessimiste, qui établit un avis de décès au lieu d’une ordonnance, comme le décrivait Castellani à propos des penseurs qu’on pourrait qualifier de « déclinistes », c’est-à-dire ceux qui jugent que la civilisation occidentale est en train de succomber de cancer ou de vieillesse, comme d’autres civilisations avant elle, et qu’il n’y a plus qu’à regarder le bateau couler. De l’autre côté, il est la manière optimiste : celle des progressistes, qui ne nient pas ces signes, mais qui les prennent pour des accidents, pour des obstacles passagers au progrès indéfini, pour de petites anicroches à l’avènement du paradis sur terre, lequel paradis, comme on sait, devrait être livré un jour prochain à votre domicile par une grande entreprise de commerce électronique dont je tairai le nom (je crois qu’elle est basée à Seattle).

Il ne faut pas chercher à repérer ces deux attitudes dans des camps bien distincts. Castellani disait que cet optimisme et ce pessimisme se trouvaient en chacun d’entre nous, au gré de notre humeur, tantôt euphorique, tantôt déprimé. À l’évidence, les soubresauts de notre époque profondément maniaco-dépressive lui donnent raison sur toute la ligne. La courte phrase que je vais vous lire est extraite d’un texte intitulé : « Vision religieuse de la crise » : « Si l’Homme n’a aucune idée d’où il va, il ne peut y aller, écrit Castellani. Si l’Homme continue à se mouvoir sans savoir dans quelle direction il se meut, arrive un moment où son motus cesse d’être humain pour devenir simple agitation, convulsion et spasme mécanique. » Simple agitation, convulsion, spasme mécanique… chacun de ces termes décrit assez bien de nombreux phénomènes actuels, tant à l’échelle individuelle que collective. Il semble bien que, faute de direction, quelque chose soit en train de cesser d’être humain dans notre Humanité.

Parmi les nombreuses évidences que Castellani nous remet très crûment sous les yeux, il y a celle-ci : nous ne savons plus du tout où nous allons. Si nous ne saisissons pas la signification de la crise, c’est que nous ne saisissons plus le sens de la destinée humaine en général. Il y a un lien très étroit entre ce qui nous arrive, et le fait que nous ayons expulsé toute idée d’une finalité ou d’une vocation, toute idée d’une fin transcendante à notre existence sur cette terre. Nous ne connaissons plus notre but et notre fin. C’est-à-dire notre raison d’être et de connaître. En bref, le paradoxe de la crise que nous connaissons, c’est qu’il s’agit avant tout d’une crise de la connaissance.

Pour illustrer ceci, prenons un des dogmes les plus en vigueur, que vous pouvez retrouver dans la bouche d’un brillant essayiste en vogue, ou dans celle de votre beau-frère informaticien. Le brillant essayiste en vogue formulera le dogme de cette façon : il n’y a pas de nature intelligible par l’esprit, mais un matériel sensible informe, et des cerveaux qui le structurent. Pas de connaissance, donc, puisque pas de connaissance en soi dans les choses telles qu’elles sont. C’est l’Homme et l’Homme seul, or de tout référent objectif, hors de tout ordre fixe, de toute norme et de toute loi immuable, qui leur donne un sens et qui crée du sens. Votre beau-frère informaticien dira la même chose, mais de façon plus sommaire, en usant de la formule magique bien connue : « À chacun sa vérité. » Le problème avec un tel dogme, ce n’est pas qu’il soit une erreur. C’est qu’il mente. C’est un mensonge pur et simple, une aberration doublée d’une complète malhonnêteté. Et il y a une façon assez triviale de le démontrer. Il suffit d’accuser de viol ou de meurtre la personne qui professe ce dogme, et d’attendre ensuite de voir si elle continue à agir comme s’il n’existait aucun référent objectif pour prouver son innocence. En général, tout individu normalement constitué, qu’il soit essayiste ou informaticien, ne tarde pas à jurer sur la tête de sa mère, qu’il est l’objet d’une accusation fausse. Pas relativement fausse, mais objectivement et absolument fausse. Quand la vie réelle montre son nez, le plus dogmatique des relativistes fait appel aux critères les plus dogmatiques du vrai et du faux que son dogme rejette.

J’ai pris cet exemple parce qu’un très grand nombre des absurdités qui pullulent aujourd’hui repose sur ce genre d’hypocrisies manifestes. Pour plusieurs raisons, nous vivons dans des sociétés – je pense surtout aux nôtres, aux sociétés qui sont occidentales – qui ont une tolérance infinie à l’égard de la duplicité. Ce ne serait pas trop grave si nous la reconnaissions comme telle, mais cela le devient quand on cesse de la reconnaître. Alors se forme une illusion, une auto-mystification, dont les dommages sont extrêmes, et pas seulement sur le plan du langage.

En réalité, nous savons tous que les choses vont mal. Mais nous voulons rester en surface, à la superficie. Nous ne voulons pas examiner les causes profondes du mal. Nous restons dans le comment, sans plus nous demander pourquoi. Et nous croyons même avoir effectué une opération hautement rationnelle, en expulsant toute explication métaphysique de notre histoire. Cette mutilation explique en partie l’extraordinaire prolifération de la technique dans notre monde. Avec ses diagnostics superficiels. Avec ses recettes. Ses commandements, qui s’occupent de corriger les symptômes, de les rendre corrects, de les modérer, voire de les effacer, sans jamais identifier l’origine du problème.

Pourtant, contrairement à ce que racontent les croque-morts de l’Occident, ces professionnels du déclin, qui partagent avec les employés des pompes funèbres un certain goût pour les cadavres lucratifs, contrairement à ce que ces aimables corbeaux croient (ou croassent), c’est notre tradition qui est le mieux placée pour penser la crise. J’ai bien dit « notre tradition ». J’ai bien dit « pour penser ». Non pour produire une nouvelle théorie, ou un nouveau système. Car s’il y a bien une véritable fausse information, parmi toutes les fake news qui nous accablent, c’est qu’il y aurait du nouveau dans cette affaire. D’un côté, un intellectuel comme Julien Freund n’a pas tort lorsqu’il déclare que « les nations d’Europe sont en voie de sous développement ». Mais de l’autre, nous avons des raisons de croire que nous disposons des clés pour comprendre les origines de cette évolution désastreuse.

Si les catastrophes en cours nous révèlent ou dévoilent quelque chose, de quelle révélation parlons-nous ? Je m’en excuse par avance, mais me voici maintenant en train de parler d’une chose intolérable pour la plupart des hommes d’aujourd’hui, d’une chose repoussante, même, pour les sages et pour les savants, c’est-à-dire pour le gros des intellectuels qui sont capables d’avaler bien des choses, sauf celle-ci : cette chose intolérable et tout à fait repoussante s’appelle la Révélation chrétienne. Je ne vais expliquer tout ce que contient cette Révélation, n’ayez crainte. D’abord parce que cela dépasse mon magistère ; ensuite parce qu’il y a plusieurs révélations dans la Révélation, et que la compréhension de certaines d’entre elles se trouvent encore devant nous, sans aucun doute. Cependant, il y a une révélation évidente et simple dont il est possible de parler sous l’angle castellianien et girardien : il s’agit de la révélation de la violence à l’origine de toute culture humaine. Les Hommes sont des créatures de nature fondamentalement violente. Les plus violentes de toutes. Des créatures homicides depuis le commencement, qui rivalisent à mort entre elles, et qui n’échappent au chaos qu’en sacrifiant des victimes innocentes. Ce savoir, ce n’est pas le paganisme antique qui l’a produit. Ce savoir, les Hommes ne l’ont pas trouvé tout seuls. Selon le christianisme et la Tradition biblique, les Hommes sont même parfaitement incapables de l’envisager de façon naturelle. De façon naturelle, les Hommes ont tendance à ne pas savoir ce qu’ils font. Et plus ils sont unanimement cruels et meurtriers, moins ils le savent. Figurez-vous qu’il a fallu que Dieu nous envoie son fils en personne pour nous en informer. Et figurez-vous que cela n’a pas suffi. Il a fallu qu’il ressuscite après que nous l’ayons tué. Il a fallu qu’il revienne de la mort pour que quelques pauvres types – pas des philosophes, pas des sages, pas des savants ni des intellectuels – mais quelques individus simples et sans qualité, à peine douze, commencent à réaliser l’énormité du message.

Je le répète : il y a bien des façons d’aborder la Révélation. J’ai choisi la plus blessante, celle que Girard et Castellani ont remise en pleine lumière, car au fond, cette Révélation divine est la plus grande blessure narcissique qu’ait jamais reçue le genre humain. Ce savoir sur notre violence nous fait… violence. Il n’est pas agréable. Il n’est pas sympathique. Il n’est définitivement pas « cool ». En apparence, il n’est même pas très « human friendly ». Comme cette Révélation est la véritable origine de toute démythologisation et de toute démystification, on a longtemps considéré, et certains considèrent encore, qu’avec elle a commencé ce que certains appellent « le désenchantement du monde ». Si l’on pense que le monde était enchanté au temps des sacrifices païens, la chose est vraie. Bien sûr, il ne faut pas exclure les formidables efforts qu’on trouve ailleurs, surtout chez Platon et Aristote, pour débarrasser la connaissance de ses vestiges mythiques. Mais le fait est qu’ils étaient arrêtés par l’utilité politique et sociale des cultes sacrificiels. C’est la Passion du Christ qui a d’abord signé le début de la fin pour le sacré archaïque, parce qu’elle en a dévoilé les fondements.

Ce dévoilement a-t-il réellement modifié les comportements humains ? La réponse – j’ai le regret de le dire – est non. Bien qu’ils en aient tiré un profit sans précédent, les Hommes ne se sont pas réellement convertis. Ayant refusé l’offre et les conditions du Royaume de Dieu, et ne les ayant pas comprises, ou n’ayant pas voulu les comprendre, ils ont continué à se tromper eux-mêmes. Ils n’y sont pas parvenus avec la même efficacité qu’auparavant, mais ils ont continué, ils ont continué, en sophistiquant leur mystification, en essayant de les rendre compatibles avec l’un ou l’autre des aspects de la Révélation. L’aventure a donné lieu à la civilisation la plus puissante que le monde ait connue : la nôtre. Une civilisation qui a combiné le courant judéo-chrétien et le courant gréco-romain, et qui à travers cette combinaison, a connu un développement exceptionnel, en s’affranchissant peu à peu des rites primitifs, de la sorcellerie, des croyances barbares, magiques, une civilisation qui a pu explorer et exploiter l’univers visible, avec de moins en moins d’obstructions, qui a émancipé la personne humaine de la sujétion des tribus, des cités, des empires, libérant ainsi une Voie Royale pour la pensée, pour les arts, et surtout pour les sciences et leurs innombrables applications techniques.

Mais voilà. Malgré quelques magnifiques époques, malgré l’Église, malgré le Saint Esprit, malgré la communauté des saints, cette civilisation n’a pas été évangélisée en profondeur. Elle n’a pas suivi le Christ et ses commandements. Il est donc fatal qu’au cours de leur histoire, en même temps que de nombreux biens leur advenaient, les Hommes les plus civilisés aient libéré toujours davantage la puissance du mal qu’ils portaient en eux. Cette puissance du mal continue à se déchaîner de nos jours. L’idée de l’Apocalypse est qu’elle se déchaînera sans limite. Après une apostasie générale et une immense tribulation, faites de cataclysmes tout autant naturels que culturels, après une persécution affreuse et une guerre de tous contre tous, ponctuées par un dernier intermède peut-être pire encore que la guerre, le Christ reviendra pour mettre un terme à l’autodestruction de l’Humanité et son règne n’aura pas de fin. Telle est l’idée de l’Apocalypse.

Rappelons que cette Apocalypse n’est pas une mauvaise chose. Elle n’est mauvaise que pour les espoirs mondains. Elle n’est désespérante que pour l’excès désespéré de sollicitude terrestre. En soi, c’est une Bonne Nouvelle car elle nous apprend que la Vérité est absolument transcendante, et qu’Elle a d’ores et déjà gagné. Vérité qui travaille malgré nous, en dépit et à cause des efforts que nous fournissons pour la refuser. Plus le refus augmente, plus son règne se rapproche. Voilà ce que notre Tradition nous apprend si nous voulons bien l’entendre. Voilà ce que Girard et Castellani n’ont cessé de nous rappeler. Nous allons examiner maintenant quelques signes des temps en leur compagnie.

La place absolument considérable qu’a prise le divertissement est l’un d’eux. À certains égards, on pourrait dire que l’extension de divertissement à tous les domaines de l’existence est la catastrophe qui cache et qui reflète toutes les autres. À la fin d’un article à la fois très humoristique et très pénétrant sur la culture, Castellani affirmait que l’Homme moderne et soi-disant « civilisé » se retrouve prisonnier d’une terreur semblable à l’Homme des cavernes. C’est pourquoi – dit-il – les gens essaient de noyer l’invisible angoisse qu’ils portent en eux dans les eaux mouvantes et de tant de diversions qu’ils nomment « culture ». Et plus fébriles, plus exaltées, plus excitantes, elles sont, mieux c’est. Et Castellani d’ajouter : « Qu’ils les nomment comme ça leur chante. Pour ma part, j’appelle ça siffler dans le noir, ce qui – on le sait – n’a jamais éclairé personne. »

Après la Seconde Guerre mondiale, l’obscurité s’est aggravée. Et nous nous sommes mis à siffler dans le noir comme jamais. L’ampleur des massacres, le perfectionnement des techniques de mort, couronnées par l’apparition du péril nucléaire, ont rendu envisageable l’autodestruction de l’espèce humaine. Cette perspective n’a cessé de hanter la paix qui a succédé aux conflits. Elle hante notre époque plus que jamais. En même temps que la guerre devenait l’institution permanente de l’Humanité, et alors que les progrès techniques se développaient de façon spectaculaire, la généralisation du catastrophisme a engendré la plus grande production de divertissements culturels et d’euphorisants idéologiques que notre Histoire ait connue. Des divertissements et des euphorisants précisément conçus pour distraire et pour étourdir la terreur de l’Homme moderne ou postmoderne.

Depuis 1945, quantité d’autres périls se sont rajoutés aux précédents : la pollution de l’air et des sols, l’épuisement des ressources, ces nouvelles pestes que sont les maladies dégénérescentes, les changements climatiques, les millions de migrants et de réfugiés. Et que dire de la disparition du droit ? de la confiscation du pouvoir politique et économique par quelques groupes supranationaux ? Que dire de l’eugénisme bio-technologique ? Que dire de l’éclatement de la famille et des institutions primordiales ? Que dire du grégarisme narcissique et de la persécution haineuse au moyen des réseaux dits « sociaux » ? Que dire de l’effondrement des systèmes éducatifs et judiciaires ? de la disqualification du sens commun et du raisonnement logique ? de l’abolition des critères de jugement des productions littéraires et artistiques ? Et que dire du terrorisme ? du ressentiment du Sud contre le Nord ? des guerres ? des rumeurs de guerres ? J’arrête là.

J’ai dit qu’il n’y avait dans notre monde presqu’aucune réalité qui ne soit affligée d’un expert ou d’un spécialiste comme une petite chose malade ou mal fichue. L’incidence de ce phénomène sur la psyché humaine est dévastatrice. Pour l’Homme d’un tel monde, la confiance n’est plus naturelle. La simple énergie nécessaire pour poser le pied par terre fait souvent défaut. Seules des drogues puissantes peuvent l’aider à se mettre debout. Des drogues ou les écrans, ou des idéologies… car les écrans sont des stupéfiants visuels, et toutes les idéologies sont des stupéfiants intellectuels. Castellani a synthétisé cette évidence dans une maxime d’une simplicité géniale : « La religion n’est pas l’opium du Peuple. L’opium du Peuple, c’est l’opium. » Ce qu’il observait, c’est que le besoin d’opium était en train d’envahir le monde moderne comme nul autre univers avant lui, que la demande de divertissement ne cessait d’augmenter, que cette fièvre maniaque de distraction, cette avidité frénétique de diversion et de frivolité, ne débouchaient sur aucun amusement réel, sur aucun loisir véritable, et même sur aucune joie.

Ces divertissements, nous ne pouvons même plus les qualifier de « culturels » aujourd’hui. Car le culturel est en train d’être absorbé sous nos yeux par le technologique. C’est que la technologie remplit bien plus efficacement cette fonction de diversion et de distraction. Elle est plus pure que la défunte culture. Elle ne prétend éduquer ni forger des intellects. La technologie n’a pas que des inconvénients. Elle nous aide, c’est certain. Mais nous aide-t-elle à être meilleurs les uns pour les autres ? Nous aide-t-elle à mieux voir et à mieux comprendre ? Nous sauve-t-elle du néant ? Ou ne serait-elle pas plutôt au contraire, pour le dire à la façon de Blaise Pascal, « ce qui permet aux Hommes de courir sans souci dans le précipice, après avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s’empêcher de le voir » ?

Avec la multiplication des appareillages artificiels, nous voyons vraiment ce que veulent les Hommes et les masses. Si l’une des grandes originalités de notre monde est d’avoir élevé la vulgarité au rang de pandémie, et ça l’OMS n’y peut rien, c’est que le client y est roi et que le roi est nu. Le roi dans lequel vous aurez reconnu l’individu dit « souverain » des sociétés dites « démocratiques », a désormais ce qu’il veut. Il a en tout cas infiniment plus que n’ont jamais rêvé de posséder ses ancêtres. Pour ce roi sans foi ni loi, tout est désormais jugé sous l’angle du plaisant, du facile, de l’agréable. Tout doit devenir divertissant, ou périr. Y compris des choses aussi sérieuses que le travail, le mariage, la famille, l’amour, l’amitié, la spiritualité. Et nous savons qu’il est prêt à sacrifier le Réel pourvu que ses désirs soient satisfaits. Dans une servitude confortable et sans fin. Non seulement c’est ce qu’il veut, ou croit vouloir, mais comme ces petits despotes serviles ne se mouchent pas du coude, il exige aussi que cette servitude confortable soit appelée « Liberté ». Castellani, qui respectait le sens des mots, voyait venir cette perversion dans le langage. Il voyait l’altération que les mots étaient en train de subir dans le but de dissimuler la réalité des choses, réalité qu’il résumait ainsi : « Toutes les destructions actuelles – politiques, économiques, sociales, environnementales, etc. – ne sont que les fruits des destructions spirituelles et historiques qui les ont précédées. »

Je voudrais attirer votre attention sur un autre signe concomitant, qui ne me semble pas du tout négligeable. Beaucoup des divertissements actuels diffusent un imaginaire résolument catastrophiste, horrible, horrifiant, de plus en plus apocalyptique. Cette mode est-elle le fruit du hasard ? Je ne crois pas. Certains voient dans ce phénomène le fonctionnement de la bonne vieille catharsis aristotélicienne. Ils ont raison, à condition cependant de rappeler que toute catharsis se fonde sur un appétit de cruauté, sur une fascination pour la destruction et la mort d’autrui. Ce que Castellani appelait simplement « le goût des sacrifices humains ». Sur ce que Ernest Hello appelait pour sa part, dans une terrible formule, « l’envie de savourer quelque chose qui fasse mourir ».

Pourquoi cette cruauté chez les Hommes ? Pourquoi cette violence ? Curieusement, très peu de gens se posent cette question. Il semble même interdit de la poser aujourd’hui. Après avoir rompu avec toute tradition, ou presque, notre époque se flatte pourtant d’être ouverte et sans inhibition. En réalité, elle est ouverte au déluge du superflu et complètement étanche aux questions cruciales. Toute l’œuvre de René Girard pose la question de la violence et du mal. Elle tente d’y répondre à la lumière du savoir biblique par des hypothèses qui remontent aux origines de l’hominisation. Encore une fois, je vous renvoie à cette œuvre immense que je me garderai bien de résumer. Si elle est encore si peu comprise, c’est qu’elle ne fait pas de cadeau à tous ceux qui, je cite, « se croient non-violents simplement parce qu’ils bénéficient au maximum de la protection des puissances et des principautés ». Castellani, quant à lui, n’hésitait pas à appeler « menteurs » ces non-violents d’opérette, aujourd’hui très nombreux, qui se disent « pacifiques », alors qu’ils ont délégué à des institutions, l’usage de la force nécessaire à leur survie. « Le lâche est toujours menteur, soutenait Castellani, parce que celui qui ne veut pas voir sa propre violence met toute sa confiance dans le mensonge. »

Rien ne rebute autant nos sociétés que de regarder en face le mal et la souffrance. Nous aurions tort d’en être surpris. Ce sont essentiellement des questions religieuses. Et le religieux est le grand tabou de la modernité. Selon Girard, la doxa contemporaine est même devenue une espèce de religion : la religion de l’ignorance du religieux. Il y a quelque chose que nous ne voulons plus du tout voir ni entendre : la responsabilité de l’Homme dans sa chute, la semence de perversité qui habite notre espèce, la permanence voire le renforcement des traces du péché originel en nous, telles que l’orgueil, l’envie, la jalousie, le ressentiment. L’écrivain et chercheur Olivier Rey, qui est un lecteur conséquent de Girard – ils ne le sont pas tous, loin s’en faut – est venu parler ici même de l’oubli du mal comme du fondement de la modernité. En substance, il démontrait qu’au lieu de considérer que le dogme du péché originel essayait de rendre compte et de canaliser le mal et la souffrance, les modernes ont jugé que ce dogme empêchait l’Humanité de concevoir les moyens humains de s’affranchir du mal et de la souffrance, au point d’accuser le christianisme, l’Église, voire toutes les religions, d’être coupables du sempiternel malheur des Hommes.

En bref, les modernes n’ont pas cherché à comprendre. Ils ont cherché à subjuguer ou à supprimer ce qu’ils devaient comprendre. Et comme il est impossible de supprimer le mal et la souffrance, que finit-on par faire ? On finit par supprimer ceux qui le disent, en leur reprochant d’être les agents violents du mal et de la souffrance. On finit par supprimer la condition traditionnelle de notre condition. On finit par supprimer l’Histoire. Prenons exemple de la science et de la médecine qui ont acquis un empire extraordinaire sur nos vies. Cet empire s’explique en grande partie par leur prise en charge du problème moral et métaphysique du mystère de l’être qui se pose à tous les Hommes, s’ils sont Hommes. Nous avons confié ce mystère à la science et à la médecine pour qu’elles nous en débarrassent, pour qu’elles remplacent la question du Salut par des questions de santé. Et ce n’est pas vraiment la souffrance en soi qu’on cherche à éliminer, mais tout ce que la souffrance nous apprend sur nous-mêmes.

Au fond, pour le monde moderne, la Vérité sur la nature humaine ne doit plus être dite. Les dommages psychiques d’un tel déni sont gigantesques. La propagation d’un très grand nombre de pathologies mentales vient du déchaînement ou de la libération du désir et de l’envie, et même de ce qu’on appelait autrefois dans les très funèbres et très ténébreuses préhistoires du progrès, la « concupiscence ». Croire que les Hommes sont capables d’accéder aux délices célestes en évitant toute épreuve et toute sublimation, croire que l’on peut jouir des Béatitudes sans passer par la pratique des vertus ou le respect des commandements, c’est non seulement mettre en péril toute communauté humaine, mais c’est aussi l’autoroute pour Sainte Anne. Castellani disait le plus grand bien de Sainte Anne. « Je dois rendre grâce à la Providence d’avoir passé deux ans en tant qu’interne, non en tant qu’interné, à l’asile Sainte Anne de Paris. Cette remarquable institution m’a permis de progresser considérablement dans ma compréhension du monde moderne. » »