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Les menteurs sincères

Quand Michel Berger, dans sa chanson Ce que la pop music a fait d’une petite fille, écrit : « L’Amour de nos jours n’est plus rien. Peut-être qu’on l’a trop chanté« , il retranscrit parfaitement ce que je pense des chansons actuelles (telles que « Savoir aimer » de Florent Pagny, ou « L’Important c’est d’aimer » de Pascal Obispo) qu’on nous présente comme « belles » alors qu’elles nous parlent si mal d’Amour puisqu’elles Le vident de désir, d’engagement, de volonté, de durée, d’humour, et que, si on s’y penche un peu, elles ne veulent rien dire. Cette platitude sur le discours amoureux n’est pas circonscrite à ces chansonnettes : elle s’étend à l’ensemble de nos contemporains, y compris chez les blasés de l’Amour qui n’ont pas réellement renoncé à cet amour romantique à deux balles chanté par nos artistes populaires. Le plus sidérant dans l’histoire, et finalement le plus drôle, c’est qu’on se fout ouvertement de notre gueule MAIS avec une sincérité que même celui qui se fout de notre gueule trouve belle et émouvante.

 

Les ravages de la sincérité

Les Ravages de la sincérité

C’est bien parce que l’usage amoureux de la sincérité peut maquiller les plus bas instincts humains qu’André Gide l’a maudite : « Que cette question de la sincérité est irritante ! Sincérité ! »[1] Comme le dit le fameux proverbe, « L’Enfer est pavé de bonnes intentions ». En d’autres termes, il ne suffit pas de « désirer aimer », de « rêver d’amour universel », de « penser aux autres » (surtout à ceux qui se trouvent à des kilomètres de nous… pour mieux oublier notre entourage proche) ou de dire qu’on « aime », pour aimer vraiment en actes. Il y a toujours un fossé entre nos désirs et nos actes, et celui-ci s’appelle « liberté », « responsabilité », « incarnation », « confiance », « relation d’altérité ». Si on veut, dans nos fantasmes, le neutraliser, nous nous préparons à faire violence. Nous ne sommes pas les créateurs de l’Amour à nous tout seuls, ni les possesseurs solitaires de la recette de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas. Et plus nous le croyons, plus nous agissons mal. Aucun assassin, aucune dictature humaine, n’agit en vue du mal, même si nos médias nous incitent à le croire en déguisant nos dirigeants politiques en méchants de dessins animés et en personnifiant nos névroses sociales en dangereux serial killers ou en pédophiles. En sincérité, l’homme méchant est toujours « bienveillant en théorie », il défend toujours des valeurs particulièrement positives et libertaires : la sécurité, la liberté, le progrès, la pureté, la diversité, le partage, l’éradication du mal, l’amour, la tolérance, etc. Mais c’est parce qu’il n’a pas pris soin de savoir comment il les défend que ses actes deviennent parfois désastreux. Le mal est très sincère : le seul problème, c’est qu’il n’est pas vrai pour autant. La sincérité, contrairement à ce que notre société nous laisse croire (parce qu’elle applaudit au « potentiel » de l’individu, à ses « capacités », aux « probabilités/sondages », aux « envies de réussir », plutôt qu’aux actes…), n’est pas équivalente à la Vérité : elle peut y conduire, certes, mais seulement si elle est donnée au bon maître. Et si le bon maître n’est pas défini et identifié, chanter la liberté inconditionnelle « sans foi ni loi », vanter les bienfaits de la sincérité et des bonnes intentions, revient à encourager les mauvaises actions. L’être démissionnaire tient facilement le discours de l’intention et de la sincérité pour justifier sa démobilisation : « Peu importe de mal agir, finalement, si j’ai essayé. L’important n’est-il pas de participer ? de cumuler les expériences, négatives comme positives ? J’ai aimé. J’ai été vivant. J’ai voulu bien faire. C’est l’essentiel ! Et je ne donne de leçon à personne, donc je ne laisserai à personne le soin de juger de mes actes ! » Alors à ces apôtres infantilisants de la bonté sincère, artistique, esthétisée, intentionnelle, qui entretiennent en nous les regrets déculpabilisés (les pires, finalement…), on a envie de retirer les lunettes pour les nettoyer, et de leur demander : Après avoir beaucoup parlé de quantité, quid de la qualité ? Et ta Vie alors ? Et les autres ? Et le résultat visible de tes bonnes intentions, t’en fais quoi ? L’Amour n’est pas qu’une affaire de mérite et d’actes, c’est vrai, mais Il est quand même content quand son travail est fait ! Comme les parents étouffants, on peut vouloir le bien de notre fils sans le faire. On peut désirer le bien de l’Humanité, sans y participer. Pour bien agir, il est nécessaire de dépasser le terrain des bonnes intentions. Nos désirs d’amour ne doivent pas se réduire à des slogans publicitaires jolis sans consistance. L’Amour n’est pas qu’intentions, que consentement mutuel ou « petit arrangement à deux (sans la société) », que perception individuelle de la Vérité, que sentiments amoureux. Il est surtout un Mystère extérieur concret qui ne se possède pas, qui vient à nous avant que nous venions à Lui, qui existe bien au-delà de notre logique humaine et de notre perception de Lui. Il est un chemin indiqué par les autres et surtout par l’Amour-même. Il est une Personne révélée, un être humain qui se donne à voir à tout le monde sans exception.

Quand on laisse la primauté à la sincérité, généralement, on a tendance à tout miser sur les émotions, les sentiments, le ressenti, plutôt que sur des choses plus extérieures à notre épiderme et à notre conscience auto-centrée du monde. Dans ces cas-là, on dit par exemple qu’on « aime » quand on est simplement « amoureux » et quand on trouve une chose esthétiquement belle : la sincérité nous fait constamment confondre l’esthétisme avec l’éthique. On bascule dans la sensiblerie sans forcément s’en rendre compte. On programme, en bon bobo (bourgeois-bohème) qui se respecte, ce qui ne se programme pas, à savoir l’improvisation et l’Amour. Tout, selon l’individu qui dissocie sincérité et actes, devrait se faire « sur un coup de tête », à l’improviste, par hasard (il voit le hasard comme un destin), dans un pays lointain et vierge de toute humanité (vive la campagne et l’agriculture biologique !). Le credo du Sincère, c’est de penser le paradoxe suivant : son désir se trouve partout où il ne désire pas. Toutes ces manigances pour créer l’Amour par lui-même n’ont pour seul et unique but que d’évacuer de sa vie le Désir pour lui substituer ses propres intentions. Il ne voulait pas se rendre à telle soirée ? À l’entendre, il va forcément y trouver l’Amour de sa vie ! (et le perdre dans un accident tragique juste après… : c’est tellement plus fort, les amours impossibles, la force des adieux…). Il veut prouver à quelqu’un qu’il l’aime ? Il s’éloignera théâtralement de lui ou/et au contraire s’imposera comme un psychopathe. Il fréquente des lieux virtuels ou de débauche sexuelle, où la spiritualité semble absente ? C’est là qu’il rencontrera miraculeusement l’âme-sœur et la pureté, sans nul doute ! Une idée est défendue sans conviction, sans explication intelligible, sans recherche explicite du Bien, et sans espérance, par un artiste ? Il la trouvera géniale et vraie ! Dans le système de pensée étriqué du Sincère, la Vérité ne se résumerait qu’à l’assouvissement des pulsions, pulsions justifiées du simple fait de se situer dans l’instant, d’être nouvelles, d’être sensibles, d’être individuelles et subjectives. Pour celui qui ne jure que par la sincérité, la Vérité n’est qu’une myriade éclatée de points de vue que l’on ne retrouvera jamais… mais comme il fait de cet éclatement un symbole intentionnel fort d’universalité et d’ouverture aux autres, il en oublie que par son choix de cantonner le Vrai dans le point de vue, il ne recherche plus tellement la Vérité, mais au contraire il L’édulcore dans le relativisme, le « chacun son avis », l’espace confiné de la conscience individuelle/individualiste. Aux oreilles de l’homme moderne qui sacralise la franchise et la nécessité d’être soi-même, cela semble incroyable que l’honnêteté rime autant avec « indifférence » ou « démission ». Et pourtant, ce sont les paradoxes de la sincérité qui permettent à ce point de séparer/faire fusionner les désirs des actes !

Le plus grand film bobo de tous les temps, celui dont la puanteur de la sincérité dégouline de toute part, et qui à mes yeux dit la profonde crise d’idéaux que notre monde occidental déchristianisé traverse en ce moment, c’est bien « Les Chansons d’amour » (2007) de Christophe Honoré ! Le Sincère est un grand déçu de l’Amour, non pas parce qu’il défend concrètement l’Amour vrai et qu’il trouverait des obstacles sur sa route, mais parce qu’il démissionne devant son devoir de recherche active d’Amour, parce qu’il s’attache à détruire ses rêves de Prince Charmant (qu’il attribue sans arrêt aux autres, et jamais à lui-même !) pour prouver par l’iconoclastie qu’ils sont indestructibles. Le bobo sincère est un romantique qui s’ignore, un vrai naïf finalement : il déteste le sentimentaire qu’il veut rester jusqu’à l’agonie finale éternelle. Pour lui, l’amour et la mort se confondent en une seule et même icône sacrée : lui-même ! « Lui-même » qui n’est autre qu’une veuve-châtelaine qui sera passée éternellement à côté de l’amour toute sa vie parce qu’elle aura gaspillé son temps à « désirer aimer » (Pour la petite note gay friendly, amusez-vous, si vous voulez, à relever dans les chansons de Mylène Farmer toutes les occurrences faites au « désir d’aimer » : c’est assez marqué, ce discours de Miss France désabusée, dans nos productions fictionnelles homosexuelles…).

Il y a quelque chose de la Drama Queen se complaisant dans la comédie de l’artiste maudit, chez cet homme de la sincérité. Comme il ne voit la réalité et ses actions qu’à travers la lorgnette de ses bonnes intentions, il n’arrive pas à comprendre que ce n’est pas tant ses intentions, ses désirs de bien faire, ses idées (en soi indiscutables : « Il faut respecter la différence. » ; « L’amour n’a pas d’âge puisqu’il est éternel » ; « L’important, c’est d’aimer l’autre dans sa singularité et tel qu’il est. » ; « Aimer, c’est tout donner, et faire ce que l’on veut. » ; « L’essentiel, c’est la communication. » ; etc. : très bien, après tout !), qu’il doit remettre en cause, mais bien son application personnelle de ces beaux principes, ainsi que l’idée erronée qu’il s’en fait. Par exemple, « Tout donner » n’a jamais impliqué, en acte, de se laisser vider son compte en banque par son amant. « Donner de la tendresse » n’a jamais encouragé à l’infidélité, à la luxure, ou à la prostitution. « S’accepter soi-même » n’a jamais induit la caricature du coming out (quand on est homo). « Donner sans rien attendre en retour » n’a jamais signifié la soumission en amour, ni annulé la demande d’engagement que l’on fait à l’autre pour le responsabiliser. Se débarrasser de son surplus d’argent en s’imaginant faire preuve d’une incroyable générosité, ou porter un ruban rouge au nom de la lutte contre le Sida, ne sont que des pastiches de solidarité si on ne donne pas de sa personne, de son temps, et qu’on ne s’adresse pas concrètement aux personnes qu’on prétend aider et aimer. Est-il besoin de dire ces évidences ? : L’Amour n’est pas que des mots, l’Amour n’a rien de confortable, de rose, de rassurant, d’évident, de certain : Il requiert un don de soi qui n’est pas facile, une action qui nous arrache de notre fauteuil et à notre propre paresse, une compassion qui coupe net le robinet de nos larmes d’émotion déplacées ou excessives. Il réclame des fruits, des vrais ! Il appelle à un choix entier… même s’il ne l’impose jamais. Le paradoxe de l’Amour se situe bien là : dans sa fragilité-force.

Obsédé par l’idée d’originalité, de naturel, ou de « bon goût » (voire de « bon goût du mauvais goût »), au détriment du respect des autres, le Sincère est un dandy parfois désarçonnant, difficile à vivre et à contenter, pervers dans ses agissements. Elle est insupportable et touchante à la fois, la comédie théâtralement sincère (tous les termes de cette périphrase comptent) du séducteur bobo sincère ! On le voit pleurnicher sur les chansons de Barbara, en étant persuadé d’être le Roi du Bon Goût (donc de l’Amour, selon lui !) que personne ne comprendra… sauf ses amant(e)s de passage. Il nous regarde avec ses yeux de chien battu, soupirant contre la cruauté de la vie qui ne l’aurait pas épargné, persuadé de la profondeur sacrée de ses silences qui ne sont souvent que des vides. On a toujours l’impression, quand il nous parle, qu’il se prend pour une Reine-mère qui dirait des phrases hyper belles qui vont faire date, qu’il va clamser dans la minute (« J’m’en sens pas bien… Et si je vous dis que je vous aime ?… » ; « Je me rappellerai toujours de la première fois où je t’ai vu et où tu m’as dit… etc. etc. » susurre notre malade imaginaire d’une main tremblante et avec une émotion travaillée), qu’il parle comme s’il rédigeait à tout instant ses mémoires… (y compris quand il nous demande le sel !) C’est ridicule. Oui. Complètement naze même. Mais tellement sincère !

Morale de l’histoire : Il ne s’agit pas de diaboliser la sincérité. Celle-ci n’est qu’un outil qui, s’il dessert concrètement un mauvais acte, est un poison, mais qui, s’il est au service d’une relation durablement constructive et d’un Amour reconnu comme plus grand que soi, est une bénédiction. Nous n’avons pas à simplement désirer l’Amour, pas plus que nous n’avons à faire l’Amour (quelle horreur d’expression que celle de « faire l’amour »… : elle ne choque pas le Sincère, mais elle devrait pourtant nous choquer tous ! L’Amour ne se fait pas : Il s’accueille.). Nous avons juste à participer humblement, concrètement, et énergiquement, à Son Action.


[1] André Gide, Les Faux-Monnayeurs (1925), Éd. Gallimard, Paris, 1997, p. 84.