La mort de Jacques

Pendant l’été 2002, je suis allé à un week-end aux bords de la mer – à Préfailles, plus exactement – organisé par l’association gay Tonic’s. Réservé exclusivement aux hommes gay ! Nous étions une cinquantaine dans un grand gîte. L’ambiance était donc forcément propice à l’ennui et au baisodrome… Ça ne m’a pas empêché d’y venir : j’étais entouré de ma bande d’amis, et nous étions la vitrine de jeunes beaux garçons encore inaccessibles. Parmi les participants, il y avait un homme d’une soixantaine d’années, assez isolé. Je me suis donc mis en face de lui pour le premier repas, et ai entamé la conversation. Il s’appelait Jacques. Nous avons discuté un petit moment tous les deux. Nous partagions un point commun : la foi catholique. Mais lui me confiait, un peu angoissé, qu’il souffrait d’un écartèlement entre ses convictions religieuses et ses pulsions, entre ses idéaux profonds et une sexualité qu’il qualifiait lui-même de « compulsive ». C’était un homme très crispé dans sa manière de s’exprimer, qui souriait difficilement. Quelques mois après notre courte entrevue, j’ai appris que Jacques était mort. Il a été retrouvé assassiné chez lui, dans son appartement à Angers. La nouvelle de sa mort, évidemment, m’a fait froid dans le dos… mais c’est le vent de panique qui a soufflé dans le « milieu homosexuel » angevin que j’ai trouvé risible et instructif. J’ai appris beaucoup sur ce qu’est la réelle homophobie à ce moment-là. En effet, au départ, comme personne ne connaissait le fin mot de l’enquête, toutes les hypothèses, même les plus abracadabrantes, sont devenues plausibles. Jacques, qui de son vivant n’intéressait pas grand monde, est soudain devenu, une fois mort, digne de porter la palme du martyre parce qu’il se transformait, sans qu’on n’ait eu aucune preuve pour appuyer la thèse du crime homophobe, en « Parfaite Victime de l’Homophobie ». La police s’est rendue au local de Tonic’s pour interroger quelques adhérents. La nouvelle de cette mort macabre insoluble commençait à se propager comme une traînée de poudre. Quand ils m’annonçaient la nouvelle, mes propres amis gay me regardaient droit dans les yeux, avec une inquiétude presque drôle vue de l’extérieur, l’air de dire : « Tu te rends compte, Philippe… Il y a un tueur en série qui s’attaque spécifiquement aux homos dans Angers… C’est horrible… On va tous mourir… » Issue de l’enquête : il a été prouvé que Jacques a été étranglé par un de ses amants qui voulait le délivrer de son désespoir. Bizarrement, une fois le crime élucidé, plus personne n’a reparlé de cette histoire. Aucune réflexion sur l’homophobie en tant que processus typiquement homosexuel et hétérosexuel n’en est sortie. Ce qui comptait, c’était de se faire peur et d’extérioriser l’homophobie, de l’altériser pour ne pas la comprendre et la reconnaître comme possiblement nôtre. Dans l’indifférence quasi générale, Jacques a été manifestement instrumentalisé pour nourrir des peurs, satisfaire des egos … et pour finir jeté dans l’oubli. J’écris ces quelques lignes afin qu’il ne soit pas totalement mort pour rien.