Le cadeau empoisonné de Wim Wenders au Pape François


 

Il a des cadeaux qui n’en sont pas vraiment, parce qu’ils ne servent pas la Vérité ; et qui peuvent également être reçus et honorés par politesse, alors qu’il eût mieux valu les refuser. C’est exactement ce que je pense du film « Le Pape François : un homme de parole », sorti en salles aux États-Unis en mai dernier et en France le 12 septembre 2018, gentiment offert par le réalisateur allemand Wim Wenders au Pape François, et poliment reçu et personnalisé par le Saint-Père lui-même puisque celui-ci y intervient directement (en « Face Time »). Cette mise en scène de remise-réception de cadeau agace les opposants au Pape (qui n’hésitent pas à traiter Wim Wenders de « lèche-cul », et le Pape de « dictateur » ayant construit sa propre propagande personnaliste), fait sourire jaune les quelques défenseurs du Pape (qui n’iront même pas voir le joli film enrubanné). À moi, elle me fait peur. Car j’y vois un piège autant qu’une funeste annonce de la mort définitive de la papauté terrestre.
 

Pourquoi ce film piège le Pape François ?

Ce film est un piège parce que c’est un mirage embelli de la réalité
 

Concrètement, aujourd’hui, le Pape n’est pas applaudi. Et loin de là. Comme dans un carnaval – et notre monde est en train de se transformer en véritable festival de blasphèmes généralisés, de travestissements, et d’offenses à Dieu –, il ne faut pas oublier que le roi, célébré un temps, finit piétiné, voire immolé. L’engouement papal mondial n’aura duré que cinq printemps, et est révolu. « Cinq. Cinq années à vivre. Pas une année de plus. » (c.f. la chanson « Cinq » du Clergyman dans la comédie musicale La Légende de Jimmy)
 

 

La preuve, c’est que la semaine même de la sortie du film de Wim Wenders, j’étais quasiment le seul dans la salle de cinéma, alors que pourtant, je me trouvais à Paris. Dès son entrée en scène, ce documentaire ne fait que peu d’entrées, se fait défoncer par la critique, et ne trouve pas son public. Il appartient au passé. Wim Wenders affiche sur grands écrans des foules agglutinées autour du Pape… alors que dans les salles, pas un chat ! Ce film arrive déjà trop tard, ne correspond plus à la réalité de terrain de l’Église et du monde, à la réalité de l’opinion publique, particulièrement inconstante et capricieuse : un jour le Pape est applaudi parce qu’il est étiqueté « gay friendly », le lendemain il est brûlé en place publique et traîné en procès d’homophobie parce qu’il fait le lien maladroit entre homosexualité et psychiatrie. Le documentaire « Le Pape François » est donc un film crépusculaire ; et à peine sorti, il est déjà périmé. Wim Wenders à la fois semble en avoir conscience, puisque l’incipit du film est empreint d’une forte teinte apocalyptique, et l’ignore car il ne souligne pas la gravité de la situation ni le danger concret (danger de mort et de persécution) qui guette le Pape et l’Église. C’est donc un film optimiste dans toute sa splendeur : positif, déprimé, déconnecté du réel… et même du Pape !
 

Ce film est un piège parce que le Pape François n’est pas aimé pour les bonnes raisons
 

En dépit des apparences, le film « Le Pape François » n’est pas un hommage. Il a tout l’air de la dédicace d’une groupie bobo soixante-huitarde, qui a célébré « pudiquement » et « nostalgiquement » une image d’Épinal d’un souverain pontife humaniste engagé qui n’existe pas tel qu’il est fantasmé. Wim Wenders se dit « chrétien œcuménique » : « Moi, Wim Wenders, j’ai quitté l’Eglise catholique en 1968 et n’y suis jamais revenu. » Son documentaire résonne comme un discours-fleuve sentimental déclamé à un mariage, ou comme une déclaration d’amitié échangée sur un agenda de collégien (griffonné sur papier recyclé, évidemment). Il exprime la nostalgie d’un ex-enfant de chœur encore un peu attaché à l’Église Catholique par le souvenir, mais qui ne L’accueille pas. Il semble l’œuvre d’un artiste contemporain vieillissant, qui ne fout plus du tout les pieds à l’Église, mais qui est toujours attaché à un reste de traditions et à ce qu’il appelle les « valeurs du christianisme », qui parvient encore à se laisser éblouir par le charisme médiatique et le rayonnement politique d’un homme d’Église aussi simple que le Pape François, et qui finalement s’est fait plaisir en interviewant une personnalité atypique.
 

Le film de Wim Wenders se situe dans la lignée des films pro-Pape construits par des réalisateurs bobos qui ne sont pas catholiques mais qui ont une admiration distante et une bienveillance reconnaissante envers lui. Je vous renvoie à ma critique du film latino-américain « Pape François » (2016) de Beda Docampo Feijóo et Eduardo Giana (cent fois plus catastrophique que le reportage de Wenders, il faut le reconnaître).
 

En fin de compte, nous, catholiques, sommes responsables d’avoir délégué à ces réalisateurs bobos le traitement cinématographique de nos propres chefs. Nous avons abandonnés ces derniers, et avons laissé les autres parler de nous et de nos parents dans la foi, opérer ce ravissement. Nous en paierons les pots cassés.
 

Nous nous sentons aussi, bizarrement, désavoués par nos pasteurs et par le berger en chef. Après avoir vu le docu-fiction de Wim Wenders, on ressort avec la même impression « malaisante » (comme disent beaucoup de jeunes d’aujourd’hui) d’un énième hommage raté… d’autant plus malaisante que là, c’est le Pape lui-même qui a participé à la construction de sa propre caricature, puisqu’en gros, il ne s’agit plus d’un biopic, mais d’un documentaire où quatre entretiens de deux heures ont été réunis – avec le Pape François s’exprimant « face-caméra » en nous regardant droit dans les yeux – pour en faire un film. Avec ce documentaire, on a dépassé le stade de la selfie. Maintenant, le Pape nous parle via une conversation Skype « améliorée » et « professionnalisée ». Wim Wenders a organisé une sorte d’opération charme, un speed-dating filial, un grand oral les yeux dans les yeux. Le Pape s’est fait prendre au jeu de l’« intimité grand public », et avec son propre consentement. Suprême confusion : on ne sait plus qui croire tellement témoin et ravisseur semblent marcher main dans la main. Et visuellement, ça marche. Le résultat est réussi. Quoi en penser ? À quel sein/saint se vouer ? C’est très difficile de répondre. Quel bordel…
 

 

Ce film est un piège parce que les propos papaux retenus ne sont pas les plus profonds ni les plus pertinents
 

Wim Wenders n’a retenu du discours du Pape que les phrases les plus convenues et simplistes : « La solution pour régler les conflits familiaux, c’est l’Amour » « Vive les différences » « L’argent ne doit pas être notre maître » « Agissons ensemble », « Sauvons la Planète », « Il faut partager », etc. Franchement, le Pape a autre chose à dire. Notamment sur Jésus et sur les vérités de dogme. Notamment sur la Bonne Nouvelle à annoncer aux pécheurs. Il y a des urgences à traiter, des thèmes importants à aborder, des vérités sur des sujets polémiques et incompris (tels que l’homosexualité ou le célibat sacerdotal) à dire. L’heure n’est plus aux sophismes et aux aphorismes.
 

L’image faussée que Wim Wenders a construite autour du Pape François (même s’il dira qu’il n’a rien construit du tout et qu’il est resté fidèle à ce que le Pape a bien voulu transmettre), c’est celle d’un homme touché par les injustices terrestres, luttant contre les exclusions, prenant position en faveur des pauvres. Le Pape audacieux. Le Pape des exclus. Le « petit Père ». Le Pape-frère. Le Pape-pote (qui raconte des blagues tordantes). Le Père-du-Peuple. Le Pape-Conscience-de-l’Humanité. Le chantre de concepts humanistes et communistes débiles (« le Bien Commun », « l’Amour », « les différences », « la Maison Commune », etc.).
 

 

Dans le film de Wenders, le Pape est envisagé comme un militant, un défenseur de la culture, de la Nature, de la Terre-mère (« Pachamama » et tout le bordel ésotérico-régionaliste), de l’Humanité, d’un naturalisme écologiste, d’un équilibre migratoire et démographique égalitaire, d’un humanisme intégral. C’est un conseiller en ressources et en relations humaines. D’ailleurs, le terme « Homme » est répété je ne sais combien de fois dans le film (le compteur a explosé !). Au final, on conserve l’image d’un Pape centré sur la Création et pas tellement sur le Créateur. En bon gauchiste qui se respecte, Wim Wenders a versé dans le naturalisme (culte anthropomorphique de la Nature), en établissant à certains moments une claire corrélation entre Humanité et catastrophes naturelles. Il nage en plein panthéisme moniste.
 

Il a finalement fait de François un Pape matérialiste, axé sur le corps et le matériel (et non sur l’âme, sur le Salut ou sur Jésus). Un promoteur d’un « style de vie », d’un « art de vivre », d’un savoir-être (« savoir écouter », « savoir rire », « savoir jouer avec ses enfants », etc.), d’un « modus vivendi » (le Pape emploie lui-même l’expression), d’un discours de la méthode (proche du discours de la décroissance adopté par la revue catho-bobo Limite). « Avec cette vie accélérée, on oublie les gestes les plus humains. » ; « Parents, jouez-vous avec vos enfants ? » ; « Tous, nous pouvons vivre avec moins. » ; etc.
 

 

On entend le Pape donner des conseils pour mieux vivre et s’aimer en famille, pour préserver la planète, pour dialoguer, pour vivre heureux. POUR POUR POUR. Toujours l’intention (d’agir, de parler). Comme je l’écris dans mes livres Les Bobos en Vérité, et aussi Homo-Bobo-Apo, le propre du boboïsme, c’est de s’attacher aux intentions, aux mots – bref, de tomber dans le nominalisme (cette idéologie franc-maçonne qui croit que la réalité peut être déformée par les mots, nos désirs, nos intentions, notre sincérité, nos convictions, notre volonté) et la franchise (le pilier idéologique de la Franc-Maçonnerie). Le Pape est transformé en diffuseur de conseils pratiques « pour les nuls », en petit guide vocal pour mieux vivre et mieux aimer, en story-teller vaguement philosophique et théologique.
 

Comme s’il n’était pas descendu assez bas, en plus de lui faire exprimer des phrases très convenues, Wim Wenders a filmé le Pape en train de tenir des argumentaires incomplets, incorrects (« Qui suis-je pour juger ? ») voire carrément pas justes (« L’Amour de Dieu est le même pour tous. » : c’est faux. Ce n’est pas parce que l’Amour de Dieu est donné et se dirige à tous qu’il n’est pas particulier et différent pour chacun). Le Pape ne règle pas les questions les plus brûlantes (et en particulier celles de l’hétérosexualité et de l’homosexualité). Et ça, au lieu de le servir, ça le décrédibilise. Je rappelle que l’injonction « à ne pas invoquer le nom du Seigneur en vain » est un des commandements du Décalogue. Et c’est malheureusement le contraire qui se passe dans le film de Wim Wenders.
 

 

Le réalisateur des « Ailes du Désir » semble avoir pris ses désirs pour des réalités. Il n’a gardé du Saint-Père que le discours populiste d’apparence franc-maçonne, en lui faisant défendre un communisme de la construction (je rappelle que la Franc-Maçonnerie repose principalement sur trois lexiques : la lumière, l’architecture et l’humanisme intégral) : « Nous ne pouvons construire l’avenir qu’ensemble. » ; « Nous avons tant à faire, et nous devons le faire ensemble. » ; « La lumière prévaut sur les ténèbres. » On a même droit à des images de Fiat Lux, le festival franc-maçon projeté en 2015 sur Saint Pierre de Rome au Vatican ! L’hétérosexualité (culte des différences) occupe également le haut du pavé : « C’est notre diversité qui nous rend plus fort. » (un astronaute au Pape) ; « Les différences nous font toujours peur mais elles nous font grandir. Elles sont le progrès de l’humanité. » (Pape).
 

Le Pape François a été dépeint plus en serviteur de l’Homme que de Jésus. D’ailleurs, Jésus est très peu nommé. La Vierge Marie est également peu montrée (La retransmission des images du Pape François à Fatima sont assez signifiantes : la Vierge n’a aucune place). Les prédécesseurs du Pape sont peu montrés (excepté saint François d’Assise) : le Pape émérite Benoît n’apparaît quasiment pas. Sous le prisme de Wenders, le Pape François a été carrément amputé de son lignage apostolique, a été isolé sous prétexte d’être mis en gros plan et honoré. Mine de rien, on a l’image d’un Pape seul (face à une foule). C’est perturbant.
 

Ce film est un piège parce que les propos du Pape François sont déformés
 

 

Un exemple tout bête de trahisons « involontaires » de Wenders, dues à l’absence d’éducation religieuse et de formation intellectuelle sur les définitions de mots : le sous-titre de l’affiche française « L’espoir est un message universel » n’est pas fidèle à ce que dit le Pape. Effectivement, dans le documentaire « Le Pape François », j’ai bien entendu, le Saint-Père ne parle pas d’espoir mais bien d’Espérance (« Esperanza » en espagnol). L’Espérance, contrairement à l’espoir qui est un vague optimisme éventé, une « positive attitude » combattive de principe, comprend la foi en la Résurrection du Christ après la Croix. Le documentaire de Wim Wenders, n’exagérons rien, n’est pas dénué de gravité, et n’est pas un film totalement naïf. Mais c’est avant tout une œuvre optimiste. Et l’optimisme est, contrairement aux apparences, la balle que se tire le monde dans le pied parce qu’il nie la réalité déjà effective de la Résurrection du Christ. Je voulais juste relever cet exemple de déformations langagières que Wim Wenders a opérées en trahissant la pensée du Pape. Mais il y en a bien d’autres.
 

 

En outre, les discours du Pape et les images d’archives choisis par Wim Wenders, en plus d’être coupés au montage, sont sentimentalisés, théâtralisés, à l’excès. On a droit à une surenchère de musique d’habillage, à une exhibition des effets et des réactions des paroles du Pape sur les visages en gros plan l’écoutant avec passion. De surcroît, ces réactions de spectateurs sont complètement artificielles puisqu’elles sont montrées en décalé, en différé, par rapport à la temporalité de l’énonciation « en live » du discours papal : cela rend comme les montages retravaillés et photoshopés des émissions de télé-réalité telles que la X-Factors, America’s Got Talents, The Voice, ou dans certains concerts/remises de prix/spectacles de magie, misant à fond sur l’émotion. Wim Wenders a voulu démontrer que le Pape émeut, fait rire, fait pleurer, fait réfléchir, est bon et altruiste, touche tout le monde. Il filme une foule enthousiaste, qui rit, médite, court après la Papamobile (de seconde catégorie), se lève en standing-ovation dans un hémicycle nord-américain, etc. En ce sens, même si Wim Wenders ne l’assume pas, son film est publicitaire, propagandaire. Et le Pape François est un peu responsable d’être rentré dans ce narcissisme flatteur de l’altruisme (Jésus, lui, quand il aidait les autres et allait visiter les malades, refusait les caméras, renversait les micros des marchands du Temple, sommait les personnes qu’il guérissait de ne rien rapporter). Force est de reconnaître que le souverain pontife, en participant directement au film de Wim Wenders sur lui, n’a pas eu cette sagesse, cette prudence et cette humilité. C’est une maladresse objective dans la communication. Il donne des bâtons pour se faire battre.
 

 

La papolâtrie de Wim Wenders s’observe en particulier dans le nominalisme qu’il a mis en place dans son reportage. Par nominalisme, je veux parler de la glorification des mots (au détriment du Réel qu’ils sont censés nommer et servir). Et il est fort probable que Wim Wenders ne s’en soit même pas rendu compte. Tout le long du documentaire, le Pape est réduit à un mégaphone, à un discours, à un enregistrement vocal, à des mots, à une oralité… et non à une personne (la personne du Pape, déjà, et surtout la personne du Christ que le Pape est censé représenter). C’est une mise en scène d’oralité. Même si, fort heureusement, le Pape François possède cette force et cette humilité surnaturelles qui l’empêchent d’être spectateur de lui-même ou de tomber dans le narcissisme du leader qui s’écoute parler, du priant qui s’observe prier, en mordant à la mise en scène de sa propre sincérité (au passage, ça m’a toujours sidéré, chez le Pape François, la conservation de son humilité et de sa simplicité, a fortiori dans le contexte surmédiatisé qui est le sien, où ses moindres paroles et gestes sont épiés et gravés sur pellicule), finalement, il n’a tout de même pas pu échapper au narcissisme personnaliste de la démarche cinématographique de Wim Wenders.
 

En lien avec cet écueil narcissique de la surévaluation des mots, je me suis gentiment arraché les cheveux pour traduire en français le titre du film de Wenders « A Man of his Word », car selon moi, la traduction la plus évidente « Un homme de parole » n’est pas assez forte pour rendre l’idolâtrie nominaliste que l’expression recèle originellement. Au départ, j’aurais traduit par « François par François ». Puis « Cet homme est sa Parole » ou bien « est son Verbe » me paraissait une meilleure option. Au bout du compte, grâce à l’aide d’amis sur Facebook, je trouve que la traduction la plus fidèle à l’esprit du titre anglais, c’est « François, Verbe incarné ». Wim Wenders ne met pas seulement le Pape à la place du Créateur des mots (le Père), mais également à la place des mots et de l’énonciateur des mots (le Fils). Et je dirais même à la place de l’Esprit Saint : à plusieurs reprises dans le film, il est dit que le Pape « inspire » le monde entier ; et dans la bande-annonce anglaise, on nous signale que « Les mots du Pape inspirent le monde », qu’ils sont ferments d’unité : « No matter what divides us : his words unites us. » (traduction : « Peu importe ce qui nous divise : ses mots nous unissent. »). Le Pape nous est vraiment présenté comme LE Prophète, LA Bible. Euh… comment dire… n’en faites-vous pas un peu trop, là ?
 

 

Le Pape est transformé en voix-off. C’est pourtant bien sa voix, ses vrais discours, prononcés dans un contexte historique daté, que le spectateur entend. Mais pourtant, ce n’est plus lui. Il s’agit en réalité d’un copier/coller, d’une voix magnifiée, fétichisée, presque dépouillée de son contexte, de son incarnation et de sa profondeur, comme dans les insertions audios « brutes » d’un Martin Luther King ou d’un Nelson Mandela, qu’on nous sert actuellement dans les concerts pour conforter/bercer la bien-pensance collective (c.f. l’insert de la voix de Mandela dans la chanson « Noir et Blanc » des Enfoirés 2014 à la 2’54, que le public s’est forcé à applaudir poliment). Il y a un décalage – écoute en différé – entre l’émission du discours ou les paroles du Pape et les portraits émus et éplorés en gros plan (c.f. je vous renvoie à mon code « Mosaïque multiculturalistes » dans mon livre Les Bobos en Vérité). Wim Wenders nous présente en réalité un faux « Pape direct » : il enrobe le discours de ce dernier de plein de fioritures (violons, chorale…), propose une mise en scène de simplicité, de dramaturgie « épurée ». On a finalement affaire à un documentaire carte-postale, à un clip avec la voix-off du Pape pour décorer. On est encore loin du TransCalment ou de l’annonce de la soi-disant « sortie du disque du Pape Jean-Paul II ». Mais on glisse vers une instrumentalisation sincère et solidaire, autrement dit bobo.
 

Sans compter que toute la bande originale du film, signée Laurent Petitgand, bénéficie de la collaboration de la figure de proue du monde musical bobo : Patti Smith. Par exemple, la chanson du générique final, intitulée « These Are The Words » (« Ce sont les mots »), est bobo à souhait. C’est un mélange de Adèle et de spot de téléphonie mobile (vous savez, le « hey hey » insupportable de Free). Puis, comme Wim Wenders a un faible pour le populaire latino (il avait déjà réalisé il y a quelques temps le film « Buena Vista Social Club » : Télérama avait a-do-ré) et qu’il a voulu cette fois faire un « discret » clin d’œil aux origines sud-américaines du Pape, il a réussi à caser une chanson de Mercedes Sosa, autre diva bobo (aux côtés de Lana del Rey ou encore de Cesaria Evora). Les musiques de fond habillant « Le Pape François » sont très world, font très chants ésotériques super-primitivistes. Bien entendu, pour entendre de la musique sacrée, ou le répertoire vraiment catholique, vous pouvez toujours vous brosser. Même la Misa Criolla n’y figure pas.
 

Ce film est un piège parce que trop de réalisme et d’intentions tue la Vérité
 

Cette déformation et scénarisation des propos du Pape est d’autant plus navrante et scandaleuse que le film de Wim Wenders, comme toute production bobo, a une prétention réaliste : il se présente comme un documentaire ; il nous sert des images d’archives « authentifiant » le propos ; le Pape en personne s’exprime face à nous, en caméra directe. Difficile de faire plus « authentique » ! La vraisemblance, la sincérité et la simplicité sont clairement recherchées par le réalisateur. Et en même temps, ce naturalisme est romancé. Wim Wenders a mêlé interviews, images d’archives et fiction. Comme dans « Amélie Poulain » avec les simulations de films des années 1930. Il nous propose une reconstitution en noir et blanc de la vie de saint François d’Assise : c’est de l’image d’Épinal. Ce mélange des genres est une vraie salade bobo ! Le réalisateur a voulu montrer un « Pape sans filtre », sans fioriture, intime : « Je tenais à ce que le public puisse voir le Pape François droit dans les yeux. » Il l’a mis en scène comme un simple père de famille nous ouvrant les portes de sa maison, nous présentant une Église de l’intérieur, dans une ambiance cosy et sobre à la fois (bobo, quoi). La seule différence avec les interviews « intimistes » de Carine Lemarchand, Frédéric Lopez, Marc-Olivier Fogiel, Olivier Delacroix (« Dans les yeux d’Olivier »), c’est que Wim Wenders n’apparaît plus à l’écran : le Pape est laissé tout seul… et doit simuler de nous parler à nous spectateurs… comme un youtubeur.
 

Le côté direct et franc(-maçon) donné au Pape le dessert… car cela renforce son côté brouillon, dispersé et expéditif : c’est le pape copain, frère de tous, un pape « star-system ET anti bling-bling » (bobo, quoi) qui n’a plus grand-chose à voir avec un pape (si ce n’est le titre, le décorum folklorique et le déguisement, l’audience planétaire, la ferveur), un pape qui sert à bâcler un film (8 heures de tournage d’entretien et c’est plié ! je te fais un film !), un pape de loterie du pauvre (il t’appelle quand tu t’y attends le moins, et il peut même visiter de manière inopinée ton bidonville ou ton foyer de SDF !), un pape tellement expéditif qu’il distribuerait (et braderait/dénaturerait/invaliderait) démesurément les sacrements (et vas-y que je te fais des absolutions collectives, et vas-y que je te marie en 15 minutes, et vas-y que je t’embarque des migrants dans mon jet privé, et vas-y que je te valide et bénis la pratique homo par un laconique « Qui suis-je pour juger ? », etc. : le pape distributeur automatique de bénédictions et de sacrements à la validité plus qu’approximative, d’un point de vue extérieur j’entends).
 

 

Ce film est un piège parce que le Pape est idolâtré
 

Je crois qu’avec le film « Le Pape François », on peut parler de papolâtrie, de « fanatisme » bobo… même si Wim Wenders est suffisamment subtil pour que son hommage prenne intentionnellement et formellement les atours de la pudeur, de la vraisemblance, de la camaraderie soft, de l’authenticité, et quitte la grandiloquence kitsch ou la beaufitude. La révérence est faite avec art, technique et goût. Mais c’est quand même too much.
 

Déjà, il présente le Pape comme s’il était la réincarnation/la résurgence de saint François d’Assise : « L’héritage de saint François est toujours vivant. ». On va se calmer tout de suite. Ce n’est pas parce que deux personnes s’appellent pareil qu’elles sont Une (encore ce fichu abus nominaliste, cette fois par l’onomastique). Faire le parallèle entre un saint déclaré (saint François d’Assise, du XIIIe siècle) et le Pape François (encore vivant et pécheur) est rapide et disproportionné, bien que flatteur et voulu humble. La corrélation nie 1) la singularité des personnes en générant un amalgame identitaire 2) les péchés et les fragilités de François. Ça montre d’emblée que le portrait du Pape François est orienté et biaisé.
 

 

De plus, le Pape n’est pas traité comme un être humain, ni même comme un serviteur du Christ. Il est traité comme Jésus lui-même. Comme le dit à juste raison Jean-Marie Guénois dans le Figaro, le film de Wenders est « une hagiographie [biographie excessivement élogieuse] qui gomme la dimension spirituelle, pourtant essentielle, du Pape ». Ce remplacement du Christ par le Pape est complètement déplacé.
 

Ce film est un piège parce que cette idolâtrie bobo n’est ni identifiée ni assumée
 

Ça fait râler mais tant pis, c’est la réalité : « Le Pape François » est un outil de propagande. Même si on nous dit que ce n’est pas une commande du Vatican, même si Wim Wenders nous jure ses grands dieux que le Pape François n’est pas rentré dans le jeu du personnalisme et du culte de sa propre personne, force est de constater que le Saint-Père est tombé dans un piège, et peut-être dans le piège qu’il s’est lui-même tendu. C’est quand même une auto mise en scène. De toute façon, à la base, ça a toujours été compliqué de faire un film où le protagoniste joue son propre rôle… Et alors, le rôle d’un homme saint, n’en parlons même pas !
 

Wim Wenders défend son docu en disant des évidences indéniables : que son film est indépendant et n’est pas une commande (coréalisation) de la Curie romaine, que faire un film en mettant quelqu’un à son avantage (donc une œuvre partisane, bienveillante, positive, amicale) n’est pas suspect ni un crime ni un manque d’objectivité ni une absence de distance critique ni un défaut de professionnalisme (la défense et la sympathie sont autant vraies – voire plus vraies – qu’une attaque ou une pseudo neutralité). Certes. Sauf que ce n’est pas là que se situe le problème. Wim Wenders a voulu être plus mature qu’un biographe folklorisant la vie d’un homme public surmédiatisé et construisant à partir de ce dernier une statue cinématographique à la plus grande gloire de son œuvre et de ses mots. Il a voulu fuir cet écueil-là, ne pas donner cette impression de groupie fan du Pape qui mettrait ce dernier sur un piédestal. Il a voulu dépeindre un pape humain, frère, fragile, parfois un peu sali. Il a souhaité s’attacher à la profondeur de son message et de ses idées plus qu’à l’enveloppe charnelle et physique du bonhomme, qu’à sa biographie, qu’à son C.V., qu’à son titre et son poste, qu’au qu’en dira-t-on : « Cela ne m’intéressait pas de raconter l’homme, Jorge Mario Bergoglio. Je déteste la culture people. Je voulais faire un film sur les convictions du pape François. » On a compris l’idée. Mais malgré tout, à son insu, il a sombré dans une idolâtrie pas assumée mais réelle, à la sauce bobo. Il a quand même fait un film de groupie. Qu’il le veuille ou non. Et je ne dis pas cela parce qu’il a montré un beau jour du Pape (bien au contraire : moi, j’aime les reportages qui parlent bien de mon papy !). Mais ce n’est pas le beau jour que je connais du vrai Pape. Là, Wenders a cédé à la flatterie narcissique et populiste. Il s’est pris (comme dans d’autres de ses productions) pour le monde, pour le Peuple, mais également pour Dieu : « Nous les avons tournées avec un ‘interrotron’, une sorte de prompteur, sauf qu’à l’écran, plutôt que ses réponses, le pape voyait mon visage. Donc, en parlant spontanément avec moi à travers cet outil, il était en fait en train de parler directement au public, les yeux dans les yeux. Pour moi, c’est là le cœur de ce film. » Il y a par conséquent un problème de focus.
 

Et les journalistes et critiques mainstream ne s’y sont pas trompés. Ils ont vu dans le documentaire de Wenders des rapports inversés… comme le titre Le Parisien le soulève : « Wim Wenders confesse le Pape François ». Et c’est bien logique. Dans « Le Pape François », c’est l’effet confessionnal, entretien intime (avec son psy), qui l’emporte. Il y a, malgré la camaraderie et même la paternité-filiation, une impudeur formelle et une violation d’intimité qui sont gênantes. Le Pape a beau être le frère de tous, il est aussi le père spirituel de tous et le successeur de saint Pierre. Ce n’est pas un titre de gloire : c’est une Croix. J’ai le regret de dire que le Pape François, tout en restant humain et faillible, n’est plus, par la Grâce de l’Esprit Saint et par le ministère qui lui a été confié, un « homme comme les autres ».
 

Autre méprise : la perversité d’un film bobo pareil, c’est qu’en citant les interviews papales, il donne à croire que c’est le discours du Pape qui nous est fidèlement livré. Or, non. C’est du « coupé au montage ». Le Pape n’a pas contrôlé l’agencement et l’insertion de ses propos dans l’ensemble du film, ni les passages qui allaient être conservés ou pas. Il a été pris en otage. En plus, il est sans doute rentré dans le piège d’accepter de s’exprimer lui-même en personne devant la caméra pour des paroles qui n’en valaient pas la peine. Donc l’impression que ça vient de lui et que ce serait son discours (voire son film) est encore plus confondante.
 

Dangers à l’horizon

En plus de se tromper lourdement sur les intentions/les idées du Pape et de les rétrécir au lavage (le Pape François n’a rien du « communiste cool et progressiste », qui dirait des pensées lisses, n’a rien non plus du grand philosophe ou de l’humble super-héros « ordinaire » qui révolutionnerait le monde des idées et qui changerait radicalement les lignes du Catéchisme, de l’Église et du monde), le film de Wim Wenders risque de générer non seulement des déçus (du côté des « progressistes »), mais surtout des hargneux et des diviseurs à l’intérieur de l’Église (du côté des « tradis » et de la Réacosphère : Salon Beige, Jeanne Smits, Riposte Catholique, Réinformation TV, et tous ces mauvais médias de désinformation « réinformante »). « Le Pape François » est le genre de films qui a tendance à crisper et à faire enrager des papolâtres d’une autre espèce (et pas des plus gentilles) : les tradis ennemis du Pape François (genre les cardinaux conservateurs à la cardinal Sarah), énervés par le portrait très « Théologie de la Libération » et « Che Guevara en blanc » anti-Clergé-carriériste, anti-cléricalisme, pro-pauvres et amis des personnes homosexuelles. Ces papolâtres traditionalistes rongent en ce moment le frein de leur insurrection, mais plus pour bien longtemps… Et ça, c’est très inquiétant. Le film de Wim Wenders vient mettre de l’huile sur le feu à ce niveau-là.
 

Ne nous y trompons pas. Ce film est fait par les ennemis bien-intentionnés du Pape, qui font au final partie de la même famille que les ennemis mal-intentionnés du Pape (même si dans un tout autre style). D’ailleurs, ils se font incroyablement écho à leur insu puisque ils portent le même nom : Viganò. En effet, quelle ne fut pas ma surprise de voir figurer dans le générique final du film de Wenders, en première place, le nom du cardinal remercié par Wim Wenders pour son film : Mgr (Dario Edoardo) Viganò, préfet du nouveau « Secrétariat de la communication » du Vatican et proche collaborateur du pape François… qui s’appelle exactement comme l’archevêque émérite Mgr (Carlo Maria) Viganò qui a lancé une récente accusation publique contre le Pape François ! On peut mettre cette correspondance sur le compte du hasard et de la coïncidence, comme le font la plupart des médias pseudo « catholiques » actuels (Famille Païenne, Aleteia, La Vie, KTO). Mais personnellement, je n’y crois pas du tout.
 

Contre toute attente, ce film enterre le Pape François avant l’heure. D’ailleurs, la musique du début résonne vraiment comme un requiem. Ça désigne accidentellement le documentaire de Wim Wenders comme un documentaire quasi testamentaire. D’où cette impression paradoxale de malaise qui envahit, je pense, toute personne catholique quand elle quitte la salle.
 

En résumé…

Finalement, le film de Wim Wenders a piégé le Pape François. Sans doute exactement comme ce dernier s’est laissé piéger précédemment, sur d’autres supports et plates-formes. On avait pu le constater par exemple dans beaucoup de petites vidéos Youtube auxquelles le souverain pontife a participé, où les messages sont hétérosexualistes et bien faiblards théologiquement parlant ; dans des prises de parole maladroites lors d’interviews d’avion ; ou dans diverses contributions hasardeuses (c.f. l’entretien avec Dominique Wolton – où on le fait justifier l’Union Civile…).
 

Il est toujours possible de positiver, de relativiser (ce qui « ne serait qu’un film »), de ne pas prendre les choses au tragique (pour « rester dans l’Espérance » et la « bienveillance vis à vis du Pape »), de voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, et de se dire : ce film fait connaître le Pape, l’Église et des messages altruistes, humanistes, à des gens qui, sans ça, n’auraient jamais connu Jésus. On peut toujours se réjouir d’une vitrine positive, d’une image d’ouverture. Mais quand cette vitrine est un écran de fumée, il faut se rendre à l’évidence : il s’agit d’un piège de mauvais augure pour le Pape et l’Église. Voilà pourquoi, Monsieur Wim Werders, personnellement, je ne vous remercie pas, et n’applaudirai pas votre film-interview.