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Peut-on vraiment parler d’une « communauté homosexuelle » ?

Peut-on vraiment parler d’une « communauté homosexuelle » ?

 
 

Suite à mon article sur Mylène Farmer publié sur ce site, une polémique est née sur la notion de « communauté homosexuelle ». La plupart de ceux qui se sont exprimés m’ont avoué qu’ils ne croyaient pas en son existence, en s’imaginant peut-être qu’à cause de mon (malheureux et très rare) emploi substantivé de l’adjectif « gay » dans le titre, et surtout de mon traitement du thème farmerien, j’y croyais « un peu », voire beaucoup plus que je ne voulais bien me l’avouer à moi-même. Qu’ils se détrompent. Justement, je suis très sceptique quant à son existence, même si je me refuse pourtant à dire qu’elle ne doit pas, d’une certaine manière, être reconnue, en tout cas en tant que désir/fantasme. Je me méfie autant de ceux qui basent tous leurs espoirs sur la « communauté homosexuelle » que de ceux qui n’y croient pas du tout, de ceux qui sont entièrement « pour » autant que de ceux qui sont 100 % « contre ». Pour ma part, je ne suis défenseur ni du « droit à la différence » pour les personnes homosexuelles, ni du « droit à l’indifférence », mais uniquement d’une reconnaissance du désir homosexuel. Et j’ai trouvé intéressant de vous expliquer maintenant mon point de vue.

 

 

La définition de la communauté homosexuelle est finalement une question qu’on aborde très peu. On emploie souvent le terme « milieu » à toutes le sauces sans avoir vraiment cherché à l’expliciter parce qu’on sent bien que la tentative de définition est ardue et que si on regarde ce que cache ce terme fourre-tout, on a bien des surprises ! Le « milieu homosexuel » n’est pas aussi pire, insensé, inexistant, ou réel, qu’on le rêverait.

 

Communément, par « communauté homosexuelle » – on dira plus facilement « milieu homosexuel » d’ailleurs… –, on parle des bars, boîtes, discothèques, clubs, saunas, locaux associatifs, bref, de toutes les infra-structures marchandes ou collectives proposées à une clientèle spécifiquement homosexuelle ou gay friendly. Pour la plupart, il s’agit de lieux situés en milieu urbain, des espaces du ponctuel et de la nuit. En aucun cas des endroits de vie quotidienne, où l’on désire demeurer longtemps. En général, le terme « milieu » est connoté très négativement, surtout dans la bouche de ceux qui pourtant ont les deux pieds dedans et qui y font des actes qu’ils ne veulent pas assumer. Le « milieu », lieu de l’ombre et de l’invisible (que tout le monde proclame pourtant réel !), où soi-disant personne ne va (sauf « les autres », les personnes homosexuelles paraît-il les plus débauchées, artificielles et désespérées qui soient), exutoire de toutes nos projections négatives sur l’homosexualité, extensible à l’infini (parcs, piscines, aires d’autoroute, pissotières, bosquets, et maintenant, grâce à Internet, à tous les lieux possibles inimaginables où deux personnes s’avouent de manière plus ou moins assumée leur désir homosexuel.), n’est pas si imaginaire que cela ! Ce n’est pas parce qu’il n’est pas aimé et qu’il est constamment renié qu’il n’existe pas. J’ai essayé de donner une définition de ce que je crois être « le milieu homosexuel » dans le tome 2 de mon livre, Homosexualité sociale : « C’est un terme hypocritement flou, désignant stricto sensu les établissements gay friendly spécialisés, mais qui pourrait tout à fait s’étendre d’une part à n’importe quel endroit public improvisé – et, surtout grâce à Internet, à tout lieu de vie où l’Homme désire se mythifier –, et d’autre part à toute personne croyant en la vérité du désir homosexuel »[1]. J’écris presque tout le temps « le milieu homosexuel » avec des guillemets, comme s’il existait plus dans les mots et en fantasmes que concrètement. Entre le nommer comme une réalité ou dire que c’est une projection fantasmatique, mon cœur balance. Pour moi, l’homosexualité est d’abord un désir ; parfois une réalité fantasmée choisissant pour cadre social et institutionnel la « communauté homosexuelle ».

 
 

I – Doit-on parler d’une « communauté homosexuelle » ? PAS VRAIMENT.

 
 

Je vous propose 7 raisons pour lesquelles on pourrait s’opposer à la « communauté homosexuelle », et même dire qu’elle n’existe pas.

 
 

1 – Le supermarché

 

Certains disent à raison que la « communauté homosexuelle » est un concept essentiellement marketing et publicitaire, qui existe davantage en intention et dans le monde télévisuel que dans le réel, qui repose sur des intérêts économiques plus que sur des personnes réelles (la cible gay étant économiquement intéressante : les personnes homosexuelles sont des prescripteurs de mode, voyageant plus, sans enfants, ayant plus d’argent et de temps libres, etc.), et vont jusqu’à tracer des ponts entre le système prostitutif et la « communauté homosexuelle ». Il est certain que, même si la monnaie d’échange qui circule dans ces lieux d’homosociabilité n’est pas nécessairement l’argent (mais plutôt la beauté, le sexe, la tendresse, l’affection, les drogues, les sentiments, l’image, la sincérité…), la consumérisme est très marqué dans ces temples marchands élevés en l’honneur de « l’amour qui n’ose pas dire son nom ».

 

 
 

2 – Le désert

 

On ne peut pas vraiment parler de « communauté homosexuelle ». Les personnes homosexuelles qui fréquentent les infrastructures du « ghetto gay » sont infiniment moins nombreuses que celles qui composent l’ensemble des personnes homosexuelles vivantes sur cette planète. Ce qu’on appelle la « communauté homosexuelle » n’est qu’un échantillon minuscule de ce qu’est la population homosexuelle mondiale réelle. Elle ne représente pas l’éventail très divers des individus homosexuels (… et pour autant, n’en déplaisent aux défenseurs universalistes de Kinsey et aux amateurs de statistiques, je me suis toujours demandé comment on pouvait savoir avec certitude que 10 % de la population mondiale était homosexuel…).

 

Autre point important : le « milieu homosexuel » actuel souffre d’une réelle désertion – même si elle est moins marquée que ce que dit la légende, puisque si certains sites Internet ou sex-shops existent, si les revues consacrées à l’homosexualité se multiplient, c’est bien qu’ils correspondent à une demande (peut-on alors parler de la « communauté homosexuelle » comme une « minorité réelle mais invisible » ?). Et je peux vous l’assurer pour l’avoir vu de mes propres yeux : très peu de personnes s’impliquent dans l’associatif homosexuel (les jeunes militants homosexuels sont rares… comme si l’engagement associatif n’était réservé qu’aux « plus-de-35-ans », aux hommes « casés », ou aux « pauvres types ») ; très peu s’intéressent à la culture homosexuelle en général et se déplacent dans les théâtres, les librairies, et les cinémas ; très peu sont concrètement prêts à défiler à la Marche des Fiertés (… et si les personnes homosexuelles se rendent par miracle présentes à l’événement, elles font partie des invisibles badauds noyés dans la foule). Très peu de personnes homosexuelles se reconnaissent et se sentent chez elles dans ledit « milieu », y compris les noctambules qui y traînent assez régulièrement. La « communauté homosexuelle » ressemble à une maison inhabitée, boudée par ceux pour qui elle a été construite, où on ne se rend que le temps de trouver chaussure à son pied et qu’on se dépêche de fuir une fois servi. C’est davantage le lieu de la misère affective que de la rencontre de l’amour vrai (Si tout allait bien dans notre vie, est-ce qu’on serait là comme des âmes en peine à errer pendant des heures sur des chat homos et à perdre notre temps en boîte ? Sûrement pas). L’amitié dans le « milieu homo » est rare et menacée : certes, on y retrouve des « copains », de « bons potes » (voire des « potes de sexe » : j’adore cette expression… LOL), une camaraderie communautaire bon enfant le temps de « soirées pétasses » délirantes ou du sympathique carnaval qu’est la Gay Pride… mais peu de vrais amis qu’on peut appeler à tout moment quand ça ne va pas. Les réseaux amicaux homosexuels sont fortement menacés par la drague et le manque de gratuité dans les rapports. C’est la raison pour laquelle la « communauté homosexuelle » est un désert où il fait bien froid…

 
 

3 – L’étiquetage homophobe

 

Comme l’a largement démontré Michel Foucault et bien des penseurs des Queer and Gender Studies, croire en l’existence d’une « communauté homosexuelle », c’est, quand on y réfléchit bien, homophobe (c’est sûrement ce qui fait dire à David Halperin que la défense de l’identité/communauté homosexuelle est à la fois « nécessaire » et « politiquement catastrophique »…). Cela revient à créer une différence fondamentale entre les individus homosexuels et le reste de l’humanité pour les isoler davantage, à instituer artificiellement des « espèces d’êtres humains » (« les homos », « les hétéros », « les bis », « les trans »…). Je dis « artificiellement » car une particularité n’est pas un tout, ne constitue pas une essence (d’identité ou d’amour). Elle ne suffit pas à créer une catégorie d’individus ou une nouvelle civilisation. Cette démarche de parquer les personnes ressentant un désir homosexuel à l’intérieur d’une nomenclature anthropologique restreinte est d’autant plus choquante que le classement s’opère prioritairement selon leurs élans sexuels et leurs pratiques génitales – sans prendre en compte que ces mêmes personnes ne sont pas que « sexuelles » justement, mais aussi aimantes, affectives, tendres, sensuelles, amicales, fraternelles, intellectuelles, artistes, etc. Les personnes homosexuelles se voient réduites à leur seul désir homosexuel et aux actes (d’abord génitaux) que celui-ci est censé provoquer « logiquement ». On les prive de leur liberté pour mieux les étiqueter, les ranger sur un étalage de supermarché, et les stigmatiser, même si au départ cela partait d’une bonne intention de la part des scientifiques pro-gay de la fin du XIXe siècle. Les personnes ressentant un désir homosexuel sont bien autre chose que des homosexuels : elles portent un prénom, sont un Tout complexe, à la sexualité évolutive, ont une vie sociale à côté de leur vie affective, amoureuse, et génitale. Elles se définissent bien au-delà de leurs envies et de leurs désirs sexuels (aussi durablement inscrits soient-ils parfois), et même si l’orientation sexuelle conditionne assurément une part importante de leur identité d’homme ou de femme, de leurs occupations, de leurs goûts, et de leurs réseaux de rencontres. Le monde ne se partage pas en deux, « les homos » d’un côté et « les hétéros » de l’autre, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire à l’heure actuelle (la seule différence fondatrice de l’humanité est celle qui distingue les hommes et les femmes ; point barre). L’adjectif « homosexuel » résume le désir homophile à un élan instinctif, compulsif, et incontrôlé… alors que l’expérience amoureuse homosensuelle peut revêtir un caractère beaucoup plus noble. Le terme « homosexuel », quand il est adjectivé, ou pire substantivé, gomme l’affectivité, l’amour, la tendresse, l’amitié, permis par l’homophilie. Il réduit les individus à leurs actes et à leurs désirs généralement génitaux, alors qu’il existe mille et une façons de vivre son désir homosexuel de manière plus pacifiée, hors des cadres prévus pour les « accouplements ». Donc on comprend ici ce que la notion de « communauté homosexuelle » a de déshumanisant et de caricatural. En créant des typologies d’individus désirants, on tue le désir homosexuel et les hommes qui en font l’expérience au nom de ce même désir qu’on a personnifié arbitrairement. Quel désagréable quiproquo…

 

 
 

4 – Les limites de l’« identité homo »

 

On peut difficilement parler de « communauté homosexuelle » puisque par définition, une préférence – et la préférence sexuelle en est une – n’a jamais été en soi excluante, même si, de fait, elle hiérarchise nécessairement les choses. Par exemple, ce n’est pas parce que je me sens homo que je ne vais plus parler aux personnes qui ne partagent pas mes attirances sexuelles, et que je ne vais fréquenter que des gens qui soi-disant me ressemblent. Ce n’est pas parce que je me sens homosexuel que je vais forcément me trémousser sur les Village People, m’inscrire à des « croisières pour homosexuels » (« Love Boat, exciting and new… »), acheter Têtu tous les mois, et être tenu de vivre mon homosexualité tel que soi-disant toutes les personnes homosexuelles la vivent (passage obligé du coming out ; ordre de multiplier les aventures sexuelles avant de trouver « le bon » et pour avoir de « l’expérience » ; injonction à cautionner toutes les revendications politiques et juridiques du militantisme homosexuel, etc.) De même, ce n’est pas parce qu’une boîte accueille une clientèle prioritairement gay friendly ou « gay et lesbienne », et qu’elle tient à juste titre à garder son étiquette, qu’elle doit basculer dans un racisme misogyne ou « anti-hétéros ». La souffrance, le rejet, la discrimination sociale à l’encontre des personnes homosexuelles (si elle existe autant qu’on le dit : cela reste dans beaucoup de cas à prouver…), le statut de minorité, bref, tout ce qui sert de bon bois pour la victimisation, ne fournissent aucun passe-droit ni excuse pour s’isoler et exclure à son tour.

 
 

5 – La dureté du « milieu »

 

Il est important de refuser le communautarisme homosexuel, au même titre que tous les autres communautarismes humains, y compris s’il est érigé au nom de beaux principes humanistes (toute dictature humaine s’est historiquement annoncée sous les hospices de l’amour, du progrès, de la culture, de la liberté, et de la lutte contre le despotisme…). Même si au départ il apparaît comme un refuge, le « milieu homosexuel » est susceptible de se transformer en mini-dictature. Aucun groupe humain, même s’il émane d’une minorité, n’est à l’abris du sectarisme, d’autant plus quand il fait de la lutte contre le totalitarisme des « puissants » ou de la « majorité » (hétérosexuelle, bourgeoise, homophobe…) son cheval de bataille pour ne pas se voir reproduire les sectarismes condamnés chez « les autres ». Comme l’affirme à juste raison Frédéric Martel dans Le Rose et le Noir (1996), « la dictature de la majorité n’est pas plus enviable que la dictature des minorités. »[2] Presque la totalité des personnes homosexuelles vous l’assurera : il se vit une forte exclusion dans ce que nous appelons, faute de mieux, le « milieu homosexuel ». En son sein, les moyens mis en place pour créer de vrais espaces d’expression sont apparemment suffisants mais concrètement inefficaces, sûrement par manque de volonté chez ses membres de se rencontrer sans se consommer/détruire. Dans les associations, la prise de parole se destine davantage aux « actions » militantes et à l’idéologie de la conquête ou de l’émotionnel qu’aux individus qui s’y trouvent. À l’intérieur des bars, des boîtes et sur les chat Internet, le dialogue y est également très limité et sclérosé par la drague. Par ailleurs, il existe un décalage vertigineux entre ce que nous pouvons voir sur les chaînes de télévision ou les magazines proposés à la clientèle homosexuelle – dignes de la plus mauvaise presse féminine –, et les aspirations profondes des personnes homosexuelles. Les réalisateurs gay essaient parfois d’atténuer à l’écran la cruauté du cérémonial de la drague homosexuelle en montrant des beaux gosses repentants et gentils avec leur amant moins beau ou moins jeune qu’eux. Mais rien n’y fait. Les individus homosexuels sont souvent extrêmement sectaires entre eux, envers les « folles », les personnes travesties, transsexuelles, lesbiennes, âgées, jeunes, séropositives (communément appelés « les plombés »), et surtout les sujets homosexuels étiquetés « homophobes », autrement dit les personnes bisexuelles, celles qui viennent leur révéler que l’homosexualité est prioritairement une réalité mythique. Quelques rares films osent tout de même montrer l’envers du décor (le court-métrage « D’un trait » (2004) d’Alexis Van Stratum est à ce titre exemplaire). Malheureusement, ils sont en général récupérés dans le but de cultiver chez les personnes homosexuelles qui se disent « hors-milieu » le mythe du prince charmant homosexuel ou de leur supposée différence radicale avec le commun des habitants « du milieu ». Yves Navarre avait raison de dire que les personnes homosexuelles sont « bien plus racistes avec elles qu’on ne l’est avec elles ». Trop occupées à fuir leurs propres problèmes personnels dans un pathétisme mou, des délires forcés, un désir de se démarquer des autres, et un consumérisme égoïste, elles ne s’aident pas souvent entre elles. Elles n’ont qu’une envie : s’éloigner les unes des autres. « J’ai pour amis des folles comme moi, des amis pour passer un moment, pour rigoler un peu. Mais dès que nous devenons dramatiques… nous nous fuyons. Chacune se voit reflétée dans l’autre, et est épouvantée. Nous nous déprimons comme des chiennes, tu peux pas savoir. »[3] Il est difficile de rencontrer dans la « communauté homosexuelle » une seule personne homosexuelle qui se sente vraiment à sa place, même parmi les habitués des bars et des associations. La majorité des individus homosexuels ne sont pas dupes. Ils expérimentent, dès qu’ils arrivent dans la communauté gay, un profond décalage entre leurs idéaux d’amour et les réalités relationnelles décevantes qu’ils y vivent, quand bien même ils savent pertinemment que les modes de vie homosexuels observables dans les bars et sur les réseaux virtuels ne sont pas généralisables à l’ensemble du « milieu ». La plupart du temps, ils tombent de très haut. C’est pourquoi, pour figurer la « communauté homosexuelle », certains artistes mettent en scène un enfer folklorique, bien après avoir cherché désespérément un éden gay dans une contrée fantôme… en Grèce et en Rome Antiques, pendant la Renaissance, sous le Japon des samouraïs, à la Belle Époque, dans les années 1960, dans l’actuelle Thaïlande, en Angleterre, sur l’île de Lesbos, à Castro, à Sitges, à Capri, à Dinah Shore, dans leur jeunesse, dans leur vieillesse, … quoi qu’il en soit, « ailleurs ». En réalité, le « milieu homosexuel » n’est ni aussi terrible qu’ils le disent – il y a bien des boîtes glauques pour personnes hétérosexuelles également – ni aussi banal. Bon nombre de personnes homosexuelles nous mettent en garde contre l’expérience d’Internet et des nuits dans les établissements gay et lesbiens : « Il y a une vraie violence à ouvrir la porte de ces lieux. »[4] Elles vivent douloureusement le formatage qu’elles s’imposent par la culture marchande homosexuelle. Mais l’impression d’enfer est chez elles souvent teintée d’amnésie, comme le montrent les propos d’Hervé Guibert : « Le sauna de la Kleiststrasse hier soir : une expérience du dégoût. Dégoût pour les corps, dégoût pour le lieu, dégoût pour les pratiques (…). (L’aisance, l’indifférence de T. dans tous ces endroits). »[5] Il me semble important de rajouter que si le « ghetto gay » est tel qu’il est actuellement, ce n’est pas uniquement à cause d’un groupuscule réduit de personnes homosexuelles. Le malheur d’une minorité est toujours universalisable, et les sociétés « hétérosexuelles » (et surtout humaines !) ont très certainement à répondre de la construction d’infrastructures déshumanisantes dans lesquelles certains individus ont accepté de s’enfermer et de se détruire en cadenassant leur révolte intérieure.

 

 
 

6 – La faiblesse du désir homosexuel

 

La « communauté homosexuelle » existe-t-elle ? Pas vraiment. Sa construction et sa consolidation ont quelque chose d’un peu artificiel et de forcé, ressemblent plus à un rêve euphorique d’intellectuels qu’à une réalité observable sur le terrain, puisque l’idée même de « communauté homosexuelle » est née d’un courant de contre-culture fondé sur « l’anti- » plus que sur une identité positive et bien établie (tous nos désirs ne sont pas des réalités, y compris nos désirs sexuels). Il n’y a que dans des films comme « Harvey Milk » (2008) de Gus Van Sant où l’on peut voir des foules LGBT nombreuses, priantes, unies, et puissantes. Il faut le reconnaître, la communauté homosexuelle n’est pas solide. D’une part parce qu’elle émane d’une minorité, et d’autre part parce qu’à mon avis, le désir homosexuel est un élan plus artificiel et divisant que profond, unifiant, et créateur de réalités durables et heureuses. Il n’est pas fort par nature ; et surtout, comme il est un élan traduisant une idolâtrie et un désir d’être objet sacré inerte, il est paradoxal et s’oppose souvent à lui-même. Il appelle toutes les personnes qui le ressentent à la fois à s’identifier à ces êtres mythiques – cinématographiques et médicaux – que sont « les homosexuels » et « les hétérosexuels » (créés à la fin du XIXe siècle, et qui au départ, je vous le rappelle, signifiaient la même chose[6]) et à s’en désolidariser tout aussi passionnément. C’est pour moi ce qui explique qu’il a toujours été très difficile de fédérer les personnes homosexuelles autour d’événements tels que Stonewall (présentée comme une nouvelle prise de la Bastille), de la lutte contre l’homophobie, des droits législatifs « des homosexuels », d’associations, des Marches des Fiertés, et de l’idée même d’homosexualité. C’est dommage, mais c’est souvent un fait : les personnes homosexuelles ont en général du mal avec le collectif. Il y a 6 années de cela, j’avais fait le test de demander à mon groupe d’amis homos d’Angers ce que voulais dire le sigle « PaCS ». Nous étions 6 et avions tous entre 22 et 26 ans. Aucun n’avait su me répondre. La grande majorité des personnes homosexuelles ne s’intéressent pas à leur supposée « culture », à la course aux « droits pour les homos » qu’une minorité de militants réclament à corps et à cris parce qu’ils les rêveraient indispensables pour leur majorité minoritaire (« au moins pour avoir le droit de les refuser » disent-ils…). Elles n’aiment pas leur désir homosexuel, car il est en effet plus divisant qu’unifiant. Le problème n’est pas qu’elles ressentent cette gêne à son contact, mais qu’en général elles ne cherchent pas à l’expliquer. Au contraire, elles ont tendance à la camoufler/justifier par un identitaire de pacotille (la croyance en « l’Homosexuel » mythique et en une « espèce homosexuelle » inexistante), par un communautarisme exacerbé (« la communauté homosexuelle »), ou par un pastiche d’amour (le couple d’« amour » homosexuel).

 
 

7 – Les faibles alibis

 

Le dernier point qui fait pencher la balance vers la thèse de l’inexistence de la « communauté homosexuelle », c’est que l’idée de « milieu homo » repose essentiellement sur des peurs et leur extériorisation sur un ennemi appelé « homophobie », ou bien sur des désirs très primaires de drague ou de séduction donjuanesque. Bref, sur des fantasmes ; non sur une réalité systématiquement actualisée. Donc fatalement, un univers qui choisit l’orientation sexuelle comme principal dénominateur commun entre les individus, en mettant les pulsions et les envies sensuelles au centre, en délaissant très souvent l’affectivité, l’amitié, ou l’engagement qui pourrait canaliser ces dernières, se transforme au mieux en agence matrimoniale, au pire en « baisodrome ». Une communauté a sa raison d’être quand elle se fonde sur une identité réelle, stable et évolutive à la fois, vivante et brûlante comme l’humain ; et d’autre part si elle repose sur l’amour. Or, le fait que le désir homosexuel arrive à composer à lui seul une identité est très discutable ; et la notion d’amour homosexuel, dans bien des cas, est assez peu évidente également… Par ailleurs, ceux qui disent que la « communauté homosexuelle » existe l’énoncent comme une réalité par défaut, forcée (comme ils diraient qu’ils ne défileront jamais à la Marche des Fiertés, même s’ils la jugent quand même « nécessaire… quelque part »). Ils la veulent en théorie ; pas en pratique. Ils justifient leur croyance en elle dans une optique de résistance ; pas avec leur cœur, leurs actes, leur présence concrète, et leur foi en quelque chose qui les enthousiasme. Une communauté à prétention culturelle telle que la « communauté homosexuelle » a donc peu de chances de tenir si elle a pour seul renfort de si lâches défenseurs…

 

 
 

II – Doit-on parler d’une « communauté homosexuelle » ? UN PEU QUAND MÊME.

 

Voilà 6 raisons pour dire qu’on ne peut pas nier l’existence d’une « communauté homosexuelle »…

 
 

1 – Un passéisme douteux

 

L’idée selon laquelle la « communauté homosexuelle d’aujourd’hui n’existe pas » me laisse dubitatif. Elle se base sur un pessimisme en partie injustifié, un mépris quasi-systématique de la jeunesse homosexuelle, et vient de personnes homosexuelles nostalgiques qui déclarent un peu vite la mort de la « communauté homosexuelle » actuelle (« Qu’avons-nous fait de l’esprit de Stonewall ?… » ; « Ce qui est sûr, c’est que c’était mieux avant… » ; etc.) pour mieux idéaliser la « communauté homosexuelle d’antan » (qui, concrètement, n’était pas plus heureuse et établie que celle de maintenant…). Faut-il baisser aussi vite les bras face à une mouvance sociale aussi récente, qui est en pleine construction, et qui, parce qu’elle se joue au présent et au futur, est nécessairement fragile ? (… même si on peut quand même craindre que la « communauté homosexuelle » soit perpétuellement « en travaux » tant la lenteur, la fatigue, et le manque d’enthousiasme, qu’elle suscite chez ses habitants se font concrètement sentir…)

 
 

2 – Le rêve illusoire d’uniformité

 

De plus, il ne suffit pas de prétexter l’extrême diversité de la population homosexuelle pour dire qu’elle n’existe pas. On entend souvent dire qu’« il n’y a pas une mais des communautés homosexuelles », comme si on sous-entendait que pour cette raison elle n’existait pas. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas réduire tous les membres d’un groupement humain en une seule personne, ou qu’on se force actuellement à mettre tout au pluriel (« Diviser pour mieux régner », ça vous dit quelque chose ?), que ce groupement n’existe pas et qu’il n’est pas à définir. Cette famille homosexuelle, même si elle n’a pas la force de la famille de sang puisqu’elle est avant tout symbolique, même si elle est particulièrement turbulente, comporte plusieurs membres et garde malgré tout une unité désirante. Pourquoi alors souhaiter la voir fondre dans la masse ?

 
 

3 – Un déni des pratiques personnelles

 

À mon avis, il faut défendre un peu plus la réalité de la « communauté homosexuelle ». Car ceux-là mêmes qui disent que le « milieu homo » existe sont les mêmes qui, quand cela les arrangent, déclarent sa disparition, pour ne pas se rendre responsables des actes qu’ils accomplissent dans certains lieux d’homosociabilité qu’ils diabolisent, et pour se voiler la face sur les relations d’« amour » éphémères qu’ils y vivent et qu’ils rêvent hors du commun. Faire du lieu de la dépravation – où soi-disant on n’attendait vraiment pas l’émergence de l’amour – « la Scène du Miracle de l’Amour » est un fantasme classique des esprits bobos homosexuels qui se nourrissent du mythe du prince charmant sans se l’avouer à eux-mêmes (le mythe « Pretty Woman » : je vais prouver que la prostitution, c’est quand même beau ; qu’on peut aimer n’importe où ; que l’amour n’a pas de règles ni de frontières ; qu’aimer un prostitué et l’éduquer à l’amour, c’est le plus bel acte de charité qui existe ; etc.). Ces romantiques à deux balles cachent leurs vils instincts sexuels, leur naïveté cucul d’esthètes dépressifs, et leur obsession de la beauté, par une fausse surprise travaillée, une recherche de l’âme-sœur où règneraient la tendresse, les affinités intellectuelles, la complicité dépassant le contrat initial client/prostitué (« Ce que je vis, même si ça ressemble à un plan, c’est pas que du cul… »). Moins l’espace se prête à la rencontre de l’amour, plus ils se figurent que c’est là qu’ils vont justement trouver l’amour vrai (« D’habitude, c’est pas mon genre d’aller dans ce genre d’endroits… ; en plus, ce soir-là, j’avais prévu de rester chez moi… » ; « J’l’ai rencontré dans un sauna. Pourtant, tous les deux, on n’est pas du tout ‘milieu’. »). Ils pensent réaliser l’exploit que leurs voisins « débauchés » n’arriveront jamais à accomplir, être les exceptions qui confirment la règle « du milieu ». La rencontre a lieu dans un sauna ? sur un lieu de drague ou de prostitution ? sur Internet ? dans la tristesse et la misère affective ? C’est donc un gage de qualité ! C’est un signe que l’amour est là (puisqu’il ne doit pas être là) ! Paradoxe qui se vit aussi dans les sectes religieuses : plus c’est gros, plus ça passe ! On constate ici que beaucoup de personnes homosexuelles « honteuses » s’arrangent pour faire du « milieu homo » un espace irréel où les corps sont présents mais vidés en partie de conscience, une nation de zombies qui agissent sans se regarder agir, car elles-mêmes désirent vivre sous le prisme réducteur de leurs bonnes intentions de Mère Teresa (Mère Teresa version nihiliste/hédoniste). Pour ma part, je m’oppose à cette vision homophobe et dénégatrice de la « communauté homosexuelle ». Je revendique l’existence du « milieu homo », ne serait-ce que parce qu’il y a des actes peu glorieux qui s’y déroulent, des actualisations du désir homosexuel ou de la croyance diabolisée et magique en la « communauté homosexuelle » qui sont à reconnaître, un contexte violent et des pratiques à dénoncer.

 

 
 

4 – La paranoïa du groupe

 

Par ailleurs, je considère que l’idée de « communauté homosexuelle » peut avoir du sens, dans la mesure où il n’y a pas lieu d’associer automatiquement « communauté » avec « communautarisme » (même si parfois, la frontière entre les deux est mince). Rien ne sert d’être paranoïaque en cultivant cet amalgame. Quand on rentre dans des boîtes homos, des librairies homos, des boulangeries homos, ce sont toujours des personnes humaines et bien uniques que nous rencontrons. Et notre pain, même acheté au Marais, n’en sera pas moins du pain ! Toute communauté humaine, ayant pour fondement une identité réelle, humanisante, porteuse de vie et d’amour, est légitime et à défendre (le problème, c’est bien que l’identité homosexuelle soit une réalité hybride – je les appelle les « réalités fantasmées » –, c’est à dire à la fois réelle et mythique, aimante et violente…). Une société qui laisse ses membres se réunir de temps en temps selon les affinités, les préférences, les sexes, les âges, les croyances, les goûts, et les activités, est une société démocratique où il fait bon vivre. Nous avons besoin des communautés, de cadres institutionnels qui canalisent les énergies humaines et les font se rencontrer. Sans communauté, pas d’entraide, pas d’échanges, pas de découvertes, moins de force. La « communauté homosexuelle », si elle était plus aimante, mériterait qu’on la soutienne et qu’on y croit.

 

 
 

5 – Les bobos bisexuels et leur philosophie de la « Cool Attitude » désexualisante débarquent…

 

À l’heure actuelle, les personnes homosexuelles ont fort à faire pour défendre la réalité de la « communauté homosexuelle », car il existe en son sein de nouveaux courants assez puissants qui s’affairent à l’anéantir au nom d’un éclatement identitaire cristallisé autour de la Queer Theory et présenté comme unique vérité de la sexualité humaine. Souvent, le rejet homophobe des personnes homosexuelles est exercé précisément par les individus homosexuels qui déclarent que la « communauté homosexuelle » n’a pas de raison d’être, qu’elle est trop visible lors des Gay Pride, qu’elle est trop « cliché », que la revendication d’une « fierté homosexuelle » est aussi absurde que la revendication d’une « fierté hétérosexuelle », ou par ceux qui tracent de manière manichéenne une frontière bien nette entre les personnes homosexuelles « hors milieu » et celles « intra milieu » (… en prenant bien soin de se placer du « bon » côté de la barrière, évidemment). Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette forme d’homophobie vient également des « hétéros » acquis à la « cause gay », et qui, dans un universalisme bien pensant, vont dire mollement que ni la « communauté hétérosexuelle » ni la « communauté homosexuelle » n’existent « puisque l’important, c’est d’aimer » et de « transcender ces étiquettes catégoristes de la sexualité » dans un grand élan communionnel. Leur vision de la sexualité est positive et optimiste en apparences, puisqu’ils chantent l’ouverture, la surprise, l’abandon. Mais dans les faits, elle traduit un fatalisme face à l’amour, puisque ces poètes au romantisme chaviré et à l’universalisme « cosmique » désincarné ne conjuguent pas ce qu’ils appellent « l’ouverture » avec la reconnaissance concrètes des différences et des identités (par exemple ils ne font pas la distinction entre un couple homme-homme et un couple femme-homme… alors que sur le terrain, on voit bien que cela ne rend pas pareil), « la surprise » avec l’émerveillement (pour eux, l’amour est despotique, il s’impose comme une foudre, et les individus sont commandés par l’instant, les circonstances, leur ressenti, l’assouvissement de leurs envies immédiates, « parce qu’en matière d’amour, il ne faut jurer de rien… »), « l’abandon » avec la confiance et l’engagement (pour eux, l’amour vrai, à vie, unique et heureux, n’existe pas : c’est « facho », « dangereux », « idéaliste » et « vieux jeu » que d’y croire). Au contraire, ils élèvent le doute et la confusion en dogmes, l’anticonformisme et l’individualisme en mots d’ordre, le refus de l’existence d’une vérité universelle en poncif. Actuellement, un certain courant queerisant et « boboïsant », qui séduit de plus en plus les partisans d’une nouvelle manière de penser la sexualité, voudrait que nous ne soyons ni vraiment homme ni vraiment femme[7], ni hétéro, ni gay, ni lesbienne, ni bi, ni trans, mais uniquement des « amoureux » qui accueillent l’amour comme il vient et s’impose à leur subjectivité, des êtres désincarnés et hédonistes, des anges asexués, des purs esprits « libres », des révolutionnaires vivant hors des cadres pré-établis par la tradition et méprisant le concept de « communauté sexuelle », des aventuriers du plaisir dont le seul but amoureux est la jouissance immédiate, l’extase, la recherche d’affection, de tendresse, de câlins, de ressentis sincères et intenses, des êtres humains aimant qui ils veulent quand ils veulent, ne devant ni s’engager durablement en amour ni rendre compte de leur(s) choix sexuel(s) et amoureux à la société… En réalité, ce courant de pensée libertaire, fortement bisexuel et asexualisant, voudrait la mort de la sexualité et des corps. Les fameux partisans du « L’amour n’a pas de sexe (car l’amour, c’est d’abord une Personne, une Rencontre, etc. etc.) » n’ont pas tort à la base en soutenant cela, mais à force d’absolutiser cette vérité, ils ont la bêtise de croire que l’amour et sexe sont indépendants (alors qu’en réalité, ce n’est pas parce qu’ils sont distancés qu’ils sont en rupture, ou, ce qui revient au même, en fusion). L’insipide message d’espoir que ces esprits bobos à la sexualité floue et adolescente veulent annoncer à la Terre entière (…et surtout à leur élite de « gens de Goût »…) comme une « vérité universelle profonde… mais qui se passe de commentaires » tient en une phrase : « Chacun est libre de faire sa propre expérience de l’amour et de le réinventer » Ce qu’ils se gardent bien de dire, c’est justement ce qu’ils mettent derrière le mot « liberté », car la plupart du temps, ils n’y incluent rien. Il reste pour eux synonyme de « confort », de « je fais ce que je veux » (alors que la vraie liberté implique la reconnaissance des limites de celle-ci, la nécessité de l’engagement et du renoncement, la prévalence de la volonté sur les sentiments, etc.). Et généralement, l’idée de la liberté de ces « poètes autodidactes des temps modernes » qui se prennent pour Dieu est très évasive et vise à détruire les cadres qui permettraient justement de faire l’expérience concrète de la profonde liberté. Alors on pourrait se dire que cette défense d’un « droit à l’indifférence » et de la destruction de la « communauté homosexuelle » est la meilleure garantie contre toutes les dérives sectaires du communautarisme. En matière de choix sexuels, chacun verrait midi à sa porte, dans une sorte de « démocratie de l’indifférence mutuelle », sous prétexte de défendre la vie privée, une sexualité-self-service, et la sacro-sainte « liberté individuelle ». Mais la demande du « droit l’indifférence » n’est-elle pas l’extrême inverse du non moins absurde « droit à la différence » ? Je crois que oui.

 

 
 

6 – L’attaque suspecte des clichés

Même si l’identité homo est en soi une mini-farce, car le désir homo ne s’actualise pas systématiquement et de la même manière selon les individus, elle doit quand même être prise en compte en tant que réalité probable du fait d’être désirée vraie, et des conséquences concrètes et collectives de cette croyance, l’une de ces conséquences étant les concepts de « communauté homosexuelle » et de « culture homosexuelle ». Or actuellement, la « communauté homosexuelle » médiatique fomente de discrets autodafés, en détruisant les œuvres homo-érotiques qu’elle avait jadis créées, pour ne nous montrer que des versions édulcorées et peu réalistes des couples homosexuels – que quelques années après elle reniera très certainement en ordonnant leur disparition –, au nom paradoxalement de la sauvegarde et de la construction du patrimoine culturel homosexuel. Beaucoup de personnes homosexuelles s’en prennent aux images médiatiques de l’homosexualité car celles-ci les renvoient à leur désir homosexuel, et parfois aux réalités fantasmées désagréables qu’il a engendrées. Certains films et des pans entiers de la réflexion sur l’homosexualité menée à des époques dites « obscurantistes » sont en ce moment même mis à l’index parce qu’ils feraient partie de la production artistique de la honte homosexuelle (cela est tout à fait paradoxal, surtout à l’heure où des chercheurs inaugurent des centres d’archives homosexuel partout en France, comme cela s’est déjà fait aux États-Unis). Mais leur guerre iconoclaste se destine également aux images de l’homosexualité d’aujourd’hui. Les célébrités homosexuelles, lorsqu’elles osent se rendre visibles, sont presque toutes systématiquement accusées de prosélytisme ou d’exhibitionnisme par les membres de leur propre communauté. Beaucoup de personnes homosexuelles dénoncent souvent les infrastructures et les moyens médiatiques mis en place pour exploiter leurs amours. Leur révolte contre tout ce qui entoure le désir homosexuel et à l’encontre du « ghetto marchand » en particulier peut s’entendre, mais ne résout absolument pas la question du désir homosexuel en lui-même. Elle les empêche même d’y répondre et montre qu’elles n’ont pas encore renoncé à certaines utopies d’amour, qu’elles restent trop dépendantes de leurs images, malgré le fait qu’elles soient persuadées du contraire puisqu’en intentions, elles croient les fuir. Si vous voulez en mettre certaines vraiment en colère, vous n’avez qu’à vous appuyer sur tout ce qui fait la culture homosexuelle dite « classique » en vue de décrire le désir homosexuel (Gay Pride, « Cage aux Folles », fleuristes, coiffeurs, antiquaires, Opéra, mère possessive, Dalida, musique techno, infidélité, Sida, backroom, etc.) : elles le transformeront presque systématiquement en « clichés réducteurs » pour ne pas l’analyser, ou pire, pour se donner un prétexte pour le copier en douce. Par exemple, ceux d’entre elles qui critiquent le plus violemment l’image « grande folle » sont bien souvent les personnalités narcissiques qui s’en approchent le plus. Le rapport idolâtre s’exprime à la fois par le mépris et par l’admiration dédramatisée – … et parfois imitatrice – de ce qui était a priori rejeté. Par exemple, à force de dire que la sportive lesbienne, le steward gay, la personne homosexuelle malade du Sida, etc., sont des « clichés », on finit par encourager justement ce passage du mythe à la réalité fantasmée, puisqu’on ne reconnaît pas des faits parfois larvés à l’état de désirs. Et c’est ainsi que nous pouvons observer que l’homosexualité chez les athlètes féminines est extrêmement courante (par exemple, l’équipe nationale féminine de handball française, jusqu’à une époque très récente, était presque uniquement composée de femmes lesbiennes) ; par ailleurs, faites le test d’interroger les hôtesses de l’air d’Air France : elles vous assureront qu’à peu près 70 % de leurs collègues masculins sont homosexuels ; enfin, au tout début de l’épidémie du Sida, en 1983, il est prouvé que 80 % des individus infectés par le VIH étaient homosexuels[8]. Concernant le dernier exemple, reconnaître le substrat de réalité fantasmée résidant dans l’image de « l’homosexuel malade du Sida » ne fait pas pour autant du Sida un « cancer gay », ni des personnes homosexuelles des sujets sidéens, ou en passe de le devenir : jusqu’à preuve du contraire, un virus ne choisit pas ses victimes selon leur orientation sexuelle. Et pourtant, cette image renvoie à une réalité qu’il faut prendre en compte pour respecter l’histoire de beaucoup de personnes homosexuelles. Tout comme un diplôme ne fait pas la valeur d’une personne – même s’il peut la dire –, l’image peut être signe d’un désir et parfois d’une réalité provoquée par ce désir. Il n’y a pas de cliché sans feu. Un lieu commun n’est pas insensé de ne pas renvoyer systématiquement à une réalité positive et justifiable : j’ai beau par exemple faire mémoire que certains Juifs ont été envoyés aux camps en tant que « sales Juifs », ou prendre conscience qu’objectivement une personne noire aura probablement plus de mal que moi à trouver du travail à cause de sa couleur de peau, cela ne remet en cause et ne justifie ni l’étiquette néfaste qui accompagne les Juifs et les Noirs, ni l’existence des réalités que cette dernière a parfois provoquées (l’antisémitisme, les camps de concentration, le racisme, etc.). Reconnaître l’existence d’un étiquetage négatif et en faire mémoire, ce n’est pas le justifier et stigmatiser davantage une personne. C’est au contraire reconnaître celle-ci telle qu’elle est, dans toute sa dimension, avec ce que l’étiquetage a parfois fait d’elle, et ce qu’il ne modifiera jamais de sa grandeur humaine. Détester son image, y compris une image insultante ou peu conforme à ce que nous sommes, c’est détester toute une part de nous-mêmes. Le désir homosexuel met en place des images particulières qu’il convient de respecter et de comprendre sans les moraliser pour les détruire, même si elles renvoient souvent à des événements peu glorieux – le viol notamment – ou carrément faux. Autrement, nous encourageons leurs actualisations violentes dans l’acte iconoclaste ou iconodule. Entre l’image et la réalité fantasmée, c’est l’histoire volontairement/involontairement confuse de la poule et de l’œuf : nous ne saurons jamais vraiment dire qui a engendré l’autre… et pourtant, un désir humain a pu quand même agir. À force de fuir leurs clichés, certaines personnes homosexuelles les matérialisent en partie. Il n’est pas rare de croiser un certain nombre parmi elles qui s’alignent concrètement et toujours imparfaitement aux images sociales assignées à leur orientation sexuelle, en devenant par exemple des fans de telle icône gay, des artistes, des personnalités du monde de l’image, des fleuristes, des coiffeurs, des couturiers, des antiquaires, etc.. Pourquoi le nier, si en effet c’est vrai ? Cela ne retire rien aux innombrables exceptions à ces images, autrement dit à toutes les personnes qui se disent « homosexuelles ». Nous n’avons aucune raison valable pour déchirer le cliché et refuser son influence, si le lien de coïncidence entre certains goûts et l’homosexualité existe réellement. Les sujets homosexuels resteront à jamais ce qu’ils sont : des Hommes libres et uniques. Mais ils sont aussi ce que leurs images ont fait d’eux.

 

On est même en droit de se demander dans quelle mesure l’effet actualisateur de la simulation de destruction des images de l’homosexualité n’est pas plus ou moins deviné puis recherché par bon nombre de personnes homosexuelles. C’est exactement le syndrome de la star qui, en feignant de refuser les paparazzis, leur fait comprendre qu’ils doivent se ruer sur elle. Attaquer l’image néfaste et les injustices qu’elle a instaurées dans la réalité concrète, sous le prétexte que celles-ci ne devraient pas exister, incite à nier que l’image puisse influer sur les existences, et donc à encourager son influence. Beaucoup d’individus homosexuels se réjouissent/s’offusquent intérieurement de voir l’étrange correspondance travaillée de leurs goûts et de leurs fantasmes avec leurs frères communautaires, même si ce plaisir/dégoût dans la ressemblance a majoritairement la force du non-dit. Une fois dévoilé et retiré de la causalité, il montre toute sa médiocrité… donc il est dit « homophobe », « trop généralisateur » et « stéréotypé ». Elles ne méconnaissent pas les points communs qu’elles partagent ensemble : ils leur indiquent où se trouvent leurs viviers, et leurs probables jumeaux de désirs et d’actes. Et le cliché homo, en même temps qu’elles le conspuent quand il viendrait des « hétéros », ne leur est absolument pas inconnu ni désagréable lorsqu’il dessert leurs propres intérêts. Par exemple, pas une personne homosexuelle n’ignore qu’en allant à une représentation de théâtre lyrique, à une association féministe, à un concert de Mylène Farmer, à une expo d’art moderne, sur certains chat Internet, dans un bar réputé gay friendly, ou à l’Opéra, elle a plus de chances de rencontrer d’autres personnes homosexuelles comme elle que dans un stade de foot, un garage automobile ou dans les « téci » de la banlieue parisienne, même s’il existe des exceptions partout. Certains milieux sociaux et corps de métiers sont plus connotés homosocialement que d’autres : au moins dans les mentalités, et ensuite dans la réalité. L’attaque des images de l’homosexualité par la majorité des personnes homosexuelles est donc à la fois subie et stratégique.

 

 
 

III – Soutenir la « communauté homosexuelle » pour d’autres raisons que la défense identitaire DES homosexuels (sous-tendant l’existence DEShétérosexuels en tant qu’ensemble regroupant tous les couples femme-homme de la Terre : une bêtise anachronique sans nom, à mon sens) et que la défense amoureuse de la force d’amour homosexuel : OUI.

 
 

Après avoir pesé les « pour » et les « contre », j’ai réussi à trouver à ce jour 3 raisons pour défendre la « communauté homosexuelle ». À vous de juger…

 
 

1 – L’amitié

 

Que la « communauté homosexuelle » existe ou n’existe pas, l’absurde croyance en sa présence a le mérite de contribuer à de belles rencontres. Elles sont rares mais elles existent. Pour ma part, l’excuse de l’homosexualité aura mis sur ma route des garçons et des filles humains parfois drôlissimes, très fins, créatifs, intellectuellement solides, avec qui je peux me lâcher et oser être léger et insolent. Rien que pour cette raison, la constitution d’une « communauté homosexuelle » a un peu sa raison d’être… même si le prétexte de son existence n’en sera pas pour autant entièrement justifié/justifiable, et le contexte de sa création un peu facile (Suffit-il de goûts communs et d’une attirance sexuelle pour les mêmes photos de magazine pour trouver des frères de cœur qui nous ressemblent ? On se rend vite compte que non !) Dans le « milieu homosexuel », on trouve des gens qu’on n’aurait certainement jamais croisés autrement que par l’intermédiaire de ce concept de « communauté » : il y a une diversité, un brassage ethnique, social, intellectuel assez hallucinant qui se produit grâce à la croyance en une « communauté homosexuelle » (même si la diversité, en soi, n’est pas une richesse : elle ne le devient que si les différences sont partagées dans le respect de ce que sont profondément les personnes, et si elle s’inscrit dans un projet d’amour durable). Cette improbabilité des rencontres entre personnes homosexuelles, quand elle est fertile relationnellement, peut vraiment être source d’émerveillement et d’humour : on se dit « C’est génial… Mon désir homosexuel m’a accidentellement fait atterrir là, rencontrer telle personne que je trouve géniale, m’a offert des amis et des situations inouïes ». À mon avis, la base pour légitimer une « communauté homosexuelle » est l’amitié. Si déjà les personnes homosexuelles arrivent à constituer un groupe d’amis solide dans lequel il fait bon venir et agir, où elles ne passent pas leur temps à coucher les unes avec les autres, la création et les idées surgiront d’elles-mêmes. C’est un vrai défi.

 
 

2 – L’intérêt de la réflexion sur le désir homosexuel

 

Je suis toujours surpris de voir que beaucoup d’individus qui se disent « homosexuels » se désintéressent autant de la « culture homosexuelle ». Même ses plus fervents défenseurs soutiennent qu’il n’y a pas de raisons d’y croire : « La culture gay, ça n’existe pas. Tout ça, c’est des clichés ! » déclare le directeur du magazine Têtu, Pierre Bergé[9]. Les artistes homosexuels connus passent pour des gens en général très atypiques auxquels la plupart des personnes homosexuelles refusent de s’identifier. Il est vrai qu’ils répondent rarement à leur questionnement existentiel (leur message est sensiblement le même et se distingue par sa platitude : « Il faut accepter la différence. L’important, c’est d’aimer qui on veut et d’être heureux »). Elles sont nombreuses à se sentir en total décalage avec leurs frères communautaires. Comment peut-il en être autrement ? « L’homosexuel » et « l’hétérosexuel » – ces extra-terrestres nés sur nos écrans de cinéma ou sur les tables d’opération de la médecine légale de la fin du XIXe siècle – n’existant pas, les liens humains qui se tissent autour d’eux se basent donc fatalement sur un mensonge identitaire. L’homophobie des personnes homosexuelles envers elles-mêmes et leurs propres images les invitent sans cesse à se croire différentes de leurs jumeaux d’orientation sexuelle et à se désolidariser de la créature homosexuelle, tout en cherchant paradoxalement à s’y identifier en actes. Les références cataloguées « homosexuelles » (mère possessive, infidélité, Sida, opéra, coiffeur, etc.) agacent. C’est fatal… et peut-être tant mieux : cela dit que le désir homosexuel est un élan idolâtre du paraître plus que de l’être, s’exprimant par l’attraction-rejet de ce qu’il cherche à incarner en vain. Ainsi, se risquer à parler sérieusement du désir homosexuel signifie forcément se condamner à rentrer dans la caricature. Plus quelqu’un le définit comme une réalité personnifiable, ce qu’il n’est pas prioritairement, et plus on est tenté de lui rire au nez en lui disant que ce ne sont pas Mylène Farmer, le visionnage de « La Cage aux Folles », ni un entourage amical homosexuel, qui suffisent à favoriser une juste approche de la réalité désirante homosexuelle. L’homosexualité est un mélange inextricable entre un sujet sérieux qui ne se prend pas au sérieux et un sujet léger qu’il faut prendre un minimum au sérieux. Cette indétermination suffirait-elle à ne pas en parler du tout ? Oui, si le désir homosexuel n’illustrait pas sur la durée l’avènement (ou l’existence) de souffrances réelles. Or, il est souvent le signe avant-coureur d’une blessure, d’une division schizophrénique du psychisme humain. Rares sont les ouvrages où ce désir est réellement questionné par ses images sans que celles-ci soient ensuite récupérées en vue de la diabolisation d’un ennemi, ou pour la justification d’une identité éternelle déshumanisée et de l’intensité des amours homosexuelles. Pour ma part, je ne compte pas détruire les images négatives de l’homosexualité. Au contraire, j’ai envie de défendre leur existence. Je ne me positionne pas contre la Gay Pride, les drag-queen, la visibilité médiatique des personnes homosexuelles, le « ghetto marchand » gay, les back room, l’infidélité au sein des couples homosexuels, le PaCS et autres projets de lois en faveur de la « communauté homosexuelle », l’invasion du porno dans le monde gay, etc. Le lynchage systématique du « milieu homo » et des personnes homosexuelles est généralement utilisé en vue de la démobilisation et du procès. Il ne sert à rien : la majorité des personnes homosexuelles le pratiquent allègrement. Non seulement il ne reconnaît pas des pratiques, des modes de vies, des comportements, des souffrances, des réalités mais, en outre, il déplace le débat du désir homosexuel au décorum qui l’entoure. Au lieu de juger si tout ce qui fait la culture homosexuelle est « bon » ou « mauvais », « moral » ou « immoral », « vrai » ou « faux », au lieu de nier des réalités dans la défense ou l’opposition, il me semble plus intéressant de chercher comment un désir se symbolise en images, se manifeste parfois en actes beaux et violents, et pour quelles raisons.

 

Car le désir homosexuel existe vraiment et il est particulier : les personnes homosexuelles qui le ressentent savent qu’il n’est pas de même nature qu’un désir qui les attirerait vers des individus de l’autre sexe, et qu’il ne relève pas d’un simple caprice ou de leur imagination. Si « les » homosexuels n’existent pas, le désir homosexuel, lui, reste une réalité fantasmée, mais une réalité quand même. Parce que les personnes homosexuelles ne fantasment pas sur les individus de même sexe qu’elles par simple décision ou pur caprice, tout nous encourage à penser que le désir homosexuel est réel. Il suit une certaine logique, que nous retrouvons de manière similaire dans les couples hétérosexuels, et beaucoup moins dans les couples femme-homme unis par un vrai désir d’amour. Il possède ses propres représentations et actualisations. En lisant la vie des auteurs homosexuels, en observant les échos inattendus entre leurs œuvres, en échangeant avec des personnes homosexuelles du monde entier et de tous les âges, on a l’occasion de reconnaître un même rapport désirant aux drames et aux joies de l’existence humaine, en dépit des fossés culturels préexistants. On découvre beaucoup de coïncidences troublantes : par exemple, la sur-représentation des jumeaux dans le « milieu homosexuel », une attraction pour les marionnettes, un nombre important de personnes homosexuelles parmi les cinéastes de films d’horreur, etc.. On observe des similitudes thématiques entre deux artistes que pourtant rien ne semblait rapprocher. Et celles-ci, loin d’être inquiétantes, ne font que légitimer l’existence et la réalité incertaine d’un désir homosexuel singulier. Un jour, je suis tombé par hasard sur un extrait du roman Le Baiser de la Femme-Araignée (1976) de l’écrivain argentin Manuel Puig où est décrite « une jeune fille qui monte admirablement à cheval, une fille qui ne parle presque pas, une jeune fille timide ou sournoise, une jeune fille qu’on utilise et qu’on laisse ensuite, une jeune fille qui raconte comment l’ancien administrateur de la propriété l’a violée, une jeune fille qu’on gifle et qu’on insulte parce qu’elle dit de terribles vérités… »[10] Et j’y ai reconnu un portrait similaire de la Libertine de Mylène Farmer dans le vidéo-clip de la chanson « Pourvu qu’elles soient douces ». Incroyable. Deux mondes différents se faisaient écho sans s’être préalablement consultés, et j’en ignorais les raisons. Pourtant, tout concordait. J’en suis donc arrivé à penser que les liens qui unissent les personnes homosexuelles entre elles sont en réalité très nombreux, et que l’homosexualité est un désir beaucoup plus universel et définissable que les défenseurs d’une communauté humaine bisexualisée et asexualisée ne le voudraient. C’est la non-reconnaissance de ce que j’appelle les « codes homosexuels » (que j’ai tenté de répertorier dans mon Dictionnaire des codes homosexuels) qui fait que la majorité des personnes homosexuelles ont tant de mal, aujourd’hui comme hier, à se rencontrer, à faire communauté, et à vivre l’amour. Même si l’homosexualité est aussi diverse qu’il y a de personnes homosexuelles, qu’elle est vécue et gérée de manière singulière par chacun des individus qui ressent en lui des attirances homo-érotiques, qu’elle restera une énigme à redécouvrir sans cesse, que les coïncidences homosexuelles ne pourront jamais être érigées en causalités et en grille de lecture « des homos », je soutiens malgré tout cela que le désir homosexuel se laisse partiellement élucider par ses images, et parfois par les actions qu’il impulse. J’ai donc essayé de dresser un petit panorama non-exhaustif des nombreux symboles dessinant les contours d’un même désir homosexuel, et d’expliquer pour quelles raisons certaines personnes homosexuelles partent en croisade iconoclaste/iconodule contre l’existence de leurs signes. Je dis « leurs » signes, non dans une optique minorisante et déshumanisée, mais pour prendre en compte les effets d’un réductionnisme identitaire qui existe malgré moi, et sans lequel je ne pourrais pas universaliser le désir homosexuel. Juger d’une œuvre au seul regard de l’homosexualité de son auteur est tout à fait regrettable : humainement et éthiquement, il n’y a pas à proprement parler d’« œuvres homosexuelles » (au même titre qu’il n’y a pas de « littérature féminine » stricto sensu, de « droits des enfants », ni de « culture nord-américaine » : ces dénominations catégoristes deviennent vite aberrantes et détestables une fois qu’elles servent à isoler et à déshumaniser une minorité d’individus, y compris pour prendre leur défense). Mais sachant que la croyance au désir homosexuel peut parfois se concrétiser de manière singulière par l’action d’individus qui font tout pour le rendre effectif, je suis bien obligé de reconnaître malgré tout ses actualisations (artistiques, relationnelles, légales, sociales, etc.) en tant qu’« homosexuelles ». J’abonde dans le sens d’Emmanuel Cooper quand il écrit dans La Perspective Sexuelle (1986) que « le fait qu’un artiste soit ou ne soit pas homosexuel n’explique ni sa création ni une façon de la regarder(mais qu’en revanche), ce que nous pouvons faire avec profit, c’est de ré-examiner la vie et le travail de l’artiste au-delà du secret, des préjugés et du mythe, et de chercher la présence de l’homosexualité et sa signification »[11]. Cooper n’invite pas à gommer l’homosexualité mais précisément à la redécouvrir telle qu’elle est, dans une perspective qui dépasse la simple condamnation du « milieu » et des personnes homosexuelles, un regard plus large et plus universellement humain qui observe des faits et des images sans en tirer des conclusions déterministes et moralisantes sur « les homos ».

 

C’est la raison pour laquelle je me permets de parler d’« œuvres homosexuelles », en ayant conscience que cette appellation est défectueuse (voire même dangereuse si elle laisse croire en l’existence « des homosexuels », ou que ce qui est exprimé sur le terrain de la fiction littéraire, cinématographique, ou sur le terrain des désirs non-actualisés, est vrai et s’applique concrètement à toutes les personnes homosexuelles), mais éclairante pour comprendre les fonctionnement du désir homosexuel.

 

Qu’est-ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, une « œuvre homosexuelle », avec toutes les précautions d’usage de l’adjectif qui s’imposent ? Elle se définit pour moi selon trois critères : l’auteur, l’œuvre, et le public visé (ou qui se reconnaît dans cette œuvre). Pour qu’une création (film, discours, roman, chanson, peinture, pièce, etc.) puisse être définie en tant qu’« homosexuelle », il faut à mon sens : soit que l’homosexualité du créateur de cette œuvre soit affichée et connue des media, ou relativement latente ; soit que le thème principal ou secondaire de l’œuvre en question se rapporte explicitement au désir homo-érotique ; soit que l’artiste soit vénéré(e) comme une icône de la communauté homosexuelle, ou que le public ciblé par sa création artistique se revendique gay ou gay friendly.

 

 

Une fois qu’on a commencé à reconnaître des codes en tant qu’« homosexuels » – parce que le désir homosexuel existe vraiment et agit parfois – sans les assigner systématiquement « aux homosexuels » – parce que les individus homosexuels ne sont pas que leur désir homosexuel : ce ne sont pas certaines choses qui sont vraies sur le désir homosexuel qui font « les homosexuels » –, il est impossible de ne pas dévorer le rayon gay des librairies, de ne pas lireTêtu comme une bible, de s’ennuyer lors d’un spectacle de Marcial Di Fonzo Bo ou d’Olivie Py, de mépriser la culture homosexuelle et les personnes homosexuelles, de ne pas s’enthousiasmer pour la Marche des Fiertés et les débats télévisés sur l’homosexualité, d’avoir honte de se balader avec ses amis « folles » dans la rue, de se réduire à son orientation sexuelle. Les personnes homosexuelles doivent honorer et aimer ce qu’elles font, se passionner pour la complexité de leur désir homosexuel exprimée en motifs. Femme endormie par-ci, vampire par-là, balcons, chats, fêtes foraines, tauromachie, chocolat, piscine, viol un soir de carnaval en été, Homme invisible, visages coupés en deux… tout est là. Souvent, elles connaissent mal leurs vérités puisqu’elles ne désirent pas analyser leurs codes, alors que pourtant, ce sont elles-mêmes qui les ont créés. Les critiques littéraires nous orientent en général vers une « lecture second degré » de leurs œuvres, invitent à la distance presque totale en nous imposant l’idée d’un « Mystère homosexuel » insoluble. Je vous propose au contraire de prendre les personnes homosexuelles un peu plus au sérieux qu’elles – leurs œuvres et leur vie ne sont pas que de simples bouffonneries – et un peu moins au sérieux – elles ne sont pas aussi divines et monstrueuses qu’elles le voudraient. Dans le passage artistique à la parodie provocatrice ou à la tragédie mimée est exprimé un appel. Et nous avons à y répondre.

 

Il est encore temps pour les personnes homosexuelles de découvrir que leur simple existence et leur homosexualité portent les germes d’une révolution sans précédent visant à dénoncer la manipulation médiatique qui leur impose l’imitation d’un seul modèle d’amour, « le Couple » romantique désuni et fusionnel (le couple hétérosexuel en particulier, mais aussi le couple de semblables homosexuels), et à mettre en lumière ce que ceux que nous désignons habituellement comme « hétéros », qui sont en réalité des individus qui cherchent à imiter l’image scientifique puis médiatique du couple hétérosexuel, veulent les empêcher qu’on leur révèle sur eux-mêmes : le manque d’amour dans leur union, qui s’est parfois traduit chez elles en identité homosexuelle. Les personnes homosexuelles sont les mauvaises consciences de la société, de magnifiques araignées. Par leur désir et ce qu’elles sont, elles ont le pouvoir de dévoiler des conflits enfouis dans les familles, la communauté humaine, et le monde. Elles n’ont pas à avoir peur de jouer leur rôle de dénonciateurs des faux-semblants sociaux, avec justesse, humour et douceur, pour faire connaître le réductionnisme actuel opéré sur la sexualité. Ce n’est pas l’homosexualité qui est scandaleuse : ce qui est inadmissible, c’est uniquement le fait de reconnaître l’hétérosexualité comme la Vérité (identitaire, amoureuse, universelle) d’abord de tous les couples femme/homme, et ensuite des personnes homosexuelles.

 

 
 

3 – La nécessaire dénonciation des injustices et des modèles d’amour fallacieux

 

Bien souvent, on se méfie de ceux qui soutiennent que la « communauté homosexuelle » existe. Un peu à raison (le communautarisme comporte de sérieux risques, y compris quand on cherche à défendre ceux qu’on veut mettre dans le même sac), et un peu à tort : beaucoup préfèrent dire que tout ce qui aiderait à définir les contours d’une communauté (les activités internes, les règles tacites, les images de ce groupe), « c’est cliché », comme s’ils disaient par là que « ça n’existe pas ». Ce déni, via la proclamation de l’inexistence d’un « milieu homosexuel », montre bien que, plus qu’une réalité, la « communauté homosexuelle » est un écran occultant des désirs violents non-systématiquement actualisés.

 

Nous devons être des preux défenseurs de la « communauté homosexuelle ». Mais attention : pour dire aux autres qu’elle n’existe pas comme eux et nous le pensons actuellement. Elle ne doit exister que temporairement, comme un orage qui passe et qui dénonce les incompréhensions actuelles sur l’amour. Comme je l’ai écrit dans mon livre[12], « Je suis d’avis que l’idée de ‘communauté homosexuelle’ pourrait à la rigueur se défendre uniquement dans le cadre de la lutte contre le viol et pour la reconnaissance de la probable influence du viol dans l’émergence du désir homosexuel (et à l’heure d’aujourd’hui, on peut constater qu’on est loin du compte !). Mais comme le viol s’applique également à la communauté hétérosexuelle et qu’il n’est pas spécifique ‘aux homosexuels’, le concept de communauté(s) homosexuelle reste quand même très contestable malgré tout. »

 

Si les personnes homosexuelles ne questionnent pas leur désir homosexuel par rapport à un « nous » social, elles se contenteront de proférer des messages publicitaires queer complètement fades tels que : « La recherche du bonheur et de l’amour au XXIe siècle dépend de nous. C’est à chacun de la gérer comme il l’entend ! », destinés à des individualités isolées appartenant davantage au monde télévisuel United Colors of Benetton qu’au monde réel. Il faut qu’elles deviennent de fervents défenseurs de la cause gay, bien plus audacieux encore que la majorité des personnes homosexuelles actuelles, en allant vers les autres sans se présenter comme « les homosexuels de service », mais plutôt en expliquant la violence de leur désir homosexuel, qui est le reflet particularisé d’une violence humaine universelle à combattre ensemble. Une fois qu’elles auront saisi qu’elles sont elles-mêmes des êtres manipulés par leurs désirs de viol superficiels (nous pourrions parler des « désirs de surface »[13]évoqués par Néstor Ponce) et les images médiatiques déréalisantes, leur réveil risque d’être sans précédent. Leur connaissance inconsciente de la souffrance humaine maquillée dans le rose bonbon ou le noir, de l’hypocrisie télévisuelle dont leur désir sexuel (aux côtés du désir hétérosexuel) est le reflet, peut les rendre plus aptes à soulager les blessures d’autrui, à dénoncer les impostures sociales et à les dépasser.

 

Si je prends la peine de particulariser la révolution humaine en « révolution homosexuelle », c’est parce que j’estime que la révolution humaine se décline de manière singulière en présence des personnes homosexuelles et d’un désir homosexuel réel, donc qu’elle mérite un titre privé, même si dans le fond, la révolution homosexuelle s’inclut prioritairement dans une révolution humaine et universelle, donc humaniste. Y compris au sein de la « communauté homosexuelle », les sujets homosexuels ne doivent pas perdre de vue qu’ils se parlent entre Hommes et non entre personnes homos. Ce n’est que lorsqu’ils mettront de côté leur homosexualité sans la nier qu’ils auront toutes les chances de penser qu’ils auront posé un acte réellement révolutionnaire. Toute idée individuelle qui n’est pas liée à l’universel est appelée à mourir, de même que toute pensée universelle qui gomme l’individualité et l’originalité de chaque Homme est souvent mortifère. L’unité dans la diversité – le « n’être qu’Un tout en restant deux » – est un équilibre sans cesse à trouver pour vivre des bienfaits de la révolution humaniste. Plus les personnes homosexuelles s’ouvriront à l’universel, plus elles se rendront compte qu’elles se dirigent vers la Vérité fondamentale et intérieure de l’Homme. Elles penseront alors la singularité et l’universalité, non plus en termes d’oppositions, mais de relations possibles et belles pour lutter contre toute forme d’exclusion.

 

 

Oui. À mon sens, on peut parler de « communauté homosexuelle » à partir du moment où on ne la renie pas mais qu’on la considère quand même comme non-essentielle. La révolution homosexuelle doit dépasser les frontières de la « communauté homosexuelle » et rejoindre la communauté humaine. Si elle reste orientée uniquement vers le particulier – même si, en théorie, elle se dit en termes universalisants –, elle joue contre elle et finit par se transformer en blague. Je pense qu’il faut élargir et universaliser la réflexion sur le désir homosexuel, non par un prosélytisme qui tente de justifier l’existence d’une identité homosexuelle universelle ou la force de l’amour homosexuel, mais parce que l’homosexualité pointe du doigt des dysfonctionnements sociaux qui font barrage à la rencontre d’amour humanisante et universelle. Il nous faut donc dépasser la simple demande du « droit à la différence » formulée par les séparatistes homosexuels, ainsi que la défense du « droit à l’indifférence » énoncée par les universalistes tièdes craignant la menace communautariste. Même si le second « droit » se justifie un peu mieux que le premier, aucun des deux ne convient puisqu’ils freinent la pensée sur le désir homosexuel, l’un par les excès de la revendication identitaire, l’autre par la lâcheté de la banalisation.

 

Enfin, je dirais que, OUI, on pourra parler de « communauté homosexuelle » à partir du moment où on la rendra aimante, conviviale et exemplaire. Je ne vous cache pas qu’il y a du boulot de ce côté-là (peut-être encore plus qu’ailleurs tant ce qui réunit les personnes homosexuelles est irréel : l’Androgyne est purement et simplement un extra-terrestre). Les personnes homosexuelles doivent partir à la recherche des modèles communautaires homosexuels qui leur font envie. Et ces derniers ne tomberont pas du ciel… puisque ce sont elles et leurs amis qui les composeront ! Il est temps que les individus homosexuels se rendent visibles et qu’ils montrent qu’ils sont autre chose qu’une caricature d’eux-mêmes ! Car la soif de modèles est profonde dans le « milieu homosexuel ». Peu de personnes homosexuelles osent formuler tout haut, comme Laura dans le livre L’Homosexualité dans tous ses états (2007) de Pierre Verdrager, un mécontentement relativement général : « Ce que j’ai perçu du milieu homosexuel et du monde homosexuel, ça ne me plaît pas. Je ne me reconnais pas là-dedans. (…) L’homosexualité, ce n’est pas très net… Je me dis : ‘Ils sont frappés’. Moi, j’ai rarement connu des homos bien dans leur tête, en couple depuis des années. C’est n’importe quoi. (…) Tu vois, moi, j’ai grandi et je n’ai pas eu de modèle homosexuel… Là, aujourd’hui, il n’y a pas un mec ou une nana que j’admire en tant qu’homosexuels. Pourtant, j’en ai croisé des gens ! Moi, j’aimerais qu’il y ait des modèles, des mecs intelligents, des mecs instruits, des mecs simples, artistes qui se fassent connaître. Moi, j’en ai marre des gens destroy. »[14]

 

Il me semble que la révolution des personnes homosexuelles passe par l’apprivoisement et l’amour de la société humaine dans laquelle elles sont nées, même si elle a parfois été cruelle avec elles. C’est le pouvoir qu’elles confèrent au regard des autres posé sur leur désir homosexuel qui contribue en partie à faire ou à désamorcer l’insulte homophobe. Si, dans la réception, elles réduisent à néant par le pardon et leur sourire ce qui au départ était lancé comme une agression, si elles se forcent à arrêter de penser que leur côté « tapette » ou « garçon manqué » va leur attirer des ennuis, si elles apprennent à rire d’elles-mêmes avec les autres, elles s’offriront certainement l’opportunité d’assister à des retournements de situations des plus étonnants, autrement dit véritablement révolutionnaires. Elles pourront, grâce à la distance qu’elles prendront par rapport à elles-mêmes, décourager ceux qui au départ s’étaient engouffrés dans la brèche de leur honte existentielle. Les Hommes ne sont pas que des imitateurs de haine ; ils sont bien plus souvent imitateurs de paix. Ne pas donner à la provocation homophobe ce qu’elle attend ou l’importance qu’elle n’a pas, sans pour autant faire la sourde oreille et se laisser marcher sur les pieds, c’est émousser, voire détruire, la volonté de blesser par la volonté d’aimer par-delà l’agression. Pour l’avoir expérimenté en grand groupe, je peux vous assurer que l’homosexualité bien vécue génère de la convivialité et de la sympathie communicative. Au fond, les gens dits à tort « hétérosexuels » ont en général une affection toute particulière pour les personnes homosexuelles qui aiment leur homosexualité au point de la laisser de côté et d’en jouer avec eux.

 
 


 

[1] Philippe Ariño, Homosexualité sociale, Éd. L’Harmattan, Paris, 2008, p. 90.

[2] Frédéric Martel, Le Rose et le Noir, les Homosexuels en France depuis 1968, Éd. Seuil, Paris, 1996, p. 713.

[3] Molina à Valentín dans Manuel Puig, Le Baiser de la Femme-Araignée, Éd. Seuil, Paris, 1979, p. 205.

[4] Nina Bouraoui dans l’émission « Culture et Dépendances », France 3, le 9 juin 2004.

[5] Hervé Guibert, Le Mausolée des Amants, Journal 1976-1991, Éd. Gallimard, Paris, 2001, p. 91.

[6] Je vous renvoie à l’excellent essai L’Invention de l’hétérosexualité de Jonathan Katz, ainsi qu’au chapitre sur la genèse des termes « homosexuel » et « hétérosexuel » dans le tome 1 Homosexualité intime de mon livre.

[7] Ses promoteurs remplacent d’ailleurs ces deux mots par les notions beaucoup plus subjectives et culturelles de « genre(s) », masculin ou féminin, pour mieux, disent-ils, les « déconstruire »… car ils se figurent, par phobie du monstre surnommé « Destin anatomique », que les corps réels n’ont rien à nous apprendre… Croyance en la toute-puissance de la science oblige…

[8] Frédéric Martel, Le Rose et le Noir, op. cit., p. 346. Le cliché homosexuel = Sida garde encore un fond de vérité aujourd’hui : « Les données épidémiologiques les plus récentes montrent que 40 % des hommes ayant découvert leur séropositivité en 2004 avaient été contaminés lors de rapports homosexuels. » (C. Sémaille, Sexualité, Relations et Prévention chez les Homosexuels masculins : un Nouveau Rapport au Risque (2007), cité dans Enquête sur la Sexualité en France (2008) de Nathalie Bajos et Michel Bozon, Éd. La Découverte, Paris, 2008, p. 244)

[9] Pierre Bergé, dans la revue TÉLÉRAMA (article « Y a-t-il une Culture gay ? », n° 2893, le 22 juin 2005, p. 14.

[10] Manuel Puig, Le Baiser de la Femme-Araignée, Éd. Seuil, Paris, 1979, pp. 128-129.

[11] Emmanuel Cooper, La Perspective Sexuelle, 1986, cité dans l’article « Queer Impressions of Gustave Caillebot » de Jim Van Buskirk, sur le site www.travelstoremexico.com consulté en juin 2005.

[12] Philippe Ariño, Homosexualité sociale, Éd. L’Harmattan, Paris, 2008, p. 158.

[13] Néstor Ponce, « Oralité perdue », dans Le Néo-baroque cubain, Éd. du Temps, Paris, 1997, p. 117.

[14] Laura citée dans Pierre Verdrager, L’Homosexualité dans tous ses états, Éd. Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, Paris, 2007, pp. 281-282.

 

Pourquoi Mylène Farmer plaît tant aux personnes homosexuelles ?

Pourquoi Mylène Farmer plaît tant aux personnes homosexuelles ?

 

Vous serez tous à peu près d’accord avec moi (…sauf les défenseurs invétérés de Madonna) : en France, Mylène Farmer est l’artiste la plus adulée de la communauté homosexuelle, que cela agace ou pas, que ce lien soit travaillé ou non par les media et par l’artiste elle-même. Ses concerts ressemblent à des mini-Marches des Fiertés, et les sites consacrés à la « vilaine fermière » ne désemplissent pas d’un public gay toujours plus nombreux et enthousiaste. Mylène Farmer – à l’image d’un Cabrel ou d’un Goldman, mais du point de vue homosexuel cette fois – est la chanteuse qui arrive à réunir autour d’elle la palette la plus étendue et la plus inter-générationnelle de la population homosexuelle. Hommes gay et femmes lesbiennes, Steevy efféminés et garçons « hors milieu » propres sur eux, cinquantenaires et ados post-pubères, célibataires et couples, tout ce beau monde possède au moins un ou deux disques de la chanteuse et n’a rien contre assister à l’un de ses concerts.

 

 

Comment expliquer alors que la sauce ait pris à ce point-là entre les personnes homosexuelles et « Mylèèèèène », alors même que la glaciale Mademoiselle Gautier n’a jamais fait son coming out, ni affiché ses sympathies gay friendly outre mesure – sauf dernièrement en faisant la Une du Têtu d’août 2008 –, ni encouragé explicitement les personnes homosexuelles à créer des fan-clubs en son honneur ?

 

Plusieurs explications sont possibles, même si l’une me semble primer sur les autres (j’en parlerai en fin d’article).

 

Tout d’abord, Mylène Farmer a su construire un univers artistique particulièrement homo-érotique dans lequel de nombreuses personnes homosexuelles peuvent se reconnaître. Dans ses œuvres, on retrouve énormément de codes symbolisant le désir homosexuel, codes que j’ai d’ailleurs recensés dans mon Dictionnaire des codes homosexuels (entre autres le vampirisme, la corrida, la gémellité, les Liaisons dangereuses, le narcissisme, le refus de grandir, les marionnettes, le désir de se prendre pour Dieu, la femme-araignée, la main coupée, la prostituée tuée, l’inceste, la lune, le côté sale gosse, l’attraction pour la mort, etc.) : il est donc normal que les individus homosexuels s’y identifient en masse. Mylène a réussi à donner corps à tout l’inconscient collectif homosexuel, à le mettre en images sans pour autant l’expliquer. On va dire qu’à défaut de le rendre déchiffrable, elle a hiéroglyphié le désir homosexuel à la perfection.

 

 

D’autre part, Mylène Farmer est une marchande de rêves au professionnalisme impeccable. Il faut bien l’avouer : elle nous transporte d’un monde à un autre, et ne lésine pas sur les moyens. Avec elle, on voyage dans le temps et on en a plein les yeux. C’est la folie des grandeurs. Dans son travail, tout est soigné, sophistiqué. Elle fait les choses en XXL (collaboration avec les plus célèbres cinéastes, couturiers et photographes ; beauté des coffrets de disques ; grande diversité des produits dérivés ; concerts époustouflants à Bercy ; bientôt le Stade de France…). Les clips de ses chansons sont rarement bâclés : Laurent Boutonnat, son complice, en a fait carrément des mini-films, des petits bijoux de technicité. Mylène et lui ont un sens de l’esthétisque poussé jusqu’à l’extrême, jusqu’au totalitarisme, comme l’illustrent les propos du chanteur Jean-Louis Murat lors du tournage du clip de la chanson « Regrets » : « J’étais un peu en observateur, je trouvais ça assez formidable, je voyais bien que c’était un vrai fonctionnement de couple où l’extrême rigueur demandée par l’un était comprise et acceptée entièrement par l’autre. Une vraie complémentarité, une intensité dans le désir de faire quelque chose de qualité, sur la même longueur d’onde. Quand on travaille avec eux, c’est toujours assez bluffant de voir jusqu’à quel point ils peuvent aller dans le commandement, dans la soumission aussi… »[1]. Mylène Farmer, pour cette raison, est éminemment kitsch (j’entends « kitsch » dans le sens de vernis visant à occulter/représenter un système totalitaire : un capitalisme effréné, une société matérialiste, un monde sans Dieu, un univers violent et déshumanisé, une soif de pouvoir grandiloquente, etc.). Elle emploie lors de ses concerts les techniques scénographiques les plus communes du despote voulant hystériser ses foules : les retards qui s’éternisent avant l’arrivée sur scène ; la longueur des introductions de chansons ; le surgissement dans les airs, comme un Christ en croix venu du ciel ; quelques rares phrases – concises mais au contenu simple et efficace – adressées à la foule ; les larmes d’émotion forcées sur les mêmes chansons ; les décors impressionnants d’inventivité ; des chorégraphies faciles à reprendre collectivement ; une mise en scène dignes des grands « shows à l’américaine » ; une maîtrise parfaite des techniques audiovisuelles les plus « high tech » du moment ; un entourage professionnel artistique costaud et étendu ; une ribambelle de danseurs tous plastiquement aussi parfaits les uns que les autres ; etc.. Bref, une vraie propagande politico-artistique que la communauté homosexuelle cautionne les yeux (presque) fermés, et qui sent la mégalomanie à plein nez, comme l’illustrent certaines paroles de chansons (« Il est à moi, le Monde ! Il est à moi, le Monde ! Il est à moi, le Monde ! » de « Dessine-moi un mouton » par exemple)… On ne sera pas étonné d’entendre la chanteuse déclarer elle-même qu’« elle possède un orgueil qu’elle croit terrible »[2]

 

 

Il est logique que les spectacles et les extravagances de Mylène Farmer génèrent des fanatismes, particulièrement parmi les personnes homosexuelles, puisque la chanteuse s’offre fréquemment en Messie crucifié à la communauté homosexuelle – ses délires christiques, proches de ceux de Madonna, le démontrent parfaitement, ainsi que la diversité des reliques qu’elle vend aux enchères sur Internet, même si elle dit ne pas le faire consciemment ni dans un processus d’auto-culte de la personnalité calculé – ; et ensuite, après s’être donnée entièrement dans une exhibition clairement blasphématoire et démesurée, elle se dérobe à ses fans, remonte dans sa limousine aux vitres teintées sans dire au revoir à personne (je vous rappelle la mise en scène de départ filmée comme une déchirure dramatique dans le concert « Avant que l’ombre… à Bercy » en 2006), et s’engouffre dans un silence inexplicable et aussi disproportionné que son don sur les écrans : rien d’étonnant qu’un tel écart d’attitudes – pourrait-on le qualifier de simplement ludique quand il toucherait davantage à la schizophrénie de star ? – provoque chez les esprits en mal d’identité une vraie frustration… donc soit source de fantasme, d’hystérie, d’idolâtrie, voire de violence (rappelez-vous le meurtre du réceptionniste de la maison de disques de la chanteuse par un fanatique en 1991). Mylène Farmer participe secrètement au processus de divinisation autour de sa personne en faisant du mystère un fond de commerce juteux, même si cela est effectué dans un effacement tellement étudié qu’il est possible que l’artiste, dans une sincérité confondante, ne s’en rende même pas compte elle-même.

 

 

Une autre raison que j’invoquerais pour expliquer le succès que Mylène Farmer remporte auprès de ses fidèles homosexuels, c’est qu’elle joue continuellement sur l’inversion et l’ambiguïté sexuelle, autant artistiquement – dans son discours et son répertoire musical – qu’existentiellement. Mylène représente la bisexuelle dans toute sa splendeur, la femme libérée qui laisse entendre qu’elle goûte à tout type de sexualités sans pour autant vouloir se définir en tant que « lesbienne », « bisexuelle » ou « hétérosexuelle », et assumer les conséquences de ses actes : « Je me fous bien des qu’en dira-t-on, je suis caméléon » chante sa jumelle narcissique de « Sans contrefaçon ». Mylène Farmer joue la dissimulation : la plus belle signature homosexuelle qui soit, non ? Oscar Wilde n’avait-il pas, en son temps, baptisé l’homosexualité comme « l’amour qui n’ose pas dire son nom » ?

 

 

Est-elle pour autant lesbienne ? Personne ne l’est complètement, pas même la femme qui se veut 100 % lesbienne. Donc Mylène pas plus qu’une autre. La seule chose qu’on peut dire, c’est que très certainement un désir homosexuel – ou plutôt bisexuel – s’est exprimé à travers les œuvres et les actes scéniques farmériens. La chanteuse n’hésite pas à cultiver un style « garçonne » ou androgyne, à « rouler des pelles » à ses choristes pendant ses concerts, à prendre son bain nue en compagnie de jeunes demoiselles (c. f. le vidéo-clip de « Libertine »), à simuler l’inceste avec la candide Alizée (c. f. les chansons « Gourmandises », « Veni, Vedi, Vici », « Cœur déjà pris »), à prendre des poses langoureuses avec des femmes pendant certaines séances photos, à camoufler un probable lesbianisme par le traitement de thématiques proches de l’homosexualité telles que la gémellité ou le double spéculaire du miroir narcissique. Par ailleurs, ses chansons sont truffées de clins d’œil explicitement homosexuels (c. f. la chanson « Maman a tort ») ou bien dirigées à un public libertaire censé comprendre des sous-entendus homo-érotiques subtilement cachés dans le texte (la sodomie dans « Q. I. », « Pourvu qu’elles soient douces », « L’Âme-stram-gram », « Porno-graphique » ; le travestissement dans « Libertine », « Sans contrefaçon », « Tristana » ; le Sida dans « Je te rends ton amour », « Que mon cœur lâche » ; etc.). Peu à peu, les paroles musicales de Mylène Farmer se politisent gentiment pour la cause gay : on reconnaît au fil de ses chansons un discours politiquement correct qui reprend à son compte le jargon du militantisme gay friendly classique (c. f. l’emploi d’expressions comme « la tolérance », « le droit d’aimer », ainsi que les références au coming out, dans les chansons « Rêver », « J’attends », « Réveiller le monde », « L’Innamoramento », entre autres).

 

 

Mais, à mon sens, ce qui explique le plus en profondeur l’attirance des personnes homosexuelles pour Mylène Farmer, c’est que la chanteuse touche du doigt un secret bien gardé de la communauté homosexuelle et qui a à voir avec le viol. L’univers farmérien fait parfaitement écho à la quête esthético-existentielle des personnes homosexuelles : la souffrance du viol (réel et surtout fantasmé) chorégraphiée et esthétisée à l’extrême. Pensons par exemple aux chansons « Je t’aime mélancolie », « Et si vieillir m’était conté », « Comme j’ai mal », « Point de suture », « Les Mots », « Nous souviendrons-nous », etc.. Mylène Farmer est, à mon avis, la chanteuse française qui a poussé le plus loin la représentation du « vouloir être objet »/« vouloir être violé », qui a décidé d’incarner le plus entièrement la femme violée (Jeanne Mas, Barbara, ou Dalida, avaient déjà ouvert la voie, mais avec moins de ténacité) et la femme-objet. Tout dans sa fantasmagorie renvoie aux poupées désarticulées, aux vierges violées, à la femme-enfant perdue ou folle, qui se cache et se venge d’avoir subi la perte de son innocence (c. f. « Allan », « Plus grandir », « C’est une belle Journée », « L’Âme-stram-gram », « Sans Contrefaçon », « La Poupée qui fait non », « Optimistique-moi », « Comme j’ai mal », « Dans les rues de Londres », etc.).

 

 

Mylène Farmer est une personne qui donne l’impression de vivre dans un monde irréel – elle dira « un paradis inanimé » –, aérien, atemporel, éternel, tels les pantins d’un magasin de jouets ou les personnes violées amnésiques. Avec elle, on oscille entre la magie et l’horreur, les paillettes et la boue, le conte et les milieux despotiques, le kitsch et camp. Autrement dit, on est plongé dans l’univers du viol dénié. Comme toutes les divas qui plaisent aux personnes homos, Farmer est la reine du mélodrame, la fausse vierge effarouchée, la Drama Queen qui va rejouer inlassablement la scène du viol en laissant au spectateur le choix de savoir s’il est vrai ou faux. La Mylène-personnage cinématographique symbolise le fantasme de viol à elle toute seule (je vous renvoie aux chansons abordant explicitement le viol dans son œuvre : « Plus grandir », « Ange parle-moi », « L’Annonciation », « Comme j’ai mal », « Beyond my control », « Libertine », « Je te rends ton amour », etc.). Elle incarne la féminité sensuelle, dangereuse et vengeresse, à laquelle la majorité des personnes homosexuelles s’identifient (à différents degrés bien sûr), la femme cinématographique violée qui revient à la charge pour détruire ceux qui ont/auraient abusé d’elle : pensez au fouet de la sentence qui se retourne élégamment dans le clip « Pourvu qu’elles soient douces », à la prostituée qui tue son mac dans « California », à la jumelle venant venger sa sœur dans « L’Âme-stram-gram », à la femme-Frankenstein de « Dégénération » qui, après avoir été réifiée et disséquée, se réveille pour manipuler ses bourreaux ; etc..

 

 

À ce propos, le courant anti-Mylènefarmermania, particulièrement vivace dans le milieu qui l’a pourtant choisie comme reine, n’est pas du tout étranger au fait que la chanteuse soit l’hyperbole du désir de viol de la communauté homosexuelle. Les paradoxes de l’idolâtrie sont là, étranges et risibles… On trouve peu de personnes homosexuelles qui aiment réellement Mylène Farmer : soit elles l’adorent, soit elles la conspuent impitoyablement, mais peu l’apprécient tel qu’elle est vraiment, car au fond elles ont du mal à dissocier la personne humaine du personnage qu’elle joue (Mylène Gautier est d’ailleurs un peu responsable de cet amalgame). Ceci dit, j’ai beau voir les critiques formulées à l’encontre de Mylène Farmer comme des constats parfois avérés (on peut en effet lui reprocher la noirceur systématique de ses propos, ses provocations « sulfureuses » et « blasphématoires » puériles, sa reprise peu inventive des clichés libertins de bas étage, le lien lassant qu’elle fait entre amour-mort-sexe, son manque de voix, ses mélodies simplistes, infantilisantes, ou surchargées de chœurs et de violons, la préciosité et la sophistication des paroles de ses chansons allant jusqu’à l’inintelligible ou l’humour potache scatologico-pornographique, sa tendance à l’émotionnel frisant la sensiblerie et le narcissisme de l’artiste qui passe son temps à se regarder dans sa glace, ses appétits vénaux ; etc.), l’essentiel, à mon avis, réside dans le fait que les réactions épidermiques envers Mylène Farmer s’originent avant tout dans une homophobie latente et primaire (se dire contre la chanteuse, cela revient à s’acheter une conscience, à se dire « homo hors milieu », et se protéger de la soi-disant « superficialité typiquement homosexuelle »), et d’autre part un refus de réfléchir sur le sens profond du désir homosexuel ainsi que sur les liens existant entre le viol et celui-ci. Les passions haineuses que déchaîne Mylène Farmer prouvent que beaucoup de personnes homosexuelles, contrairement à ce qu’elles croient, ne se sont pas réconciliées avec leur propre désir homosexuel et ses ambiguïtés, mais également qu’elles confondent la fiction et la réalité : Mylène, en vrai, n’est pas une déesse qui vole dans les airs (si si, je vous assure…), ni un dangereux virus qui va les contaminer, les « outer », et les transformer en pédés superficiels au Q. I. de poule. C’est une femme… comme vous et moi ;-).


[1] Jean-Louis Murat en parlant du tournage du vidéo-clip de la chanson « Regrets », dans Annie & Bernard Réval, Mylène Farmer : de Chair et de Sang, Editions France-Empire, 2005.

[2] Mylène Farmer citée dans Philippe Séguy, Ainsi soit-elle, Éd. Taillandier, 1991.

 

On n’a rien compris à l’homophobie

On n’a rien compris à l’homophobie

 

 

Actuellement, la nouvelle marotte du militantisme homosexuel et de la société française gay friendly toute entière concernant l’homosexualité, c’est la LUTTE CONTRE L’HOMOPHOBIE. On nous force à la reprendre tous en chœur (… et malheur à celui qui la critique et qui n’y est pas sensible !) : « Les homosexuels sont victimes d’homophobie, en particuliers les jeunes adolescents. Il faut accepter les homosexuels ! C’est bien ! Ils ont le droit d’être qui ils sont et de s’aimer ! Et tous ceux qui n’acceptent pas cela sont des intolérants ! » La lutte contre l’homophobie a même fini par supplanter dans les discours la défense de l’identité gay/lesbienne, des amours homosexuelles, de l’homoparentalité, et y compris la lutte contre le Sida. On commence à voir défiler un peu partout depuis plus d’un mois sur les sites communautaires homosexuels ce flyer annonçant l’arrivée d’un événement intersidéral sans précédent : « Participez ! Cette journée VOUS appartient ! 17 mai 2009 : L’Homosexualité n’a pas de frontières. » Non non, ce n’est pas la bande-annonce pour le nouveau film « Star Trek »… C’est juste l’affiche créée à l’occasion de la prochaine Journée Internationale contre l’Homophobie ! Chouette ! Avec nos Marches des Fiertés, ça nous fait encore un autre rendez-vous annuel de plus dans le calendrier consacré à l’homosexualité ! On en a de la chance ! (… Mais dites-moi, est-ce qu’on n’est pas en train d’en faire un peu trop…. ?)

 

 

Je me trouvais à la représentation de Ma Double Vie de Stéphane Mitchell, à la Mairie du 3ème Arrondissement à Paris, le 15 avril dernier, dans le cadre de l’inauguration officielle du 3ème Festival parisien de Théâtre gay et lesbien au théâtre Côté Court. Cette pièce gentillette, jouée par une vingtaine d’adolescents tous aussi courageux et bien-intentionnés les uns que les autres, a été ovationnée à la fin par une salle enthousiaste qui a acquiescé aux mots pleins de verve et poignants du metteur en scène Anouchka Chenevard Sommaruga sur « l’urgence qu’il y avait à faire qu’une œuvre théâtrale aussi engagée et efficace que celle-ci circule dans un maximum de collèges et de lycées pour faire en sorte qu’enfin le massacre perpétré par cette monstrueuse homophobie (rappelez-vous les suicides des jeunes adolescents homosexuels…) s’achève une bonne fois pour toutes ! (merci, MERCI du fond du cœur, merci, MERCI du fond du cœur, merci, MERCI du fond du cœur, merci, MERCI du fond du cœur,…) » (Rideau) Résultat des courses : on croit et on nous fait croire que le simple fait de « parler d’homophobie » (sans même l’expliquer) et d’afficher qu’on est « contre » (sans expliquer non plus pourquoi), c’est ça le vrai et juste engagement. On nous fait croire que ce qu’on vient d’entendre, ça aborde à fond le sujet de l’homophobie… alors qu’en réalité cette pièce ne traite pas du tout des causes profondes de l’homophobie et n’est pétrie que de « bonnes intentions ». Mais sur quelle planète vivons-nous ? Les Bisounours ? Star Trek ? (… les deux, peut-être ? ;-)…) Qu’a-t-on compris de ce qu’est réellement l’homophobie ? de ses mécanismes ? Comment pouvons-nous, en applaudissant ce genre d’œuvres artistiques au message plat, comme l’immense majorité des discours anti-homophobie d’ailleurs, prétendre avancer réellement dans la lutte contre la réelle homophobie, celle qui ne vient pas justement « que des autres » mais qui se situe au cœur de notre propre désir homosexuel ?

Cette pièce, même si elle a le petit mérite de présenter l’homophobie comme un phénomène « mauvais » et « à combattre » – en plus d’informer et de sensibiliser (le militantisme homosexuel actuel raffole de ces deux mots : « sensibilisation » et « prévention »…) –, ne donne aucune piste sur les « pourquoi, comment, et contre quoi lutter », dans sa manière de simplifier le problème en ne cherchant pas à expliquer concrètement les choses autrement que par des arguments on ne peut plus simplistes sur ce qu’est l’homosexualité (« On naît comme ça, un point c’est tout ; on le choisit pas. L’homosexualité, c’est le nom donné à l’attirance amoureuse entre deux personnes de même sexe, et rien d’autre. ») et sur ce qu’est l’homophobie (« L’homophobie, c’est le rejet envers les personnes homosexuelles exercé par d’« intolérables Intolérants ». » – Je cite – ). En soi, « faire connaître l’homophobie » pour « faire connaître l’homophobie », sans donner l’explication qui va derrière – pire : en interdisant l’explication qui va avec (je vous renvoie au cortège de caricatures parentales de la fin du spectacle, ou bien au listing de toutes les plus grossières remarques étiquetées « classiquement homophobes » qui émaillent le texte de la pièce) –, sans dépasser le terrain de la bonne intention, n’est-ce pas une démarche inconsciemment homophobe ? Prévenir agressivement sans éduquer, cela ne revient-il pas au final à « pisser dans un violon », ou pire, à appeler à soi l’agression ? Je crois paradoxalement que oui. Ce n’est pas en taxant tous les opposants et indifférents aux causes homosexuelles d’« intolérable Intolérants » qu’on attire la sympathie et la compassion, et qu’on ouvre des espaces de dialogue avec nos soi-disant « ennemis ». Ce n’est pas non plus en chantant que l’amour homosexuel c’est merveilleux (hum hum… de quoi et de qui parle-t-on au juste ? du MERVEILLEUX couple formé par Verlaine et Rimbaud, cité généreusement comme exemple d’« amour homosexuel » dans la chanson-phare de Ma Double Vie ???…) – et que si ça ne l’est toujours pas, c’est uniquement à cause « des autres et de la société » et surtout jamais de la faute des personnes homosexuelles elles-mêmes –, qu’on comprendra vraiment les enjeux sociaux réels de l’homophobie. Et ce n’est pas en énonçant main dans la main, toutes générations et sexualités confondues (« hommes, femmes, homos, hétéros, bis, trans, qu’est-ce qu’on s’en fout, d’ailleurs… On est tous des anges asexués queer, non ? ») que « Tout le monde Il est gentil, que la diversité c’est magnifique et que ça doit l’être obligatoirement pour tous », qu’on fera avancer les mentalités sur l’homosexualité. Que reste-t-il de la lutte concrète contre l’homophobie et les discriminations humaines si ce combat se réduit en slogan publicitaire gay friendly manichéen « Alors, POUR ou CONTRE l’homophobie ? NOUS, ON EST CONTRE ! (… parce que l’homophobie, c’est MAL… Et même qu’on sait même pas pourquoi, d’abord… Et on emmerde tous ceux qui sont POUR parce que ce ne sont que des méchants homophobes !) » ?

 

 

J’ai toujours été convaincu que le détonateur de tout type de violence humaine était l’ignorance. Moins on s’intéresse au savoir et à la Réalité, moins on s’ouvre concrètement à soi-même et aux autres : on observe alors l’Humanité de loin, avec des lunettes déformantes, et on perçoit les différences qu’Elle nous offre comme des dangers à détruire, sans avoir cherché à expliquer combien infondées étaient nos peurs, nos caricatures, et notre haine à son encontre. La promotion du déni et de l’ignorance, le refus d’expliquer calmement les choses et de se regarder soi-même en vérité avant d’extérioriser systématiquement sur « les autres » les problèmes dans un processus d’auto-victimisation redoutable, ce sont des attitudes qu’il nous est très facile d’observer au sein de la communauté homosexuelle actuelle, que celle-ci se dise « intra » ou « hors-milieu » d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle le monde homosexuel est en train de se gorger de violence en ce moment, tant intérieurement qu’extérieurement. Sale temps pour les personnes homosexuelles, qui, en acceptant cette violence sans broncher et sans l’expliquer, sont en train de préparer de beaux jours à l’homophobie ambiante autour d’elles…

 

Maintenant, pour faire avancer un peu les débats sur l’homophobie, je vous propose d’essayer de réfléchir ensemble sur ce qu’est réellement l’homophobie, puisque ceux qui utilisent à tue-tête et à toutes les sauces ce mot passe-partout n’ont même pas cherché à le comprendre vraiment.

 

La communauté homosexuelle traque l’homophobie sans même s’être interrogée sur le sens étymologique du terme. Celui-ci ne désigne pas la phobie de l’homosexualité, ni de « l’homosexuel », ni des personnes homosexuelles, mais bien du même (homo veut dire « même » en grec)[1]. « L’homophobie exprime une inquiétude face à l’autre indiscernable, équivoque, et dont les pratiques sont un peu les miennes. »[2] Elle n’est qu’une haine de soi se traduisant parfois par une agression opérée sur les Hommes reconnus comme jumeaux de fantasmes (parfois actualisés). C’est sûrement ce qui fait dire aux personnages homosexuels du film « Les Garçons de la Bande » (1972) de William Friedkin : « Si seulement nous pouvions ne pas nous haïr autant… C’est ça notre drame. » C’est une réalité difficilement audible dans nos sociétés contemporaines, mais qui s’impose à nous dans les faits : toutes les personnes homophobes sont homosexuelles, et les personnes homosexuelles, très souvent homophobes. Cela se vérifie fréquemment dans les œuvres de fiction – le personnage persécutant le ou les homosexuel(s) se trouve être au final homosexuel lui aussi –, et parfois dans les faits. « À 16 ans, je cassais la gueule aux pédés. À 20 ans, je couchais avec. »[3] Par expérience, on découvre à maintes reprises que ceux qui traitent les personnes homosexuelles d’« obsédés, de malades, de pervers, de détraqués »[4] sont à la fois homophobes et homosexuels. Il faut s’y faire au départ, mais une fois qu’on a compris cela, beaucoup de choses sur les mécanismes de la violence s’éclairent par la suite. Les individus homophobes sont finalement ceux qui reprochent aux personnes homosexuelles d’être homosexuels eux-mêmes. La personne homophobe et la personne homosexuelle se ressemblent dans la peur de leur ressemblance, et ne supportent pas de se renvoyer l’un à l’autre leur désir mutuel de mort. Les individus homophobes ont toujours d’excellents amis homosexuels, connaissent très bien le « milieu », disent ouvertement qu’ils ne sont pas homophobes/homosexuels, semblent trop au courant des pratiques homosexuelles et des blagues sur les pédés pour ne pas « en être ». L’Homme qui rejette l’homosexualité pour en faire une espèce humaine à part entière qui serait tout à fait lui ou pas du tout lui est le même qui, en croyant s’en débarrasser, l’intériorise.

 

Qui oblige les personnes homosexuelles à se cloîtrer dans la clandestinité ? Bien avant que ce soit « la société » qui les y ait contraints, c’est un mode de vie qu’elles ont elles-mêmes choisi. Qui pratiquent les sinistres outing ? Sûrement pas prioritairement « les hétéros homophobes ». Ceux qui outent les personnes homosexuelles sont les individus qui côtoient leurs bars, leurs réseaux Internet, leurs cercles amicaux ou amoureux, donc des personnes homosexuelles aussi. Qui critique le plus la visibilité homosexuelle à la télévision ou à la Gay Pride ? Qui empêche la communauté homosexuelle de se faire une place confortable dans la société et d’être forte ? Ses propres membres. « Comment y aurait-il un pouvoir gay ? Ils se détestent tous ! » ironise Frédéric Mitterrand[5]. Ceux qui défendent la cause homosexuelle dans les media s’étonnent que les seules lettres d’insultes qu’ils reçoivent proviennent presque exclusivement de leurs frères communautaires : « Je ne pensais pas qu’il y avait autant d’intolérance chez les homos. Ils se plaignent à longueur de journée de ne pas avoir tel ou tel droit et ils ne sont même pas unis entre eux. (…) Les seuls papiers méchants que j’ai eus dans la presse, c’était dans la presse gay. Quand je suis sorti de ‘La Ferme’, j’ai eu 10000 lettres de fans, et six lettres d’insultes qui venaient toutes de gays. »[6] ; « Curieusement, du côté hétérosexuel, je n’ai jamais eu d’ennemis. Évidemment, il existe toujours quelques vrais conservateurs. Mais mes pires ennemis, je me les suis fait parmi les homos. »[7] ; « Sache qu’on ne m’a pas classé dans une catégorie après mon passage à la télé. Certes, je suis l’homo de service à mon boulot et c’est pour rire que mes collègues balancent des blagues sur les pédés. Mais les gens veulent me connaître pour mes qualités et mes défauts, pas pour mon homosexualité. Ce qui est amusant, c’est que ce sont les homos qui me caricaturent en s’imaginant que j’aime les mêmes choses que les folles, qui fréquentent le milieu. Les homos sont intolérants. »[8]

 

 

Actuellement, les gens ne voient dans la figure de la personne homophobe que l’individu gay frustré, honteux, « follophobe », tristounet, frigide. Ils oublient d’inclure dans le portrait toutes les personnes homosexuelles « assumées », extraverties, tout sourire. Par exemple, certains sujets homosexuels se plaisent à imaginer qu’« il n’y a pas plus lesbophobe qu’une lesbienne qui s’ignore »[9]. Qu’ils se détrompent. Il y a tout aussi lesbophobe qu’une femme lesbienne refoulée : une femme lesbienne qui croit se connaître par cœur et qui, du fait de s’étiqueter éternellement lesbienne, refuse de reconnaître qu’elle puisse un jour devenir lesbophobe. On observe à bien des occasions des personnes homosexuelles, jouant en temps normal les grandes tapettes ou les militants de la première heure, se métamorphoser sans crier gare en brutes épaisses détestant leur communauté d’adoption. Bien des personnes homosexuelles, en disant qu’elles s’assument à 100 % en tant qu’« homos », rejoignent dans l’extrême les personnes homophobes qui nient en bloc leur homosexualité, puisqu’elles aussi essentialisent le désir homosexuel, se caricaturent, se figent en objet, et donc refoulent qui elles sont profondément. S’il arrive exceptionnellement que certaines personnes homosexuelles reconnaissent que leur désir homosexuel est en partie homophobe, c’est pour mieux se donner l’illusion que depuis leur merveilleuse conversion à la « cause gay », elles s’assument pleinement en tant qu’homosexuelles et que la triste page de leur passé homophobe est déjà bel et bien tournée. S’avouer « ex-homophobe », cela revient pour elles à combattre l’homophobie et à montrer patte blanche. Mais derrière la personne homosexuelle et agressivement fière de l’être se cache souvent une personne (ex)homophobe convaincue, qui affirme haut et fort que l’homosexualité est quelque chose de monstrueux ou de génial : cela dépend des époques, du sens du vent, et des caprices de son désir homosexuel.

 

Pourquoi une personne à l’homosexualité latente ou au contraire à l’homosexualité clairement déclarée en arrive-t-elle à devenir homophobe ? Voilà une question dont je n’ai pas encore percé tous les mystères. Ce que je peux dire, c’est déjà que ce surprenant turn-over s’explique surtout, je crois, par les ravages de la victimisation. En effet, la cristallisation de la victime en une étiquette béate, inoffensive, ou caricaturale, comporte deux risques majeurs : la fixation sur le statut de victime – encourageant dans la réalité concrète à la victimisation, à la substitution aux vraies victimes, et à la déresponsabilisation –, ou sur celui de bourreau – incitant à la diabolisation, à la déshumanisation des despotes, et aussi à la démobilisation. En effet, autant personne ne peut et ne doit assurer qu’une victime deviendra systématiquement bourreau, autant il ne faut pas perdre de vue qu’historiquement parlant tout bourreau a été jadis victime, soit concrètement, soit du fait de s’être convaincu par l’image et le fantasme qu’un martyr n’imitera jamais son oppresseur. Les personnes homosexuelles, comme tous les êtres humains, peuvent devenir ces « agneaux carnivores » dépeints par Agustín Gómez Arcos, c’est-à-dire des boucs émissaires qui se transforment en despotes parce qu’elles tiennent beaucoup plus à leur déguisement blanc tâché d’un sang réel ou fantasmé qu’à la justice en actes. « La terrible leçon du siècle, c’est ce retournement qui transforme les opprimés, une fois arrivés au pouvoir, en dictateurs. Les persécutés ont perdu leur innocence, ceux-là mêmes dont on attendait justice et rédemption ont fondé d’autres despotismes, d’autant plus redoutables qu’ils s’édifient sous les hospices de la liberté et de la justice. »[10]

 

Bien souvent, les personnes homosexuelles préfèrent se rêver innocentes colombes à l’abri de la faute plutôt que de voir qu’elles sont des êtres humains libres et en (défaillante !) évolution. Afin de s’assigner un destin grandiose de martyr, certaines vont se créer une identité d’éternelles victimes par l’intermédiaire de la diabolisation d’un ennemi « homophobe » décrit comme imbattable et humainement incarné.

 

Pour beaucoup d’entre elles, l’homophobie constitue une réalité indiscutable. Elle leur paraît d’autant plus vraie et perverse qu’elle est fantasmée et difficilement démontrable. Certaines qualifient – avec des guillemets pour « diaboliser sans paraître diabolisateur » – l’homophobie comme le « mal » suprême[11]. « La chose qu’on combat est abominable » dira Michel Foucault[12]. Les victimes de l’homophobie qu’elles recensent sont surtout des individus dont la mort est bizarrement plongée dans un mystère total. C’est pourquoi elles affectionnent particulièrement les suicides ou les crimes non-élucidés. L’issue des enquêtes judiciaires les intéresse peu. Ce qu’elles aiment, c’est la bonne vieille montée d’adrénaline et le plaisir de se scandaliser entre elles contre la monstrueuse homophobie afin de se délester de tous leurs problèmes personnels.

 

Se chevauche à leur mépris minorant de l’ennemi homophobe une sur-évaluation de sa puissance. À les entendre, le champ de leurs ennemis n’arrête pas de s’étendre. Hétérosexuels, bourgeois, religieux (surtout catholiques), scientifiques, politiciens (prioritairement de droite), familles, intellectuels… tout se mélange dans leur tête pour ne former qu’une unique pieuvre diabolique aux mille tentacules méconnaissables. Elles créent des mariages consanguins monstrueux, soit entre leurs supposés adversaires (« l’homophobe » et « l’hétérosexuel » par exemple, « le bourgeois » et « le catholique », « le scientifique » et « le prêtre »[13], etc.), soit entre eux et elles : l’Homme homophobe se trouverait aussi là parmi elles, dans leurs cercles d’amis, chez ceux qu’elles côtoient tous les jours et qui les « tolèrent sans les reconnaître », dans le rang des indifférents, des sympathisants, et même des ignorants, qui par leur aveuglement, rentreraient sans le savoir dans le jeu de l’homophobie sociale subtilement intériorisée.

 

Tandis qu’elles nourrissent le rêve de sa disparition complète, elles veulent la bête homophobe increvable. Il est fréquent qu’elles grossissent en image les agressions dont leurs héros homos pâtissent, en sombrant s’il le faut dans le scabreux et l’odieux[14]. En suivant leur élan manichéen, elles se mettent à transformer leurs opposants en terribles « monstres »[15] qui les cerneraient de tous côtés. C’est pourquoi la traque à l’homophobie demanderait un « travail constant exigeant une attention sans faille »[16], mais aussi – et voilà le paradoxe – une nécessaire défaite, un « constat d’impuissance »[17]. Elles s’offrent à l’ennemi homophobe en holocauste comme si elles étaient ses jouets. À les entendre, l’homophobie possèderait une invincible puissance. Elle s’adresserait à une « personnalité nécessairement inférieure »[18] (comprendre « elles-mêmes » !) qui n’aurait même pas le choix de la passivité. Pour mériter son titre de héros homosexuel, il faut être traîné dans la boue, être injustement incarcéré, vivre dans l’hémisphère Sud sous un régime totalitaire, ou bien mourir prématurément à cause du Sida ou d’une cruelle injustice contre laquelle la volonté humaine ne pourrait absolument rien.

 

 

Beaucoup de personnes homosexuelles éprouvent une sorte de « fierté paradoxale »[19] à revendiquer violemment les injures dont la société les affublerait. Le renversement du stigmate en orgueil, dont la Marche des Fiertés contemporaine ou bien les provocations des décadents du XIXe siècle se veulent les audacieuses manifestations, n’est en réalité qu’une auto-stigmatisation, une soumission rebelle à une image négative d’elles-mêmes à laquelle elles ont donné crédit tout en la jugeant ridiculement fausse. Elles réagissent comme Benigno dans le film « Parle avec elle » (2001) de Pedro Almodóvar : « Je suis un psychopathe ?!? Et bien, j’agirai comme un psychopathe ! » Elles prennent leurs agresseurs « au pied de la lettre »[20] en se lançant l’impossible défi d’incarner à elles seules l’injure, mais cette fois puissance dix. « Si nous sommes ce que vous dites, soyons-le, et si vous voulez savoir ce que nous sommes, nous vous le dirons nous-mêmes mieux que vous ! »[21] Mais dans le fait de penser qu’elles peuvent piéger leur ennemi à son propre filet, elles sous-entendent qu’elles croient plus en l’efficacité de son jeu qu’en la force du leur. Elles n’ont pas compris la règle d’or pour la réussite d’un combat pour le Bien : ne jamais utiliser des méthodes contraires au but bénéfique que l’on s’est fixé, ni les mauvaises armes de l’adversaire, même si l’épée de ce dernier tranche apparemment très bien à l’image et dans l’instant.

 

Beaucoup de personnes homosexuelles se scandalisent trop systématiquement quand on les suspecte/suspecterait d’être monstrueuses pour ne pas valider les croyances mensongères qui pèsent/pèseraient sur elles. Par exemple, certaines finissent par revendiquer le port des emblèmes aliénants, tel que le triangle rose, qui fit jadis l’aliénation de nombreux individus homosexuels dont elles n’ont pourtant pas connu la tragique destinée. La décadence est souvent vue par elles comme une manière de revivre leurs fantasmes d’innocence en négatif. Elles ont la fâcheuse coutume d’associer dans leurs propres fictions les personnages homosexuels à des criminels voués à une mort atroce, à des malades mentaux, à des pestiférés, bref, à tous les clichés de « l’homosexualité noire », et ont du mal à s’avouer qu’elles se trouvent monstrueuses étant donné que leur complexe d’infériorité est enrubanné d’une carcasse de suffisance auto-parodique ou volontairement désespérée. Ce qui est difficile à comprendre, c’est qu’elles croient simultanément être des monstres et des victimes innocentes. Voilà le paradoxe de la victimisation : nous nous rabaissons pour nous élever ; et comme nous nous fions davantage à nos intentions qu’à nos actes, nous croyons nous élever, et nous sommes prêts à tout, même à l’humiliation volontaire, à la domination ou à la cruauté qui nous retirent notre identité de victime, pour être considérés comme des victimes.

Parce qu’elles s’imaginent que la souffrance fournit des passe-droits et qu’elle justifie tout, beaucoup de personnes homosexuelles se lancent dans une pathétique compétition au podium du malheur, aux côtés des autres Hommes qui souffriraient beaucoup moins qu’elles. Je souffre – ou je fais semblant d’être l’humain le plus souffrant de la Planète tandis que je nie ma souffrance réelle – donc j’existe. « Je suis content d’être le plus malade d’entre nous trois. Je crois que je ne supporterais pas d’être le moins malade. »[22] Par exemple, certaines femmes lesbiennes surveillent de près le moindre oubli d’attentions sexistes qui les confirment dans l’oppression machiste dont elles souffriraient. Il n’est pas question pour elles de gommer de l’ardoise une seule de leurs discriminations. Elles se croient rejetées à la fois en tant que femmes dans un monde soi-disant dirigé par les hommes, en tant qu’homosexuelles dans une société « hétérosexuelle », et en tant que lesbiennes dans le milieu majoritairement gay. Elles s’estiment pour cette raison au moins trois fois plus discriminées que les autres, si ce n’est plus quand elles s’identifient aux Noirs, aux enfants, aux ouvriers, aux prisonniers, aux morts, etc..

 

 

L’étiquette de victime n’est pas simplement défendue par des personnes homosexuelles. Maintenant, ces dernières ont de moins en moins besoin de tendre leur main (préalablement salie de suie) pour quémander des droits tant leurs « amis ‘hétérosexuels’ » sont disposés à miauler à leur place pour satisfaire leur propre narcissisme. C’est toujours l’argument de la solidarité envers les défavorisés, ou de la réparation pour tous les outrages historiques que la communauté homosexuelle a/aurait subis, qui revient. « Soyons généreux. Les homosexuels ont été persécutés pendant 2000 ans, ont eu le Sida. Ils ont lutté pour leurs droits. Donnons-leur leurs droits. »[23] Allez, un petit effort… « pour dépanner »…

 

Beaucoup de personnes homosexuelles rêvent secrètement d’être les ennemis n° 1 des personnes homophobes et des grandes dictatures qui salissent l’Histoire humaine. Or, navré de le leur apprendre, elles sont plutôt les ennemis-annexes quand cela chante aux dictateurs. Pour des raisons très simples : concrètement, la communauté homosexuelle est numériquement moins importante, donc moins dangereuse, que la majorité dite « hétérosexuelle » : elle ne constitue pas pour les dirigeants un enjeu géopolitique prioritaire, et est économiquement trop intéressante (tourisme sexuel, culture médiatique, etc.) pour que les régimes totalitaires la suppriment en priorité. Les individus homosexuels ne semblent constituer une cible des dictateurs que dans un climat de violence généralisée, quand déjà d’autres têtes sont tombées avant eux[24]. Ils ne sont en quelque sorte que des boucs émissaires en temps de vaches maigres. Le crime homophobe n’existe pas tout seul. Il vient en second lieu et s’explique par un contexte de conflit fratricide largement étendu à tous les membres d’une société[25]. De même, dans l’étiologie d’un suicide dit « homophobe » d’une personne homosexuelle, « souvent se superposent d’autres problèmes à celui de l’homophobie : deuils, séquelles d’abus sexuels, surconsommation de drogues, peines d’amour, etc. »[26]. Federico García Lorca a-t-il été assassiné pour son homosexualité ou pour ses sympathies républicaines ? Peut-être les deux, ou même pour 36 000 autres raisons : en temps de guerre civile où la folie meurtrière frappe tout le monde à l’aveuglette, comment le savoir ? Matthew Shepard a-t-il été torturé parce qu’il était homosexuel ou pour d’autres motifs (sa foi, sa belle gueule, son histoire personnelle, la jalousie ou la folie meurtrière de ses bourreaux, etc.) ? Pouvons-nous le savoir ? Sommes-nous habilités à trancher ? À mon avis, l’irrespect de la mémoire de ces hommes-martyrs se situe autant dans le refus de faire mémoire des crimes odieux dont ils ont été objectivement l’objet (peut-être en tant qu’« homosexuels », mais déjà en tant qu’Hommes !), que dans la quête effrénée de réponse par l’identitaire particulariste pour tirer la couverture à soi.

 

Aussi bizarre que cela puisse leur paraître, beaucoup de personnes homosexuelles désirent l’homophobie. Elles entretiennent avec elle un rapport ambigu d’attraction-répulsion. Elles sautent sur le premier exemple d’homophobie qui se présente à leurs yeux ou oreilles, comme si celle-ci avait le pouvoir de s’envoler, sans comprendre que leur précipitation est la preuve même, non que l’agression n’ait pas eu lieu, mais qu’elle a été grossie ou même provoquée en partie par elles. Elles désireraient tellement entendre le disque homophobe pour soupirer ou s’offusquer à chaque énormité qui serait prononcée qu’elles le devancent. L’argumentaire homophobe se doit d’être simplifié à l’extrême et ultra-stéréotypé. Elles veulent y retrouver toutes les phrases idiotes qu’elles ont elles-mêmes contribué à immortaliser en les apprenant par cœur (« Est-il vrai que dans un couple homo, il y en a toujours un qui fait l’homme et l’autre qui fait la femme? » ; « Pourquoi avez-vous choisi d’être homo ? » ; « Ne croyez-vous pas qu’il s’agit d’une passade ? » ; etc.). Mais c’est en général ainsi qu’elles cautionnent et donnent corps à la vraie homophobie : celle qu’elles couvrent par la caricature.

 

Elles louvoient avec les individus homophobes comme des frères homosexuels qu’ils sont en partie, dans l’ordre du fantasme. La personne homophobe, c’est justement celle qui utilise l’image des personnes homosexuelles à ses fins, qui est même prête à se la coller à elle-même s’il le faut, pour ensuite la détruire, et donc l’imiter en acte par iconoclastie[27]. Elle est donc bien la personne homosexuelle, ou son frère symbolique. Beaucoup de personnes homosexuelles sont irrésistiblement attirées vers l’ignominie homophobe : ce n’est pas sans raison que certains critiques parlent de l’« aspect sado-masochiste de leur relation avec l’hostilité homophobe de leur entourage »[28]. Elles préfèrent par exemple se focaliser sur les quelques slogans de la manifestation parisienne Anti-PaCS du 31 janvier 1999 qui les salissaient le plus injustement (« Pas de neveux pour les tantouzes ! », « Les homosexuels d’aujourd’hui sont les pédophiles de demain », et le fameux « Les pédés au bûcher ! ») plutôt que de voir qu’ils sont minoritaires et peu représentatifs de l’ensemble des résistances faites au PaCS. La diabolisation de l’action de l’ennemi dit surtout leur croyance en l’efficacité de son pouvoir sur elles. Si elles se sentent obligées de grossir la sottise homophobe, c’est non seulement parce qu’elles désirent diaboliser l’ennemi mais aussi parce qu’elles comptent inconsciemment se convaincre de sa puissance pour accroître leur « droit » de victimes à répliquer avec la même force et la même bêtise que celle qu’elles lui prêtent.

 

 

L’homophobie telle que beaucoup de personnes homosexuelles et hétérosexuelles se la représentent est majoritairement un mythe et une projection de fantasmes, car la véritable homophobie, c’est, je le crois de plus en plus parce que cela se vérifie relativement bien dans les faits, le désir homosexuel célébré/diabolisé, excessivement assumé/refoulé. Au niveau des désirs de réalités fantasmées, il peut exister une homophobie objective, mais dès lors qu’elle s’actualise, elle s’appelle tout simplement « violence humaine ». L’homophobie est un nom particularisé de la violence universelle, car celle-ci n’est jamais intégralement individualisable, n’appartient à aucune minorité humaine spécifique. En tant que telle, l’homophobie n’existe que d’être désirée. Certaines personnes homosexuelles soutiennent que depuis leur plus tendre enfance, elles se sont fait rejeter au collège parce qu’elles étaient homos. C’est parfois un fait… qu’elles se soient fait rejeter, je veux dire. Qu’elles se soient fait rejeter parce qu’elles étaient homos et uniquement pour cela, c’est une autre histoire ! Le meurtre ou l’agression sur une personne homosexuelle ne suffit pas à faire le crime homophobe, quelles que soient les motivations exprimées par ses commanditaires, ou les impressions ressenties par sa victime.

 

Beaucoup de personnes homosexuelles désirent l’homophobie bien plus qu’elles ne veulent bien l’avouer. Elles s’inventent des ennemis imaginaires, pensent que les regards des passants sont centrés sur elles (parce qu’elles-mêmes passent leur temps à se regarder le nombril !), lisent des moqueries là où il n’y en a pas forcément eu. Elles attribuent leur auto-jugement dépréciatif et paranoïaque sur les autres en moralisant leur « différence ». Par exemple, quand Pierre Cardon souligne à juste titre en ce qui concerne l’imagerie classique des personnes homosexuelles dans les media que « représenter un garçon efféminé n’est pas forcément donner une mauvaise image » de l’homme homosexuel[29], comme le pensent bon nombre de membres de la communauté homosexuelle, il pose la question de l’origine du regard homophobe qui ne vient pas seulement du soi-disant agresseur mais aussi de celui qui se rêve agressé.

 

La communauté homosexuelle fait tout un pataquès autour des attaques homophobes qu’elle subirait pour ne pas regarder le désir homosexuel en face. Notamment, certains individus n’arrêtent pas de parler du ravage des suicides au sein du « milieu ». Pour les quelques cas de tentatives de suicide de personnes homosexuelles connus, ils sont tous généralement autant explicables par des phénomènes sociaux exogènes (hostilité de l’environnement familial, pression sociale, échec scolaire, etc.) que par des facteurs endogènes (déceptions amoureuses homosexuelles, drames issus du « milieu » homosexuel, comportements aberrants des personnes homosexuelles entre elles, médiocrité de l’accompagnement amical gay, manque de sens trouvé dans un certain mode de vie homosexuel, dégoût de soi et du monde, état dépressif, consommation de substances psychoactives ou d’alcool, angoisses dues à une infection par le VIH, difficile transition vers le troisième âge, etc.). L’homophobie, je le répète, n’est et n’agit jamais seule. L’insistance sur le suicide de(s) jeunes adolescents gay vient autant des individus homophobes qui souhaitent morbidement faire des sujets homosexuels les Hommes les plus malheureux du monde que des personnes homosexuelles qui décrivent un fléau bien plus fantasmé que réel. Même si, juste avant de se donner la mort, certains ont prétendu expliquer leur acte suicidaire par le rejet social de leur orientation sexuelle afin de camoufler les nombreuses raisons étrangères à l’homosexualité qu’ils n’ont pas souhaité affronter de leur vivant, cela ne prouve en rien que l’homophobie ou la société soient les uniques causes du suicide chez les personnes homosexuelles. En général, la communauté homosexuelle se garde bien de livrer les réels motifs de la mort tragique de ses membres car ils ont autant à voir avec leurs histoires de cœur et l’oppression exercée sur les personnes homosexuelles par les personnes homosexuelles, qu’avec des persécutions sociales, même si les deux sont imparfaitement liées. Ce qui empêche les personnes homosexuelles de désigner l’ennemi homophobe, ce n’est pas seulement le voile de mystère entourant l’acte homophobe : c’est surtout la découverte que les principaux ennemis des personnes homosexuelles, ce sont elles-mêmes. La plupart des personnes homosexuelles qui se font assassiner le sont par leurs pairs ou leurs partenaires amoureux. Si les anciennes dictatures traditionnellement connues comme telles maquillaient les meurtres en suicides, la nouvelle dictature homosexuelle, quant à elle, maquille les suicides en meurtres, et les règlements de compte entre communautaires en assassinats venus de l’extérieur. Ce n’est guère mieux…

 

Nous aurons, je crois, fait le premier grand pas contre l’homophobie le jour où nous comprendrons que, plus l’homosexualité sera tolérée socialement en tant qu’identité éternelle/idéal d’amour d’une part, et en tant que négatif parfait de l’homophobie d’autre part, plus la vraie homophobie s’accentuera. Non seulement les individus dits « hétéros » ne veulent aucun mal aux personnes homosexuelles, mais en plus de cela, à force de vouloir leur bonheur, l’écrivent parfois à leur place en ignorant totalement ce qu’elles vivent. C’est peut-être là leur seule homophobie : l’ignorance et l’indifférence sous couvert de respect des différences.

 

Nous, en tant que personnes homosexuelles mais tout d’abord en tant que personnes humaines, devons dès maintenant proposer à notre société une vraie réflexion sur la signification sociale du désir homosexuel pour sortir des faux débats (« À qui la faute ? » « POUR ou CONTRE ? ») qui entourent, cachent, et alimentent l’homophobie.

 


 

[1] Michel Schneider dit même que le terme « homophobie » est un contre-sens, et que, pour être exact, il vaudrait mieux parler de « phobie de l’homosexualité » ou « homosexualophobie » (Michel Schneider, La Confusion des Sexes, Éd. Flammarion, Paris, 2007, p. 39). Mais, quand bien même il ait raison, je préfère garder la signifiance de l’erreur de définition de l’« homosexualophobie », si éclairante pour comprendre le « phénomène miroir » de la haine.

[2] Frédéric Martel, Le Rose et le Noir, Éd. Seuil, Paris, 1996, p. 444.

[3] Jacques Nolot dans son film « La Chatte à deux Têtes » (2002).

[4] Sébastien, Ne deviens pas gay, tu finiras triste, Éd. François-Xavier de Guibert, Paris, 1998, p. 60.

[5] Frédéric Mitterrand interviewé dans « Y a-t-il une Culture gay ? », revue TÉLÉRAMA, n° 2893, le 22 juin 2005, p. 18.

[6] Vincent McDoom dans le magazine Egéries, n° 1, décembre 2004/janvier 2005, pp. 52-55.

[7] Rosa Von Praunheim dans le documentaire « 68, Faites l’amour et recommencez ! » (2008) de Sabine Stadtmueller.

[8] Extrait d’une lettre de Jérôme, un invité de l’émission « Jour après Jour » (France 2) de novembre 2000, écrite en 2001.

[9] Marie-Jo Bonnet, Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?, Éd. Odile Jacob, Paris, 2004, p. 15.

[10] Pascal Bruckner, La Tentation de l’Innocence, Éd. Grasset, Paris, 1995, p. 192.

[11] Mathieu André-Simonet, « Discrimination », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, Éd. PUF, Paris, 2003, p. 134.

[12] Michel Foucault, « Préface » de L’Anti-Œdipe, dans Dits et Écrits II, 1976-1988, Éd. Quarto Gallimard, Paris, 2001, p. 136.

[13] Ce dernier est actuellement considéré comme le summum de la perversion : la profonde aversion que suscite chez certains militants homosexuels la double casquette de « prêtre-psychanalyste » de Tony Anatrella suffit à le montrer…

[14] Je vous renvoie à l’allusion aux « films chocs » dans le paragraphe « L’extériorisation des problèmes conjugaux » du chapitre III de mon essai Homosexualité intime.

[15] Éric Fassin, « Mariage », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 277.

[16] Philippe Mangeot, « Discrétion/Placard », Idem, p. 130.

[17] Jean-Michel Rousseau, « Associations », Idem, p. 54.

[18] Daniel Borrillo et Thomas Formond, « Injure », Idem, p. 235.

[19] Sébastien Chauvin, « Honte », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 226.

[20] Michel Foucault, « Non au Sexe roi », dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 260.

[21] Idem.

[22] Hervé Guibert en parlant du Sida, dans Le Mausolée des Amants, Journal 1976-1991, Éd. Gallimard, Paris, 2001, p. 500.

[23] Élisabeth Roudinesco dans l’émission « Culture et Dépendances », France 3, le 9 juin 2004.

[24] Sandra Boehringer, Thierry Eloi, Flora Leroy-Forgeot, « Italie », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 250.; ainsi que l’article « Le Soleil Wilde » d’Anne-Sylvie Homassel, dans Magazine littéraire, n° 343, Paris, mai 1996, p. 30.

[25] Par exemple le documentaire « Au-delà de la Haine » (2006) d’Olivier Meyrou montre bien que le meurtre de François Chenu à Reims perpétré par trois skinheads n’a rien d’homophobe puisque ces mêmes criminels s’étaient auparavant attaqués à des Arabes. L’agression ou le meurtre homophobe n’est jamais que l’illustration d’une intolérance aux différences universelles, et non uniquement à la « différence homosexuelle ». Plutôt que d’homophobie, il serait plus judicieux de parler de « sexophobie ».

[26] Michel Dorais, Mort ou Fif, VLB éditeur, Québec, 2001, p. 87.

[27] Le mécanisme de l’homophobie est particulièrement bien illustré par Frédéric Mitterrand dans son autobiographie La Mauvaise Vie (2005), quand il explique comment lui – et d’autres célébrités telles que Pier Paolo Pasolini, ou Ramón Novarro – en sont arrivées à être persécutées et même tuées par des amants homosexuels avec qui elles avaient été trop maternelles : « Les plus graves menaces surgissent quand on est trop gentil ; le garçon est troublé, il s’expose à éprouver de la sympathie, il ne peut plus mépriser commodément. Si sa nature est franchement mauvaise, il peut prendre peur, s’enrager et devenir incontrôlable avec des pulsions de meurtre pour se débarrasser du gêneur qui a bousculé son équilibre et ses habitudes. (…) Des Pelosi  la grenouille, j’en ai croisé pas mal dans des endroits glauques à Paris. » (Frédéric Mitterrand, La Mauvaise Vie, Éd. Robert Laffont, Paris, 2005, p. 163) ; « Je sais que je ne suis pas le seul à être hanté par ce crime et par tout ce qu’il laisse supposer. » (Idem, p. 164) Ce sont ces pages qui devraient circuler dans les établissements scolaires pour la lutte contre l’homophobie ! La vraie homophobie, ce n’est pas uniquement être trop méchant envers les individus homosexuels : c’est aussi être trop gentil. C’est pourquoi une société gay friendly et relativiste constitue une menace pour la communauté homosexuelle.

[28] Gian-Luigi Simonetti, « Pier Paolo Pasolini », dans Didier Éribon, Dictionnaire des Cultures gays et lesbiennes, Éd. Larousse, Montréal, 2003, p. 306.

[29] Patrick Cardon, « Caricature », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 75.

 

Dictionnaire des Codes homosexuels (décembre 2008)

 

Dictionnaires des codes homos
 
 

Description : Le Dictionnaire des Codes homosexuels est sorti en décembre 2008, aux Éditions L’Harmattan. Il accompagne les deux tomes d’essais Homosexualité intime et Homosexualité sociale, publiés à la même époque. Il se compose de 324 pages, est vendu 30.88 euro. Il est en vente sur le site de l’Harmattan. Cependant, sa version actualisée et commentée, figurant uniquement sous un format virtuel sur ce site, n’a pas encore bénéficié d’une publication papier. Très prochainement, l’auteur va remplir sur le site de l’Araignée son Dictionnaire homosexuel.

 

Argumentaire : Le Dictionnaire des Codes homosexuels, répertoire unique en son genre, accompagne l’essai Le Couple homosexuel, par-delà le bien et le mal, et réunit les 186 symboles qui surgissent le plus souvent d’une œuvre homosexuelle à une autre (et parfois d’une vie de personne homosexuelle à une autre). Moins on a réfléchi sur la nature violente des désirs homosexuels et hétérosexuels, plus on en utilise et on en actualise sans le faire exprès. Moins on les tolère parce qu’on les trouve choquants, plus on risque de les transformer en faits ou en personnes qu’ils ne sont pas à l’origine. Ces codes homosexuels ne sont pas des réalités sur les homosexuels, mais uniquement des signes utilisés par un désir particulier, le désir homosexuel, qui cherche à se dire tout en se reniant lui-même.

 

Les Racines de la follophobie

 

Quand je me balade sur les sites de rencontres internet gay, je suis assez frappé de voir le nombre de fois où les annonces de profils précisent – plus ou mieux gentiment d’ailleurs – que « les folles » et « les efféminés » doivent débarrasser le plancher. Derrière ce type de propos, il faut comprendre : « Si je me case avec un homme qui ressemble à une nana, ou avec une de ses pétasses qui ‘fait milieu’, autant que je bascule hétéro tout de suite ! Moi, si je suis gay, c’est que je suis attiré par des mecs, des Vrais, des hommes virils ! J’ai pas du tout envie que mon couple devienne une parodie d’hétérosexualité ! ». On voit bien ici que le rejet des « folles » et la scission « milieu »/ « hors milieu » se font paradoxalement au nom de la défense de la pureté identitaire homosexuelle, d’une militance 100 % pro-gay, d’un soutien à la communauté homosexuelle… Quelle contradiction !

 

Alors la question qui se pose, c’est : Pourquoi tant de haine envers les personnes (homosexuelles) efféminées ? Qu’ont-elles fait de mal pour que le sobriquet « tapette » balancé sur une cour d’école soit fréquemment considéré comme la plus violente des insultes ? Pourquoi les individus homos ou hétéros, après avoir décerné la Palme de l’Humour aux « Grandes Folles » des cabarets télévisuels (« Quoi de plus désopilant qu’un spectacle de travesti ? » entend-on souvent…), après s’être roulés par terre de rire pour « La Cage aux Folles », finissent par traîner en procès pour « homophobie » leur incontournable Zaza (« Elle donne une image négative et caricaturale de l’homosexualité, qui nous dessert, NOUS, homosexuels ordinaires… »), par la conduire au bûcher, et par saluer les nouveaux modèles cinématographiques clean d’une homosexualité rangée et « intégrée socialement » – comprendre « une homosexualité invisible », voire « quasi hétérosexuelle » – ? (combien de fois a-t-on pu entendre à propos du film « Comme les autres » de Vincent Garenq, par exemple, le « bien fou » que procurait la vue du binôme Pascal Elbe/Lambert Wilson : « ENFIN on ne nous montre pas un couple homo composé de deux tantouzes Gay Pride, mais au contraire des homos NORMAUX, pas efféminés… » ?) Pourquoi ce sont généralement les personnes homosexuelles les plus machistes et les plus efféminées (« Il n’y a pas plus folles que les folles qui détestent les folles » déclare à juste raison Jacques Nolot dans son film « La Chatte à deux têtes »…) qui déchargent le plus violemment leur amertume agressive sur l’homme efféminé, cet être qui a pourtant été le petit garçon maniéré qu’ils ont été aussi, ce jeune homme militant des années 1950-60 qui fut le premier à s’assumer en tant qu’« homo » et à mener les combats pionniers pour leur future liberté de personnes homosexuelles, cet homme adulte qui travaillera jusqu’à la fin de sa vie à masquer son efféminement dans un engagement de couple où, dira-t-il, « aucun des deux membres ne fait l’homme ni la femme » ?

 

 

Pour répondre à ces questions, je me suis moi-même interrogé sur les sensations intérieures que me procurait la compagnie de mes amis gay les plus efféminés : un mélange de fascination, de lassitude, de tristesse, de révolte, d’amusement, et au final d’attendrissement. L’autre jour, en plein Paris, je me promenais précisément avec l’un d’entre eux – appelons-le Tristan. Tristan est un gars très maniéré, autant vestimentairement qu’au niveau des attitudes. Un peu artiste, chanteur et poète raté. Quand on le voit, on devine tout de suite son homosexualité latente. Il est très féminin. Non pas qu’il imite les vraies femmes ; mais il cherche constamment, dans son mode de vie, à reproduire, par anti-conformisme de principe, tous les traits de caractères misogynes de la femme cinématographique attribués à tort aux femmes réelles : la séduction manipulatrice, la vengeance doucereuse, la manigance cachée et esthétisée, l’émotion lacrymale travaillée, le caprice, le scandale, les cancans, la folie, l’hystérie, le viol, etc.. J’ai bien essayé d’intégrer Tristan à mes autres cercles amicaux ; je disais à mes connaissances : « Ne vous fiez pas à ses apparences de peste. Allez voir plus loin ! L’agression, ce n’est qu’un genre qu’il se donne pour se défendre et entrer en relation. Il se trouve beau comme ça, mais au fond, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il ne s’aime pas vraiment comme ça. »)… mais sans succès : ils le trouvaient tous unanimement insupportable. Pour ma part, je n’avais pas honte de me balader seul avec lui dans la rue, ni peur d’affronter les regards de mépris des passants qui nous associaient instinctivement à un couple homosexuel en voyant chez mon voisin le sac à main en bandoulière, la chemise exagérément échancrée, le pantalon ultra-moulant, les santiagues « de tapette », et le déhanché de mannequin « de-la-mort-qui-tue » (en quelques sortes, marcher dans la rue avec Tristan, c’est comme faire son coming out, voire subir un outing !). Mais mes amis ont fait preuve de moins de patience à son égard. Je les comprends un peu… même si je ne les justifie pas car ils se sont arrêtés au vernis, au lieu de considérer la Personne réelle qui se cache derrière une image outrancière et surchargée, vernis que Tristan assume à la fois complètement – cette féminité médiatique singée sur son corps d’homme, c’est selon lui le « must » de la grâce séduisante, du pouvoir, de la provocation, de son originalité, de son identité – et qu’il n’assume pas du tout – il sera le premier à me dire qu’il n’est pas efféminé et qu’il n’a rien à voir avec ces autres « folles du Marais » ! – : ce va-et-vient entre défense et déni de son propre efféminement, qui est objectivement le signe de son inconstance, de sa lâcheté, de son vide identitaire, de son désarroi existentiel, lui apparaîtra paradoxalement comme un jeu exceptionnel, un trait de génie. La trahison (aux autres, mais d’abord à lui-même), c’est, croit-il, sa nature profonde.

 

Pour être honnête, je peux concevoir qu’intellectuellement on puisse devenir follophobe (c’est-à-dire anti-folles). Je constate en effet que plus un garçon est efféminé à l’âge adulte (mais ça marche aussi pour une femme à apparence très masculine – comme quoi, pour moi, le problème n’est pas d’abord une affaire de « genre(s) » et d’« apparence sociale féminine/masculine » comme l’avancent lesQueer Studies, mais bien plus profondément de refus de son propre sexe de naissance : ce n’est pas tant l’efféminement que la haine qu’illustre le rejet de son sexe et le rejet des images sociales de celui-ci, qui fait violence), plus il devient insupportable à vivre, soumis aux objets et aux regards des autres, cynique, misogyne, immature, agressif, asocial, radin, caractériel, fourbe, menteur, faussement mélancolique/euphorique, capricieux, théâtral, misanthrope, narcissique, paresseux, manipulateur, dandy, « langue-de-pute », … parce qu’il fuit le Réel, il fuit les autres et qui il est, il préfère vivre dans un monde fictionnel (littéraire ou cinématographique) que dans un monde vrai et exigeant, il hait les hommes et – même si c’est plus difficile à percevoir, car l’idolâtrie est une déclaration de haine dissimulée temporairement par la passion – les femmes. Cette haine de la femme réelle, à qui il préfère la femme-objet cinématographique courtisane mi-poupée Barbie mi-Catwoman, ce machisme peinturluré de rose, cette faiblesse agressive, cette laideur caricaturale orgueilleusement exhibée comme le summum du Goût et de l’esthétisme, a quelque chose de grotesque et d’insupportable en soi, c’est vrai.

 

Dans l’efféminement, je crois fondamentalement que l’os, c’est le rejet de la différence des sexes. À force d’être sublimée, à force d’être compressée en un seul individu, elle est menacée. Ce qui gêne le plus chez les mecs efféminés (pas forcément homos d’ailleurs), c’est qu’ils portent sur eux le désir de viol : en effet, l’identification à la femme-objet, réifiée par le cinéma et traitée comme une marchandise qu’on sublime sous forme de fétiche sacré ou d’automate ultra-sophistiqué, est objectivement violente sur la durée – même si, sur le moment, elle amuse –, et rend, pour sa société, l’homme efféminé coupable. Être violé ou avoir connu l’inceste d’un univers maternant trop pesant n’est pas un crime en soi, puisque le viol a été subi ; or à l’inverse, on pardonne peu le désir de viol, car une victime est toujours libre de ne pas soutenir voire reproduire l’agression qui lui a été faite. D’ailleurs, pour revenir au cas précis de Tristan, il me disait explicitement que le viol exerçait sur lui une sorte d’attraction irrésistible : il s’habillait très léger pour choquer et provoquer l’agression ; quand il se faisait insulter dans la rue, il prenait un malin plaisir à jeter verbalement de l’huile sur le feu en aboyant comme un petit roquet sur celui qui le menaçait (et moi, à côté, je le tirais par le bras, genre « Allez viens, Tristan, on y va, laisse tomber… [j’le connais pas, faites pas attention à lui, c’est mon p’tit frère…] ») ; il me racontait aussi les 4-5 agressions très violentes qu’il a subies à cause de son apparence efféminée – type qui se masturbe devant lui dans un recoin du métro parisien, jet de pierres, insultes, vol à l’arrachée dans le RER, etc. – ; moi qui n’ai jamais, en tant qu’adulte, été agressé du fait d’être efféminé, je ne suis pas loin de penser que Tristan a largement appelé le viol par l’affichage de son arrogance précieuse et par son désir inconscient d’être attaqué… Le fantasme du martyr a toujours été chez lui vraiment très marqué, même s’il est complètement irresponsable.).

 

Ce qui fait finalement sourire dans l’efféminement, qui le rend touchant et moins grave que ce que je viens de signaler plus haut, c’est que cette identification à la femme-objet est forcément incomplète, ratée, ridiculement orgueilleuse (un être humain ne deviendra jamais 100 % objet, qu’il le veuille ou non), et que bien des hommes homosexuels – les hommes travestis et transsexuels en 1èreligne – se rient de leur prétention (à se croire objet sacré, à changer magiquement de sexe ou à le perdre) et de leur naïveté (en parodiant sur eux-mêmes le massacre iconoclaste de l’idole féminine qu’ils ont au départ cherché à incarner sérieusement : je vous renvoie par exemple au portrait absolument camp de la chanteuse de music-hall handicapée jouée par Denis D’Arcangelo dans la comédie musicale « Le Cabaret des Hommes perdus » de Christian Siméon). Le problème, c’est que l’usage systématique du second degré laisse un sérieux doute sur le prétendu recul qu’ils ont par rapport à la violence de leur désir.

 

 

En fin de compte, nous devrions reconsidérer les bons côtés de l’efféminement chez les hommes : le petit garçon qui s’est identifié à des modèles féminisants par rejet des modèles machistes, a voulu, à la base, un monde plus juste, plus doux, plus fantaisiste, plus coloré, moins violent. C’est une démarche tout à fait louable… même si, dans sa fuite, cet enfant a rejoint une nouvelle violence, celle d’un monde inanimé, solitaire, déshumanisé, où règne le fantasme : en gros, il est passé sans s’en rendre compte de la sensibilité à l’inconfort de la sensiblerie. Il ne faut pas croire complètement à la comédie des « folles » comme elles souhaiteraient la croire à la fois vraie et futile, mais simplement y reconnaître l’expression d’une fragilité, d’une blessure qui se nie tout en s’exprimant, d’un viol – fantasmé mais parfois réel – : derrière le masque rose à paillettes du travesti homosexuel se dissimule souvent un homme violé. Oui, je ne vous le cache pas : pour aimer des êtres qui concrètement font tout pour se rendre détestables, qui sont les maîtres du chantage aux sentiments, de la douceur-poignard, notre patience est mise à rude épreuve. Mais justement, nous devons aider notre société à les valoriser, et nous forcer nous-mêmes à les aimer, car en dépit des apparences, ils sont vraiment très fragiles (beaucoup, même, se trouvent être dépressifs). Seulement voilà : ils masquent leurs faiblesses et leurs blessures par une carcasse d’autosuffisance afin de nous faire croire qu’ils sont forts et indestructibles : mais ils s’aiment bien peu au final. Ils sortent artistiquement l’artillerie lourde (maquillage, scalpel, somme astronomique en vêtements, régime alimentaire draconien, drogues, usage du ridicule et de la méchanceté, humour camp convivial, etc.) pour ne pas se faire aimer parce qu’ils s’imaginent que l’amour est une arme qui assujettit, qu’ils ne peuvent vraiment aimer profondément que dans l’agression, bref, parce qu’ils croient que l’amour est le viol.