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Église catholique et personnes homos : l’absurde opposition, l’absurde amalgame

Église catho et personnes homos : l’absurde opposition ; l’absurde confusion

 

 

Dans la tête de beaucoup de gens, homosexualité et foi catholique ne peuvent pas aller ensemble. Un catho homo est soit un extra-terrestre, un maso, une « honteuse », une « folle bourgeoise »… ou alors carrément un prêtre ! Dans les profils dressés par les internautes gay sur les sites de rencontres homosexuels, quand l’appartenance religieuse est spécifiée, il est massivement écrit « Je suis athée » ou bien « croyant mais non pratiquant ». Il est extrêmement rare de trouver parmi la population homosexuelle des individus catholiques pratiquants et fiers de l’être, et surtout réconciliés avec l’institution catholique. La poignée de catholiques homos se revendiquent solidaires de Dieu mais non de son Église, dont ils se disent injustement rejetés. Cette frontière entre homosexualité et foi n’est pas uniquement le fait des personnes homosexuelles, croyantes ou non. Elle est aussi construite par les croyants catholiques dits « hétérosexuels » qui affirment défendre la famille et ne pas manger à la même table des êtres « au penchant mauvais ».

 

 

Les dissensions entre la grande majorité des personnes homosexuelles et l’Église catholique ne datent pas d’hier. Lorsque les artistes homosexuels abordent iconographiquement le sujet religieux, ils choisissent presque toujours en toile de fond la perte de la foi et le blasphème. Mais parfois, la frontière entre agression picturale envers le clergé et agression réelle est franchie, et ceci, de plus en plus ouvertement et impunément (c. f. l’interruption de la messe de Notre-Dame de Paris en 1991 par Act Up, le mépris quasi systématique des ecclésiastiques ou des théologiens moralistes lors des débats télévisés ; l’altercation entre des catholiques intégristes et les participants au récent « kissing » devant Notre-Dame de Paris ; etc.). Beaucoup de personnes homosexuelles dénigrent la religion, alors que leur désir de foi occupe paradoxalement une part importante de leur identité de femmes et d’hommes. Seul ce que nous idolâtrons et aimons mal en croyant l’aimer follement peut nous trahir, et donc mériter à nos yeux notre vengeance. Ce qu’écrit Marguerite Radclyffe Hall dans Le Puits de Solitude (1928) est, pour cette raison, d’une étonnante actualité : « De nombreux invertis étaient profondément religieux et c’était sûrement l’un de leurs plus amers problèmes. »[1]

 

L’Église catholique en veut-elle vraiment aux personnes homosexuelles ? Vu ce qu’en montrent certains media, elles ont apparemment toutes les raisons de le croire. Et dans les faits, quelques-unes ont fait l’objet de réels rejets de la part d’ecclésiastiques et de certains fidèles à une époque où elles cherchaient une main tendue. Par conséquent, elles en déduisent que foi et homosexualité sont totalement incompatibles. Du côté des Évangiles, rien ne sert d’euphémiser. Le peu que dit la Bible sur les actes sodomites est sans appel : les actes génitaux et érotiques homosexuels ne sont pas acceptés[2], et depuis 2000 ans, l’Église n’a pas changé d’un iota son discours les concernant. Le Pape actuel, Benoît XVI, a bien écrit, lorsqu’il était encore cardinal, que les actes homosexuels étaient « intrinsèquement désordonnés »[3]. Tout semble donc indiquer que l’Église actuelle ne changera pas d’orientation quant à l’homosexualité pour les années à venir.

 

Cependant, si l’on prend un peu le temps de s’y intéresser, on découvre que la plupart des exclusions de personnes homosexuelles au sein de l’Église catholique, quand elles ont réellement eu lieu et qu’elles ne sont pas le fruit de projections farfelues, de susceptibilités et de paranoïas en tout genre (ce qui est plutôt rare !), restent des cas très isolés. S’il y a rupture entre l’Église et la communauté homosexuelle, elle est due dans son ensemble à certains croyants et ecclésiastiques qui n’en méritent même pas le nom parce qu’ils utilisent la foi plus pour haïr les autres que pour les aimer, et à des personnes homosexuelles qui s’écartent de l’Église en se prenant pour leurs actes et en partant du principe qu’elles seront jugées avant même de vérifier concrètement si cela serait vraiment le cas.

 

Par ailleurs, il est très exceptionnel d’entendre un prêtre ou un fidèle catholique encourager une personne homosexuelle à se convertir à l’hétérosexualité ou à refouler ses penchants homosexuels « mauvais » et « transitoires ». Parmi les prêtres que nous sommes amenés à rencontrer (et qui se disent parfois ouvertement homosexuels, mais ces derniers sont plus rares que les media ne le croient), certains encouragent même à la conjugalité homosexuelle. La seule réaction négative qu’on peut parfois trouver n’est pas le rejet mais la déception ou la tristesse, surtout de la part de vieux prêtres peu à l’aise avec la question. Cette réaction s’explique en partie par le choc culturel ou générationnel : il n’est pas toujours facile pour certains clercs de s’adapter aux réalités d’un monde en mutation accélérée… En plus, ils ne voient pas beaucoup de jeunes croyants dans leurs églises occidentales. Quand ces derniers leur annoncent la bouche en cœur qu’ils sont homos, alors même que ces curés âgés les accueillaient avec un enthousiasme juvénile, d’un coup d’un seul, la baraque s’écroule à cause d’un petit mot, « homosexualité », qui leur évoque à la fois une réalité qu’ils ignoraient il y a encore cinquante ans de cela et qu’ils ne veulent pas, à juste titre, valider en tant qu’« identité profonde de l’individu », ou bien qui les renvoie directement à leur propre expérience – parfois vacillante – de la sexualité et aux curieux scandales de pédophilie qui secouent l’Église catholique (je dis « curieux » car en proportion, il y a très peu de prêtres pédophiles comparé d’une part à la population masculine dans sa majorité, et d’autre part à l’ensemble des prêtres qui fait aujourd’hui un travail admirable de par le monde et dont les media ne parlent jamais. Les religieux, par leur choix de vie particulier et leur expérience souvent heureuse de la chasteté et du célibat continent, rappellent à leur société ses propres frustrations et son enchaînement à la génitalité, … donc forcément, ils ne sont pas souvent appréciés à leur juste valeur).

 

 

Concernant plus particulièrement les textes évangéliques, il semble démesuré de dire qu’ils sont homophobes. Ils ne se réfèrent pas une seule fois à l’identité homosexuelle, aux personnes homosexuelles, ni à l’homosexualité – dans le sens où la société l’entend aujourd’hui, à savoir une union d’amour entre deux personnes adultes identitairement déterminées par leur orientation sexuelle –, mais uniquement à un certain désir et aux actes qu’il implique parfois ; et encore… La mention de ceux-ci est perdue dans une liste de pratiques répertoriées comme peccamineuses par saint Paul, dans le contexte très particulier des persécutions des premiers chrétiens. Les lignes traitant directement des actes sodomites dans un ouvrage aussi gigantesque que la Bible ne se comptent même pas sur les doigts d’une main. Il est donc erroné de croire que la Bible parle d’homosexualité. Les paroles de Jésus, d’ailleurs, n’en font jamais mention.

 

Beaucoup de personnes homosexuelles ne retiennent que les passages bibliques où les actes homosexuels sont lourdement condamnés. Mais elles délaissent ceux qui leur offrent des perspectives plus larges, car elles ont réellement le désir d’être maudites par le Ciel[4]. Manque de chance : la Bible n’est pas aussi dure avec elles qu’elles ne le voudraient. Dans sa lettre aux Éphésiens (3, 2-3), saint Paul révèle ce qu’il appelle « le mystère du Christ » : « Ce mystère, c’est que les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile. » La Bible n’a jamais énoncé que toutes les personnes homosexuelles grilleraient en enfer, ni qu’elles seraient sauvées à la condition de revenir sur le droit chemin et d’arrêter d’être homosexuelles. Elle dit carrément qu’elles sont déjà les premières sur le chemin de la sainteté, puisque la sainteté est d’abord don de Dieu avant d’être une question d’actes et de mérites personnels : « En vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu »[5] déclare Jésus (J’aurais pu également vous citer Gen, 18, versets 20-32). Les prostituées évangéliques précèdent les justes dans le Royaume des Cieux, non parce qu’elles sont réellement exemplaires, mais parce qu’elles espèrent le Salut tout en sachant que leurs actes n’y donnent pas droit. Elles attendent avec plus de foi la miséricorde reçue de Dieu que de bons croyants pétris de certitudes, qui n’espèrent rien de Lui, et qui se font auteurs de leur propre rédemption. Dans la Bible, il est marqué noir sur blanc que Dieu ne choisit pas des gens parfaits pour annoncer son Royaume, mais des fous. Je crois personnellement que ce sont elles, les « folles », qu’Il élit pour le révéler. « Ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les sages. »[6]Toute personne homosexuelle est donc, selon les Saintes Écritures, élue par Dieu pour l’annoncer, au même titre que tous les Hommes. À entendre le discours biblique, il n’y a donc aucune incompatibilité entre sainteté et homosexualité !

 

De même pour le discours officiel de l’Église catholique, je ne pense pas que la présomption d’homophobie pesant sur la Curie romaine soit valide. Le Pape Jean-Paul II est considéré par certains militants gay comme « l’une des voix les plus clairement homophobes de notre temps »[7], alors qu’il n’a jamais prononcé une seule fois le mot « homosexualité » de son vivant, ni condamné les personnes homosexuelles. Trois petits articles du Catéchisme de l’Église Catholique de 1997[8] abordent le sujet directement, en des termes certes explicites mais qui ne se dirigent pas contre les personnes homosexuelles, et encore moins contre « les homosexuels », mais simplement contre les actes homosexuels.

 

L’Église catholique n’a jamais dit que les personnes homosexuelles étaient pécheresses du fait d’être homosexuelles. Au contraire, Elle est désireuse d’accueillir les personnes qui se disent « homosexuelles », en prenant soin de dissocier les actes des individus qui les posent, ou bien les individus de leurs désirs de surface. Selon Elle, la parole graciante de Dieu reçue dans la foi justifie le pécheur, jamais le péché. Il ne peut pas y avoir d’état de péché de l’homosexualité pour la bonne et simple raison que le péché réclame la liberté et que les personnes homosexuelles n’ont pas choisi d’être homos. Nous ne pouvons pécher qu’en actes et en désir ; pas en tant que personne humaine, étant donné que l’Humanité a été rachetée en Jésus. Toute la difficulté est dans cette distinction apparemment limpide entre être et faire. À une époque où les media nous invitent à définir l’individu par ses actes – surtout génitaux – et ses désirs violemment actualisés, il apparaît en effet complètement hypocrite de faire la distinction entre les actes homosexuels et la personne homosexuelle. Mais en réalité, c’est le fait d’opérer l’amalgame entre l’être et le faire qui enferme l’individu, et non la distinction entre les deux. Démêler l’être et le faire, c’est reconnaître l’existence de notre liberté, nous sauver du déni et de la diabolisation de nous-mêmes. Certes, nous sommes toujours un peu le reflet de nos actes dont nous avons à porter la responsabilité. Mais aux yeux de l’amour et de la foi, un Homme reste toujours plus grand que les actes qu’il a commis, si graves et honteux soient-ils. Pour l’Église catholique, ce qui compte d’abord, ce sont les personnes. Il me semble qu’Elle a tout à fait raison de dissocier la pratique sexuelle de l’identité sexuelle : c’est son entêtement à marquer la frontière qui crée le lien entre foi et homosexualité, qui dit que les personnes homosexuelles ont tout à fait leur place dans l’Église en tant qu’Hommes habités par un désir homosexuel réel et reconnu comme tel, et non simplement en tant qu’Hommes comme les autres ou en tant qu’« homosexuels ». Les personnes homosexuelles ne sont pas comme les autres, et l’Église ne tient absolument pas à ce qu’elles changent foncièrement. Elle souhaite simplement qu’elles mettent leur identité la plus profonde, celle d’Enfants de Dieu, avant leur identité secondaire de personnes homosexuelles.

 

Par ailleurs, à travers tous les motifs iconographiques mis en exergue dans mon livre pour montrer que le désir homosexuel est davantage un désir déstructurant qu’un désir humanisant[9], il nous est possible de mesurer l’intelligence et l’étonnante modernité du message ecclésial sur l’homosexualité. L’Église catholique a tout à fait raison de reconnaître le couple homosexuel comme une réalité fantasmée plutôt que comme une réalité positive à promouvoir universellement. Quand le Pape Benoît XVI énonce que les actes homosexuels sont « intrinsèquement désordonnés », j’abonde dans son sens. L’inclinaison homosexuelle tend en effet vers des comportements par nature unifiants-dispersants. C’est son essence. Il a osé le dire, ce qui est courageux de sa part.

 

Nous pourrions penser que le conflit entre la communauté homosexuelle et l’Église s’origine sur une accumulation complexe de débats concernant une infinité de sujets (et surtout ceux qui ne se rapportent qu’aux points de morale sexuelle : virginité avant le mariage, contraception, célibat des prêtres, ordination des femmes, préservatif, avortement, etc.). En réalité, c’est plus simple que cela. Il n’y a qu’un seul point doctrinal créant le litige entre la communauté homosexuelle et l’Église catholique : il s’agit de la divergence de compréhension du péché originel[10], et plus radicalement de la foi – ou le manque de foi – en la primauté du Bien sur le mal, en l’originalité-finalité radicale de Dieu. Pour l’Église catholique, le péché est postérieur à la création de l’Homme – il est secondaire et non-essentiel à l’être humain puisque Dieu, l’alpha et l’oméga de l’existence du monde, l’a vaincu –, alors que pour la grande majorité des personnes homosexuelles, il est antérieur et donc essentiel à l’Homme. Comme le souligne à juste raison Flora Leroy-Forgeot à propos du désir homosexuel, « la dualité entre inné et acquis ainsi qu’entre primaire et secondaire est sous-tendue par la référence culturelle au péché originel : pour l’Église, le bien est primaire et le mal est secondaire. »[11] En posant l’existence de Dieu et du Désir avant l’existence de l’Homme et de ses désirs humains mi-bons mi-mauvais, l’Église catholique affirme que le désir homosexuel n’est ni totalement inné ni totalement acquis – il est peut-être les deux –, mais en plus, qu’il n’est pas le désir profond qui a aimé l’Homme en premier, à savoir le Désir divin, ce qui ne manque pas de gêner la communauté homosexuelle qui voudrait diviniser le désir homosexuel et l’Homme qui le ressent pour les rendre totalement innés/auto-créés ou totalement acquis/objets, complètement bons ou complètement mauvais. L’Église catholique ne veut pas d’une part confondre l’Homme avec ses désirs de surface, ni d’autre part le considérer comme un fétiche. Elle souhaite au contraire lui reconnaître son identité profonde d’Enfant de Dieu, et insister sur le fait que le Bien est plus fort que le mal et que les désirs duels, chose qui paraît inconcevable à beaucoup de personnes homosexuelles qui pensent que le péché originel a séparé à jamais l’Homme de Dieu, et a fait de l’être humain un dieu tout-puissant divisé et un diable. La majorité des personnes homosexuelles postulent que le mal est premier et le Bien est second – ou, ce qui revient presque au même, qu’ils sont deux forces équivalentes s’annulant l’une l’autre[12] –, contrairement à l’Église qui place Dieu aux extrémités de l’existence humaine et qui ne parle pas du désir homosexuel en termes de mal ou de Bien, mais de désir secondaire par rapport au grand Désir qui a habité l’Homme en premier et qui, si l’être humain l’accepte, le consumera éternellement à la fin des temps. Là où l’Église dit qu’à l’origine est le Verbe de Dieu, c’est-à-dire la Parole de vie, la communauté homosexuelle réplique, comme Didier Éribon dans Réflexions sur la Question gay, qu’« au commencement il y a l’injure ». Seul le regard sur l’origine de la vie change.

 

Généralement, les personnes homosexuelles ne font que dresser sur le véritable visage de l’Église la toile de leurs propres fantasmes. Pour se venger de celle qu’elles ne connaissent que de loin ou trop mal, elles en constituent des clichés à la sauce libertine. Nous voyons toujours dans leurs fictions les mêmes personnages : les nonnes violées, les prêtres pervers ou rétrogrades, les gamins pissant dans les bénitiers, les femmes bigotes, leurs maris frustrés et angoissés, les croyants fondamentalistes illuminés, les papes homos, les Christs transsexuels, etc.. Ces portraits se veulent ultra-corrosifs et inédits, alors qu’en réalité, elles seules, avec la petite nébuleuse des catholiques intégristes dont elles pourraient gonfler (ou gonflent) sensiblement le nombre, arrivent encore à les trouver réalistes et à s’en offusquer. Nous les entendons figer l’Église à une époque virtuelle (médiévale… ou carrément futuriste, avec un Dieu-businessman !) par des abus de langage complètement caricaturaux et des anachronismes qui seraient risibles s’ils traduisaient une provocation lucide/utile. Seulement, les guerres de religion, les commandos anti-IVG, l’Inquisition, la colonisation sauvage, la misogynie de certains clercs, la collaboration aux régimes fascistes, le massacre de la Saint Barthélemy, le silence sur les camps de concentration, la période d’appât du gain et du pouvoir de l’Église-institution, l’interdiction absurde de certains ecclésiastiques sur le préservatif, les violations de la dignité humaine au nom de l’annonce de l’Évangile, les scandales au sujet des prêtres pédophiles (dont on entend énormément parler en ce moment), l’insupportable et racoleuse « papemania » JMJiste, la condamnation religieuse « des homos », certaines missives assassines de Tony Anatrella, le christianisme stigmatisant les plaisirs corporels, ne sont que des détournements de l’Église, qui ne disent rien de l’Église elle-même.

 

 

Seules certaines personnes homosexuelles, aux côtés de la poignée de croyants (méritent-ils de s’appeler « catholiques » ?) intolérants voulant envoyer la communauté homosexuelle en enfer à cause de leur interprétation littérale de la Bible, construisent la mystique catholique homophobe. En effet, qui, je vous le demande, se focalise sur le lien entre homosexualité et péché, avant d’attribuer leurs propos mensongers à l’Église réelle, sinon elles ?[13] L’Église catholique ne considère pas le péché comme originel – pour elle, seul l’amour est originel ! – ni comme proprement homosexuel. De même, jamais l’Église catholique n’a fait l’association du Sida à une punition divine, à un châtiment de Dieu bien mérité, comme cela est par exemple montré dans le documentaire « L’Homophobie, ce douloureux problème » (2000) de Lionel Bernard. Il n’y a que les sectes millénaristes et certains membres de la communauté homosexuelle qui ont transformé la maladie en matraque céleste destinée spécifiquement aux personnes homosexuelles.

 

Actuellement, la confusion qu’opèrent beaucoup d’individus homosexuels entre l’Église catholique et les sectes « chrétiennes » de souche protestante (ou catholique intégriste), particulièrement prolifiques aux États-Unis et dans le reste du monde, relève d’une profonde méconnaissance de la réalité religieuse actuelle[14]. Dans leurs films, un certain nombre de réalisateurs homosexuels tracent le portrait de membres complètement illuminés de ces protestantismes frelatés, cultivant ainsi les amalgames les plus caricaturaux dans l’esprit des spectateurs européens non-avertis qui, en mettant toutes les religions dans le même panier, sont tentés de les confondre avec les croyants catholiques. Les groupes Exodus, Homosexual Anonymous, Ex gay, Focus on the family, l’association mormone Evergreen, apparus aux États-Unis dans les années 1970, avec leurs télévangélistes, leurs grandes messes émotionnelles, et leurs thérapies collectives pour « soigner les homos », n’ont rien à voir avec l’Église catholique ni l’Église protestante traditionnelle. Quant aux associations homosexuelles chrétiennes actuelles en France – Devenir Un en Christ, David et Jonathan –, elles ne sont pas des associations d’Église, c’est-à-dire commanditées par le Vatican, mais simplement des confédérations créées à côté de lui pour bien souvent le contester. Quand on sait en plus qu’actuellement, elles ont tendance à se diriger massivement vers l’agnosticisme et le protestantisme, nous comprenons très vite qu’elles ne méritent même pas le titre d’« associations homosexuelles catholiques ».

 

Au lieu de se désintéresser de l’Église, beaucoup de personnes homosexuelles sont obsédées par elle, ou plutôt par l’image diabolisée ou sacralisée qu’elles s’en font et qu’elles cherchent à incarner. Comme elles ne veulent pas s’attacher à une institution ecclésiale en particulier, elles se plient à un fondamentalisme athée – elles disent « humaniste » –, à une religion qui n’est pas encore clairement cataloguée socialement comme telle, mais qu’elles pensent être la seule juste. Nous pourrions la baptiser comme on veut : « Home-made Gay Religion », ou bien « Culte de l’Être suprême (= l’androgyne) », « Spiritualités plurielles et cosmiques », « Religion désincarnée », « Individualisme hédoniste et universaliste », « Secte des Cultures homosexuelles », « Gay Church », etc. Elles sont assez portées sur l’ésotérisme, les spiritualités de supermarché, la religion à la carte. Ce qui les attire dans la foi, c’est en général l’émotionnel collectif, la sensiblerie, la superstition, la magie, le spectaculaire, la sensation de bien-être, le refuge contre les épreuves de la vie, le recentrement sur soi… bref, tout ce que la foi authentique n’est pas mais qu’elles prennent pour la foi réelle et qu’elles attribuent aux « mauvais croyants » (parce que le pire, c’est que beaucoup d’entre elles se prennent pour les seuls bons croyants !). Leur fascination pour la religiosité-loisir, l’occultisme, le paranormal, les bondieuseries, les miracles, les philosophies New Age, les messes noires, etc., est connue[15]. Le plus sérieusement du monde, elles composent une parodie ecclésiale censée faire contrepoids à la réalité religieuse qu’elles ne connaissent pas – ou de trop près –, et qu’elles ont diabolisée à force de l’idéaliser. Loin de parler de rejet par rapport à l’Église catholique, on pourrait dire qu’il s’agit plutôt d’une adoration inversée. Beaucoup de personnes homosexuelles construisent une version transversale de la religion pour se convaincre ensuite que la caricature nouvellement créée est fidèle à la vraie religion, et pour rejeter ouvertement devant les autres et la vraie religion et sa caricature… comme cela, elles se gargarisent de faire d’une pierre deux coups.

 

 

Cette passion inavouée pour l’« Ennemi catholique » se traduit en général chez elles par une imitation inconsciente et volontaire des caricatures qu’elles se sont faites de lui. Elles adoptent souvent de l’Église une version kitsch en ne choisissant de portraiturer que des grenouilles de bénitiers frustrées et superstitieuses auxquelles elles s’identifient, parce que ces grenouilles, ce sont partiellement elles quand elles obéissent à leur désir homosexuel : la bourgeoise-prostituée pénétrant dans une église après s’être fait violée est une icône gay classique[16]. Elles reprennent dans leurs écrits les thèses libertines traditionnelles – telles que l’union homosexuelle de Jésus et de saint Jean, la liaison entre Marie-Madeleine et Jésus, l’amitié biblique entre David et Jonathan, ou entre Ruth et Noémie, l’homosexualité de saint Paul, etc. –, utilisent abondamment les symboles christiques, fondent des congrégations – notamment les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence –, suivent fidèlement le Pape dans tous ses déplacements (l’Europride à Paris en 1997 juste après les Journées Mondiales de la Jeunesse ; la première Worldpride à Rome, toujours après les JMJ de Rome en 2000 ; la Worldpride de Jérusalem en 2005 ; la présence d’un groupe de militants homosexuels aux JMJ de Cologne en 2005 ; etc.), font de leurs rassemblements ou de leurs concerts de grandes messes-show. Elles réemploient (sans s’en rendre compte ?) le langage étiqueté religieux de leurs supposés ennemis, pour le détourner à leurs fins (on peut entendre des sujets transgenres dire avec une conviction grave qu’il nous faut « suivre le Droit Chemin de l’homosexualité »[17]). Elles ne font que reproduire ce qu’elles jugent aliénant chez les croyants pratiquants. La preuve qu’elles sont dans la projection par rapport au clergé, c’est qu’elles pensent que tous les prêtres catholiques sont des personnes homosexuelles refoulées[18]. Nous les entendons parfois dire avec assurance que 30 % des prêtres seraient « de la jaquette »[19]. Cette légende sur l’homosexualité refoulée des prêtres[20], parfois actualisée chez les ennemis des personnes homosexuelles ou chez leurs adorateurs, n’est majoritairement effective que sur les écrans, même si elle est relayée par les quelques figures cléricales médiatiques qui ont fait des coming out tapageurs (Salvador Guasch, José Montero, Jacques Perotti, Franco Barbero, Jacques Laval, Michel Bellin, Antonio Roig, Ernesto Jiménez, etc.)et qui se présentent comme les prophètes d’une nouvelle Église, plus « ouverte » et plus « tolérante » que l’Église de Rome[21]. Visiblement, beaucoup de personnes homosexuelles se sont confondues avec la caricature d’Église qu’elles ont créée…

 

 

Maintenant, concernant l’Église catholique – qui reste une masse humaine très hétéroclite, je le rappelle –, il faut reconnaître qu’il Lui reste aussi beaucoup de chemin à parcourir sur la question de l’homosexualité (… c’est peu de le dire !). Des penseurs catholiques comme Véronique Margron, Xavier Thévenot, Xavier Lacroix, ont fait énormément avancer la réflexion chrétienne sur le désir homosexuel par leurs écrits et leur douceur. N’en déplaisent à leurs détracteurs qui ne les ont même pas écoutés du simple fait qu’ils sont catholiques ou ecclésiastiques, ces intellectuels sont d’une ouverture étonnante[22]. Mais il reste des exceptions malheureusement.

 

Il ne faut cependant pas trop vite condamner les croyants catholiques. Je crois que leur fermeture et leur méfiance viennent plus d’une ignorance peureuse (qui repose parfois sur une croyance homophobe selon laquelle la connaissance de l’homosexualité n’appartiendrait qu’aux seuls « homosexuels ») que d’une fermeture ou d’une mauvaise volonté. Il faut reconnaître que la définition du désir homosexuel est objectivement difficile à faire (y compris la communauté homosexuelle la fuit ou l’empêche), car il ne s’agit ni d’un désir mauvais ni d’un désir pour autant idéal… donc avec ça, on a plutôt intérêt à tourner plusieurs fois la langue dans notre bouche avant d’en parler ! Personnellement, il m’aura fallu 6 ans pour définir ma gêne concernant l’homosexualité… alors je comprends aisément qu’une personne néophyte ou peu plongée dans la culture homosexuelle se sente démunie pour se positionner rapidement sur la thématique du désir homosexuel. Pour autant, je constate sur le terrain, étant moi-même une personne homosexuelle catholique-pratiquante, une frilosité et un retard considérable d’une grande partie de la population catholique, y compris de personnes éclairées et vivant dans des pays occidentaux. Il est, à mon avis, désolant d’entendre encore de la bouche de la majorité des personnes catholiques des arguments aussi simplistes que : « L’homosexualité, ce n’est pas dans le projet de Dieu car c’est dit dans la Bible. » ; «L’homosexualité n’est pas normale et le couple homosexuel rejète fondamentalement l’altérité. » ; « Dieu a créé l’homme ET la femme. Ce n’est pas par hasard. » Plus inaudibles encore sont les formules compassionnelles du genre : « L’Église, à la suite du Christ, nous apprend à toujours haïr le péché, mais à aimer les pécheurs. »J’ai l’impression qu’on est restés encore à l’âge de pierre quand j’entends ce type de discours. Intellectuellement, je les comprends, et parfois je pourrais les justifier. Mais je trouve qu’ils sont dénués de réflexion sur le désir homosexuel, sur les liens entre désir homosexuel et désir hétérosexuel, sur les liens non-causaux entre désir homosexuel et viol. Ce sont des arguments formulés par des individus qui se planquent derrière la Bible, derrière de beaux principes (la différence des sexes, l’accueil du pécheur, la guérison, etc.), pour ne considérer ni les personnes ni les drames qu’elles ont pu vivre. À propos de l’homosexualité, c’est comme si l’Église catholique arrivait au bon résultat par un mauvais chemin, un raisonnement bancal (… donc finalement, on n’est plus vraiment sûr de la justesse du résultat). Globalement, je trouve qu’Elle n’a pas encore trouvé ses mots pour parler d’homosexualité[23]. Par exemple, on ne sait pas ce qu’elle met derrière le terme flou et fourre-tout d’« actes homosexuels » (Pour moi, il n’y a pas qu’une seule manière de vivre son homosexualité ; tous les « actes homosexuels » ne sont pas mauvais : cela dépend de notre manière de vivre notre désir homosexuel, et celui-ci ne se vit pas qu’en termes génitaux ou violents). Autre exemple d’imprécision lexicale : l’Église fait trop souvent la grossière erreur d’employer le terme « hétérosexuel » comme synonyme de l’amour femme/homme alors qu’à la base, l’hétérosexualité est historiquement une défense de la bisexualité voire de l’homosexualité (Rappelons-le, le désir homosexuel et le désir hétérosexuel sont jumeaux ; et les couples hétérosexuels sont l’inverse des « couples femme/homme aimants »[24]) Et que dire des dérapages du Père Tony Anatrella, qui a pourtant beaucoup de mots justes, mais qui fait l’erreur de transformer l’amour homosexuel en parfaite antithèse de l’amour femme-homme en sacralisant la différence des sexes (« L’amour conjugal est le propre d’un couple formé entre un homme et une femme. L’attachement homosexuel est aux antipodes de ce type d’amour qui implique d’être dans l’altérité sexuelle. »[25]) ? … alors que chacun sait que d’une part il ne suffit pas que la différence des sexes soit là pour qu’elle soit respectée (bien des couples homosexuels s’aiment d’un amour plus fort que des couples composés d’une femme et d’un homme), et d’autre part que la différence entre couple homo et « couple femme/homme aimant » (je n’ai pas dit « hétérosexuel ») ne se dit pas en termes manichéens de « mal » et de « bien » mais se joue plutôt entre le « bien » et le « meilleur » (le bien ou le convenable – et quelques rares couples homosexuels de notre entourage sont « bien et convenables » – ne se convertit pas en « mauvais », en « laid » au contact du meilleur… même si la préférence pour le « meilleur », encouragée par l’éthique et la morale, hiérarchise forcément.)

Oui, parfois, j’ai mal à mon Église. Si imparfaitement humaine. Celle qui est formée des premiers pécheurs. Celle qui me suspecte parfois de « prosélytisme » ou de « relativisme » uniquement parce que j’évoque l’homosexualité sans la défendre. Celle qui ne parle que très rarement de nous, les « hommes homosexuels »… sauf pour nous dire qu’Elle nous accueille à la condition que nous changions, que nous nous taisions, que nous guérissions. J’aimerais que certains paroissiens que je connais n’aient pas peur d’appeler un chat « un chat », que par exemple ils ne remplacent pas la mention des personnes homosexuelles dans les intentions de prière universelle par des phrases passe-partout où la minorité homosexuelle a du mal à s’identifier (« Seigneur, nous te prions pour tous ceux qui souffrent dans leur corps et dans leur âme. Apporte-leur ta lumière… »).

 

 

J’aime mon Église. Je l’aime à tel point que je comprends même qu’Elle se méfie du désir homosexuel, de son essentialisation sous forme d’« identité homosexuelle éternelle » ou d’« amour équivalent à l’amour femme/homme aimants ou à l’amour homme/Dieu ». Je comprends par exemple, non qu’Elle refuse, mais bien qu’Elle soit prudente concernant l’accueil des personnes homosexuelles dans les séminaires[26] (moi-même, je suis réticent à ce qu’une personne ayant une structure homosexuelle relativement fixe s’engage dans la prêtrise : pour qu’un homme soit un bon prêtre, bien dans ses baskets, il doit être suffisamment réconcilié avec son corps, son passé, avec les autres… et le désir homosexuel témoigne davantage d’un déséquilibre, d’une fermeture à la différence et au monde que d’une ouverture, en effet. Le désir homosexuel est le signe d’une blessure/fragilité qu’il convient de reconnaître, tout en privilégiant le cas par cas). Par ailleurs, je comprends que l’Église qualifie certains actes homosexuels d’« intrinsèquement désordonnés » (j’ai moi-même étudié dans mon livre la notion de désordre dans les œuvres homosexuelles et dans la vie des personnes homosexuelles). Et je cautionne l’appel ecclésial lancé aux personnes homosexuelles à la continence et à l’abstinence sexuelle (un appel pourtant scandaleux aux oreilles de beaucoup de personnes homosexuelles). Et c’est parce que j’aime mon Église, que je partage sa gêne concernant le désir homosexuel et que je La veux en voie de sanctification, que j’accepte encore moins l’idée qu’Elle puisse avoir raison sans savoir encore pourquoi, sans trouver les mots justes. Elle ne peut pas se permettre d’être peureuse face aux personnes homosexuelles. Elle ne peut pas fuir constamment le sujet et les individus homosexuels sous des prétextes fallacieux.

 

Je reprendrais pour finir les mots du jeune prêtre de 31 ans Pierre-Hervé Grosjean (un prêtre versaillais, pourtant… personne n’est parfait…^^) qui, lors d’une conférence sur l’affectivité en décembre 2006 à Saint Augustin à Paris, avait répondu à des questions tirées au chapeau… et il était tombé sur mon papier où j’avais écrit ce mot provocateur : « Est-ce qu’on peut trouver l’amour même quand on est homosexuel ? ». Il avait répondu de manière très juste à la question (je ne développerai pas ici sa réponse : autant lui demander directement), puis avait fortement encouragé l’assistance de jeunes petits bourgeois cathos (pas si « coincés » que ça…) à faire venir les personnes homosexuelles dans les églises : « Mais amenez-les-nous ! Invitez-les ! Si vous connaissez des personnes homosexuelles dans votre entourage, amenez-les-nous ! ». J’avais adoré. Moi, je n’attends qu’une chose : c’est qu’on nous invite, en effet ! J’attends toujours le carton d’invitation…

 


[1] Marguerite Radclyffe Hall, Le Puits de Solitude, Éd. Gallimard, Paris, 1928, p. 589.

[2] Pour ceux qui veulent aller vérifier, les seuls passages qui traitent de ces actes « homosexuels » sont Gn 19, 4-11 ; Lv 18, 22, 20, 13, et Jg 19, 22-30 ; 1 Sam 18-20 ; Rm 1, 26 ; 1 Cor 6, 9 ; et 1 Tm 1, 10.

[3] Joseph Card. Ratzinger, Déclaration Persona Humana sur certaines questions d’éthique sexuelle, Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 29 décembre 1975, n. 8.

[4] * Voir également la partie « Je suis maudit » de homosexualité noire et glorieuse et se prendre pour le diable dans le Dictionnaire des codes homosexuels.

[5] Mt 21, 31.

[6] Paul, 1 Cor. 1, 27.

[7] Pierre Albertini, « France », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, Éd. PUF, Paris, 2003, p. 184.

[8] Jean-Paul II, Lettre apostolique Laetamur Magnopere : 15 août 1997, La Documentation Catholique 94, 1997.

[9] * Voir également désir désordonné dans le Dictionnaire des codes homosexuels.

[10] * Voir également la partie « péché ‘originel’ » de innocence dans le Dictionnaire des codes homosexuels.

[11] Flora Leroy-Forgeot, « Décadence », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 121.

[12] Je vous renvoie aux pages sur le manichéisme dans le chapitre II de mon livre Homosexualité sociale. * Voir également se prendre pour le diable et focalisation sur le péché dans le Dictionnaire des codes homosexuels.

[13] Michel Dorais, Mort ou Fif, VLB éditeur, Québec, 2001, p. 75.

[14] * Voir également la partie « églises ‘protestantes’ » de attraction pour la « foi » dans le Dictionnaire des codes homosexuels.

[15] * Voir également attraction pour la « foi » dans le Dictionnaire des codes homosexuels.

[16] * Voir également la partie « bourgeoise-prostituée dans une église » de bourgeoise dans le Dictionnaire des codes homosexuels.

[17] C. f. la phrase de conclusion de l’exposé de l’homme transsexuel Natacha aux Journées Annuelles de Réflexion (JAR) de l’association David et Jonathan au Mont Dore, en 2004.

[18] Je ne suis pas en train de dire que cette légende est totalement infondée : il n’y a pas de cliché sans feu, et j’ai été amené à rencontrer quelquefois dans le « milieu homosexuel » des personnes homos qui exerçaient le métier de prêtre ou de diacre. Comme le dit Thévenot, « Il n’est pas rare, quoique cela ne soit pas systématique (comme on l’a parfois affirmé), que l’homosexualité soit une des composantes de la prêtrise. » (Xavier Thévenot, Homosexualités masculines et morale chrétienne, Éd. du Cerf, Paris, 1985, p. 181)

[19] * Voir également curés gay dans le Dictionnaire des codes homosexuels. L’idée des prêtres gay ou du séminaire comme « repaire d’homosexuels » était déjà un des arguments avancés par les nazis pour persécuter les personnes homosexuelles : « J’estime qu’il y a dans les couvents 90 ou 95 ou 100 % d’homosexuels. (…) Nous prouverons que l’Église, tant au niveau de ses dirigeants que de ses prêtres, constitue dans sa majeure partie une association érotiques d’hommes, qui terrorise l’humanité depuis mille huit cents ans. » (Heinrich Himmler, discours du 18 février 1937, cité dans Jean Boisson, Le Triangle rose, Éd. Robert Laffont, Paris, 1988, p. 73)

[20] En plus de cela, l’homosexualisation systématique des prêtres dénote d’une certaine homophobie, y compris chez les apparents défenseurs gay friendly de la cause homosexuelle (amalgame entre homosexualité et pédophilie par exemple, ou bien association, chez les personnes qui ne voient dans le prêtre qu’un homme intolérant et mal dans sa peau, entre homosexualité et frustration, homosexualité et vice).

[21] On entend souvent de leur part l’idée selon laquelle Dieu les aurait voulu/créé homosexuels, qu’Il leur aurait donné leur petit copain, et qu’Il bénirait quand même leur union quoi qu’en dise l’Église officielle « poussiéreuse » de Rome. Autrement dit, ils font parler Dieu à sa place.

[22] Pour ne prendre qu’un seul exemple éloquent, je citerai le théologien moraliste catholique Xavier Lacroix qui non seulement défend un  large accueil des personnes homosexuelles, mais qui va jusqu’à conseiller parfois le couple homosexuel, comme en témoigne l’extrait d’un mail qu’il m’a adressé personnellement le 4 juillet 2007 : « Pourquoi désespérer d’un amour avec un homme ? Et s’il y a des passages sexuels dans la relation, qui pourraient ensuite être dépassés ou sublimés, serait-ce une catastrophe ? Comparer les biens en présence. Vous êtes bien averti des écueils et des limites d’une fascination par l’érotisme. Mais le passage par une expression charnelle de la tendresse vous est-il vraiment interdit ? Toutes les amours homosexuelles ont-elles l’aboutissement négatif que vous semblez évoquer ? C’est possible, je pose seulement la question. Vous êtes mieux placé que moi pour y répondre. » Lacroix se fait pourtant sabrer lors des émissions de télévision où il passe… mais beaucoup se leurrent totalement à son sujet.

[23] C’est d’ailleurs pour cela que dans mon livre, j’ai mis un point d’honneur à justifier ma gêne concernant le désir homosexuel autrement que par des arguments religieux. Je voulais être le plus humain, le plus terrestre, le plus cartésien, le plus homosexuel possible – c’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai fait que citer les personnes homosexuelles elles-mêmes !. Je voulais donner des mots nouveaux à mon Église. L’aider à être plus « dans le monde ».

[24] Plutôt que de désigner une norme sexuelle universelle, le mot « hétérosexualité » venait initialement défendre une sexualité non-normative et dissidente, une bisexualité naturelle, un « troisième sexe » posé comme « normal ». Jonathan Katz, dans son essai L’Invention de l’hétérosexualité (2001), nous montre qu’au départ, l’hétérosexualité était classée au rang des perversions au même titre que l’homosexualité : « En dépit de ce qui nous a été dit, l’hétérosexualité n’était pas synonyme de relation à visée reproductrice. Elle n’était pas, non plus, assimilable à la différence sexuelle et à la distinction de genre, pas plus qu’elle n’étaye l’équivalent de l’érotisme entre hommes et femmes. » Elle pouvait aussi bien qualifier une attirance pour les deux sexes qu’une pratique érotique (masturbation, sodomie, bestialité, adultère, etc.) excluant la procréation, le mariage, et la famille. Le terme « hétérosexuel » a été créé sous l’impulsion d’hommes et de femmes libertaires de la Nouvelle-Angleterre du XVIIe et du XVIIIe siècles, partisans de l’« amour vrai et libre », soucieux de justifier scientifiquement un érotisme en deçà du rapport sexuel et extérieur à toute institution d’État ou d’Église. « L’hétérosexuel » ne rentrait pas dans le cadre de la sexualité dite « normale » étant donné qu’il était jugé coupable d’ambiguïté. « On attribuait à ces hétérosexuels une disposition mentale appelée ‘hermaphrodisme psychique’. Les hétérosexuels éprouvaient une prétendue attirance érotique masculine pour les femmes et féminine pour les hommes. Ils ressentaient périodiquement du désir pour les deux sexes. » Que ce soit les mots « hétérosexuel » (synonyme à l’époque de ce qu’on appelle aujourd’hui « un bisexuel » », et qui était en 1892 un homme attiré par les deux sexes) ou « homosexuel » (personne qui devient après 1892 un individu attiré exclusivement par les individus de même sexe que lui), ils étaient tous les deux les expressions d’une absence de désir de se tourner exclusivement vers les membres du sexe opposé … donc bien loin de ce que nous assignons actuellement, surtout au premier ! Par la suite, le théoricien Krafft-Ebing a interprété le terme « hétérosexuel » à travers la grille de la différence sexuelle des partenaires. Il en détourna le sens initial pour le rendre synonyme de « sexualité normale entre un homme et une femme » et l’opposer à « homosexuel », même si paradoxalement, dans sa Psychopathia Sexualis (1886), le « Manifeste de l’hétérosexualité » pourrait-on dire, le terme « hétérosexuel » continua de signifier « instinct sexuel contraire », « hermaphrodisme psychique », « homosexualité » et « fétichisme ».

[25] Tony Anatrella, Documents Épiscopat, Éd. Secrétariat Général de la Conférence des évêques de France, Colombes, 2004, p. 12.

[26] Je vous renvoie au texte du Vatican, écrit par le Saint-Siège en 2002, dans lequel le cardinal Tarcisio Bertone, alors secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi, présidée par le cardinal Joseph Ratzinger (l’actuel pape Benoît XVI), avait déclaré que « les personnes ayant une inclination homosexuelle ne devraient pas être admises au séminaire ». Cette décision avait fait parler d’elle en 2005.

Y a-t-il plus d’hommes gays que de femmes lesbiennes?

Y a-t-il plus d’hommes gays que de femmes lesbiennes ?

 

 

L’homosexualité, une affaire d’hommes ?

 

Les femmes lesbiennes : minorité invisible ? cachée ? méprisée ? silencieuse ? ou simplement  discrète ? Il est bien difficile de donner un nom à la population lesbienne mondiale, « nation » que certains individus, dans un élan euphorique de générosité, n’hésitent pas à qualifier de « minorité majoritaire » victorieuse, comme les mythiques et conquérantes amazones. Il faut le reconnaître : numériquement, la communauté lesbienne est moins imposante que la communauté gay (Bourdieu, par exemple, dans Les Études gay et lesbiennes, note que dans le mouvement gay et lesbien, il y a 90 % de gays et 10 % de lesbiennes). Non pas simplement parce qu’on l’entendrait/verrait moins (comme certains se plaisent à le croire pour soutenir des arguments victimisants du type « Si on ne voit pas les lesbiennes, c’est parce qu’elles sont doublement discriminées – en tant qu’homosexuelles et en tant que femmes ! »), mais aussi de fait. À moins que les femmes lesbiennes soient une espèce « planquée » préférant vivre dans un clandestinité heureuse et ne fréquentant que des squats souterrains la nuit, ce qui m’étonnerait franchement, je me surprends à pousser le cri seventies de Patrick Juvet : « Où sont les femmes ? » Oui, où sont passées les filles lesbiennes que l’on voit de plus en plus dans les vitrines télévisuelles et pourtant toujours aussi peu dans la réalité ? Est-ce que l’homosexualité concernerait majoritairement les hommes ? On est en droit de le penser, même si, à l’ère de l’« égalité » et de la parité des sexes, on finit par s’interdire ce constat.

 

Alors si vous le voulez bien, pour une fois, j’aimerais bien qu’on se penche un peu plus sur la communauté lesbienne, et qu’on essaie de comprendre pourquoi ce fossé existe entre hommes gay et femmes lesbiennes, car on en apprendra beaucoup sur la nature même du désir homosexuel. Ce n’est pas un hasard si notre société et la grande majorité des personnes homosexuelles évitent de traiter de cet écart numérique, car celui-ci pointe du doigt la probable influence qu’exercent certaines femmes et certains hommes dans le meurtre symbolique (et parfois réel) de la paternité-masculinité, dans le viol des femmes réelles, dans l’émergence du désir homosexuel.

 
 

Un constat de terrain

 

C’était l’année de mon coming out, en 2002. J’ai eu la chance d’être le témoin direct d’une phase de transition assez brève et spectaculaire dans le « milieu homosexuel » français, alors que je me trouvais dans la belle ville de province d’Angers. Il n’y avait pas à l’époque 36 000 bars homos dans lesquels aller : un bar nommé Le Cargo (et qui, depuis, a coulé… paix à son âme) accueillait la grande majorité de la « population sans contrefaçon » angevine. Le mérite qu’avait ce lieu par rapport aux bars et discothèques des grandes villes comme Paris, c’est que l’absence de choix permettait une plus grande mixité, un brassage nécessaire, presque spontané. Et c’est incroyable comme en l’espace de 6 mois seulement, entre janvier et juin 2002, j’ai pu voir le public de cet établissement gay friendly mixte d’habitude majoritairement fréquenté par les garçons (alors que les deux propriétaires étaient des femmes) subitement changer de clientèle. Comme descendues du ciel, les sirènes lesbiennes ont débarqué en masse au Cargo. Leur présence ne me dérangeait absolument pas (sauf, bien sûr, quand je me faisais bousculer pour une Marie-Jo en puissance qui n’avait que mépris pour la gente masculine « machiste » ou trop « folle » que je représentais, ou bien quand la programmation musicale « s’hétérosexualisait » dangereusement en parodie de fête beauf « de mecs »…) : au contraire, je trouvais qu’une ambiance vraiment mixte adoucissait bien souvent les esprits, rendait les rituels de la drague masculine un peu moins brutaux et consuméristes qu’à l’ordinaire, et favorisait les amitiés désintéressées. Mais j’avoue que là, la révolution a été un peu brutale. En seulement quelques mois, nous avons tous assisté d’abord à l’apparition-éclair d’une communauté lesbienne jusque-là invisible et très minoritaire, puis à la phase de compartimentation du supermarché homosexuel en sous-sous-parties de communauté (les trans, les bear, les bis, les folles, les seniors, les fem, les butch, les internautes, les hors-milieu, etc.), et ensuite, ô paradoxe, à la disparition de cette même communauté lesbienne qui, à peine installée, a vite plié bagage pour chercher d’autres horizons plus « radicalement féminins ». Chacun rentrait chez soi et fermait la porte, alors même que la fête n’avait pas commencé. J’apprenais qu’il y avait « des soirées 100 % filles » d’un côté, des « week-end bords de mer 100 % mecs » de l’autre, bref, que les sexes ne voulaient plus se rencontrer. En cette année de grâce 2002, les retrouvailles avec les femmes lesbiennes auront été de courte durée. Que s’est-il donc passé ? La communauté lesbienne est-elle une peuplade-fantôme, une étoile filante, un simple rêve ? On y croirait presque. On serait tentés de se demander s’il y a plus d’hommes gay que de femmes lesbiennes. Quand je faisais moi-même ce constat ou que je l’entendais de la bouche de certains de mes amis gay, je me contentais de relever sans chercher à trouver une réponse. Je me disais qu’« invisibilité » ne rimait pas systématiquement avec « inexistence », mais plutôt avec « censure », « mépris machiste », « misogynie ancestrale », ou « ignorance personnelle ». Ce n’est qu’en restant plusieurs années dans le « milieu homosexuel » et en me penchant sur la communauté homosexuelle féminine (quand celle-ci me faisait bon accueil et me laissait rentrer… ce qui n’a pas toujours été le cas) que j’ai compris que cette invisibilité n’était ni totalement surnaturelle, ni le fruit d’un choc culturel proprement personnel et non-universalisable.

 

 

Certes, le militantisme homosexuel des années 1960-1970 est clairement né des mouvements féministes (et pas systématiquement lesbiens, d’ailleurs). Certes, les progrès concernant la visibilité des femmes lesbiennes sont sensibles et encourageants, du moins sur le papier : on remarque aujourd’hui que les femmes lesbiennes sont moins isolées dans les associations homosexuelles qu’il y a 10 ans ; on voit surgir peu à peu des présidentes d’associations homosexuelles (Le Mag, ou le Centre LGBT de Paris, par exemple), des professeures universitaires au rang des Queer and Gender Studies nord-américaines, des « soirées filles » en boîtes, des speed-dating exclusivement féminins, des librairies spécialisées dans la production littéraire lesbienne et/ou féministe, des sites de rencontres Internet rien que pour les femmes, des revues « spéciales filles », des bars réservés à une clientèle lesbienne, des festivals de cinéma lesbien (ex : Cineffable en France), des chars 100 % lesbiens aux Marches des Fiertés, des films pornos spécifiquement lesbiens, des émissions de télé sur l’homosexualité féminine, des événements mondiaux réservés aux femmes lesbiennes (le Dinah Shore aux États-Unis), etc..

 

 

Mais cependant, on est encore loin de voir les femmes lesbiennes occuper les premières places de la communauté homosexuelle, tant au niveau du nombre que de l’importance des charges qui leur sont confiées. On entend certaines d’entre elles s’en plaindre, parfois ouvertement (rien que le titre choisi par la comédienne Océane Rose-Marie pour sa pièce La Lesbienne invisible – un one-woman-show qui cartonne en ce moment à Paris – suffit à l’illustrer) ; mais le plus souvent, cette plainte est silencieuse et se règle mal, c’est-à-dire par l’isolement et la rupture avec la communauté homosexuelle masculine. Est-ce une conséquence d’un mauvais accueil ou d’un refus délibéré de ne pas se mélanger ? Sûrement les deux, on n’aura jamais la réponse. Force est de reconnaître qu’en règle générale les réseaux relationnels lesbiens ne brillent pas par leur chaleur et leur ouverture aux membres du sexe qui les ont/auraient violées (Pour vous donner un bref exemple, alors que je voulais participer au 19e Festival International du Film lesbien et féministe de Paris, le Cineffable, au Théâtre du Trianon, en novembre 2007, j’ai été refoulé à l’entrée par un groupe de sept femmes lesbiennes du simple fait d’« être un homme » et qu’elles ne se voyaient pas « supporter la présence d’un seul homme dans la salle ». J’ai à peine pu me défendre que ce qui au départ était sorti en boutade de leur bouche a fini par devenir un ordre…). Après, ce qui est sûr, c’est que dans les faits, dans le « milieu homosexuel », la communauté lesbienne fait beaucoup moins le poids que son pendant masculin, et ce, depuis la naissance du communautarisme homosexuel. Les premiers bars homosexuels du début du XXème, les cabarets, et les thés dansants, réunissaient toujours une majorité de garçons. Les femmes ne se retrouvaient que dans des sphères sociales plus réduites (les salons lesbiens, les cercles intellectuels, les élites artistiques bourgeoises…). Aujourd’hui, c’est la même chanson : le monde lesbien est circonscrit aux groupes amicaux, aux réseaux relationnels privés, à des milieux extrêmement minoritaires (milieu sportif entre autres, mais aussi associatifs, féministes, musicaux). D’autre part, quand on pense aux chefs de file de la communauté homosexuelle, on cite d’emblée des hommes (Oscar Wilde, Marcel Proust, André Gide, Jean Genet, Jean Cocteau, … Steevy Boulay). Qui, à part les connaisseurs, ferait d’abord mémoire des femmes et évoquerait en premier lieu Sappho, Natalie Clifford Barney, Virginia Woolf, Radclyffe Hall, Colette, Monique Wittig, K.D. Lang, ou Lady Gaga ? Très peu de monde. Les femmes lesbiennes passent très souvent au second plan. Rien qu’en France, actuellement, la revue Têtu se vend plus que les quelques magazines lesbiens proposés (Lesbia Magazine, La Dizième Muse, Têtue, etc.), même si ces derniers ont le mérite d’exister. Les films pornos lesbiens ne soulèvent pas l’enthousiasme de la communauté lesbienne, alors qu’ils sont célébrés en masse par beaucoup d’hommes homosexuels. Quand on se balade dans le quartier du Marais à Paris, on voit une majorité d’hommes. Très peu de femmes. Il n’y a pas d’équivalents lesbiens aux bars gay l’Open ou le Cox (les femmes voudraient faire pareil qu’elles ne pourraient pas y prétendre : les établissements lesbiens comme le « feu » Troisième Lieu ou la Baby Doll ne font pas pitié, loin de là, mais ne rivalisent pas avec les bars masculins du Marais). Par ailleurs, ce n’est pas demain la veille qu’on verra une chaîne lesbienne voir le jour. Déjà que Pink TV s’essouffle, alors qu’elle est prioritairement destinée à un public gay… Et si on regarde du côté du cinéma, c’est le même constat : les films grand public lesbiens (y compris « La Rumeur », « Sex Revelations », « Boys don’t cry », « Gazon maudit », « La Vie d’Adèle »…) n’atteindront jamais la popularité d’un film comme « Le Secret de Brokeback Mountain » ou « Pédale douce », le rayonnement d’un téléfilm comme « Juste une question d’amour ». À tort ou à raison ? Là n’est pas la question. C’est une réalité, tout simplement. J’imagine mal qu’une pièce comme La Cage aux Folles, traitant de l’homosexualité masculine, retrouve un aussi grand succès dans une version lesbienne. Autant ne pas y penser ! L’homosexualité masculine est plus flamboyante, visible, risible, décapante, populaire, conviviale, transgressive, que l’homosexualité lesbienne. L’homosexualité féminine est une orientation caméléon, qui se fond dans la masse d’une société machiste et androgyne où la différence des sexes est diluée dans un « Sans contrefaçon, je suis un garçon » généralisé. Le look garçon manqué, signe d’une uniformisation et d’une asexualisation sociale, choque beaucoup moins que l’efféminement sur un corps de garçon. On associera plus facilement les gestes de tendresse entre femmes à l’amitié qu’à l’amour. On acceptera que deux copines se tiennent par la main dans la rue, alors que chez des garçons, cela paraît presque automatiquement suspect (sauf dans le Maghreb… encore que…). L’homosexualité masculine est plus dure à porter quelque part, car elle est plus discutée/discutable, plus évidente d’être paradoxalement perçue comme surnaturelle, jugée plus violente du coup : il est donc logique que, une fois assumée, et à partir du moment où l’opinion publique s’est laissée convaincre par les media qu’elle s’appelait « amour », elle soit davantage plébiscitée et qu’elle cueille les fruits médiatiques de son exceptionnalité. L’homosexualité masculine paraît plus consistante, plus imitable d’être jugée inimitable et incompréhensible par notre société. L’homosexualité féminine, au contraire, est plus insignifiante, plus vulgarisée, plus fragile. On la prend moins au sérieux. D’où l’hypothèse que le manque de visibilité saphique soit le signe que l’homosexualité est un désir qui concerne davantage les hommes que les femmes. Les femmes qui parlent de leur désir homosexuel ne sont d’ailleurs pas souvent crues : on pense qu’elles ne sont pas « vraiment lesbiennes », que leur homosexualité est juste une passade, une mauvaise passe. L’homme étant jugé plus « actif » pendant l’acte sexuel que la femme (et il est certain que pendant le coït sexuel, il le soit : c’est lui qui pénètre, non lui qui est pénétré), et la femme plus encline à simuler, on donne à l’homme un plus grand taux d’homosexualité. Le lesbianisme passe pour un entêtement voulu : le retour « à la normale » (comprendre « l’hétérosexualité ») est envisageable ; on accrédite finalement beaucoup plus ces pauvres « cas désespérés de la sexualité » que seraient les hommes gay, ces êtres vivant une orientation sexuelle imposée, que les femmes lesbiennes. Au final, dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, la défense de l’homosexualité féminine équivaut à un soutien de la bisexualité plus que de l’homosexualité[1]. En revanche, on interdira beaucoup plus aux hommes le statut de « bisexuels ». C’est la différence entre le lesbianisme (qui serait un comportement, comme la bisexualité) et l’homosexualité masculine (qui serait un désir et une identité indélébiles).

 

 

L’homosexualité féminine, une fois banalisée sur les écrans (voire décrédibilisée et « beaufisée » : dès le départ elle a été stigmatisée comme une sexualité-rince l’œil pour hétéros vicelards dans les films pornos, ou réduite à un harem, à un foyer de prostitution…), a perdu sa valeur de modèle d’amour possible et beau. On l’a décrédibilisée assez vite. En revanche, l’amour gay, présenté pourtant comme un « amour par défaut », a finalement tiré bien davantage son épingle du jeu : il est impossible… donc finalement rendu plus possible que l’amour lesbien. Plus c’est gros, plus ça passe ! Nos sociétés des contes de fées modernes asexualisants se mettent à défendre comme des évidences ce qu’elles ne cherchent pas à comprendre. Il est plus facile pour elles de soutenir un couple gay qu’elles ne comprennent pas qu’un couple lesbien qu’elles peuvent davantage analyser comme l’effet d’un peur de la sexualité, comme un phénomène « curable » et passager. L’homosexualité féminine nous est présentée comme une maladie chronique ; l’homosexualité masculine, comme un handicap de naissance. C’est là toute la différence ! L’amour homosexuel apparaît comme plus pur que l’amour lesbien : les femmes lesbiennes ont davantage de chances d’avoir un passé dit « hétéro » et de « pactiser » avec le monde hétéro que les hommes gay, qui n’ont très souvent pas de passé « hétéro ».

 

 

Ce n’est pas évidemment pas en termes naturalistes (et donc sexistes), ni en termes d’« activités génitales » (actif/passif), qu’il faut, à mon avis, envisager la différence entre homosexualité masculine et homosexualité féminine, même si « différence » il y a. C’est au niveau de la nature du désir homosexuel que tout se joue.

 
 

Le désir homosexuel masculin a-t-il devancé le désir homosexuel lesbien ?

 

S’il n’y a pas d’essence éternelle masculine ou féminine (et encore moins gay ou lesbienne), le désir homosexuel est ressenti autant par des hommes que par des femmes, c’est indéniable. Mais je crois qu’il concerne davantage les hommes car c’est un désir machiste, qui s’attaque à la force masculine des hommes réels pour mettre en avant une sur-féminité violente niant les limites et les faiblesses humaines.

 

Le désir hétérosexuel, un désir misogyne et machiste, en rabaissant les hommes réels pour élever les hommes féminisés et ultra-virils, s’en prend aux femmes réelles. Quant au désir homosexuel, un désir tout aussi misogyne et machiste que le désir hétérosexuel, en rabaissant les hommes réels pour élever les hommes féminisés et ultra-virils, s’en prend majoritairement aux hommes réels. Il est donc logique que ce soit les hommes qui se sentent en priorité homosexuels par rapport aux femmes. Nous nous trouvons dans une société qui combat le père par un culte de la mère-objet maternante niant la mort et les fragilités humaines : une mère machiste en somme, trop maternante pour ne pas être violente. On peut alors aisément comprendre que des pères de substitution, refusant la paternité biologique pour lui préférer une auto-paternité narcissique, soient par conséquent plus nombreux.

 

Le machisme – et le désir homosexuel est un désir machiste : un machisme inversé, où la femme avec un sexe d’homme est LE modèle social à imiter[2] – est un désir porté majoritairement par des hommes (… y compris des hommes honteux de leur masculinité !), même s’il n’est pas réservé qu’aux hommes bien entendu. Certains media nous incitent à nous identifier à un homme proche de Superman, asexué, tout puissant, sans limites, sans fragilité, sans corporéité, et nous poussent à reconnaître en la femme un ange naïf et dangereux, une femme phallique, féline, violée et violente, dotée d’un sexe masculin, et se vengeant d’une domination masculine présentée comme éternelle et historique. Or, s’il est vrai que beaucoup d’hommes font du mal aux femmes dans notre société, on fait très peu mention et mémoire du mal que de nombreuses femmes infligent aux hommes. Et cette injustice non-dénoncée finit par s’humaniser maladroitement, crier avec son sparadrap sur la bouche, se personnifier en l’homme homosexuel. Les personnes homosexuelles nées garçons sont la mémoire muette et inconsciente du viol des femmes (cinématographiques et réelles) et du viol opéré sur les hommes par des hommes machos et des femmes machistes refusant leurs soi-disant « faiblesses de femmes ».

 

Le désir homosexuel dit une crise de la masculinité et surtout une remise en cause de la force/fragilité des hommes. C’est la force masculine – une force fragile, douce – qui est depuis quelques décennies attaquée, caricaturée, et ridiculisée. On se retrouve dans une société de plus en plus couveuse, maternante, bien-intentionnée, agressivement compréhensive, qui refuse les limites, l’autorité, et les aspérités du Réel. Les nouvelles mères sont les futures femmes lesbiennes, des working girls indépendantes, « célibattantes », qui croient pouvoir se passer très bien des hommes pour « faire des enfants » et avoir du plaisir au lit.

 

Je vois une autre raison, plus essentialiste que constructionniste cette fois, expliquant que la nature du désir homosexuel s’agence davantage avec une manière particulièrement masculine de vivre ses désirs et de gérer sa sexualité. À mon avis, le désir homosexuel oriente les individus vers une sexualité plus compulsive, instinctive, parcellaire, dispersée, éphémère… Il cadre donc mieux avec la sexualité hygiénique, mécanique, pulsionnelle, moins sentimentalisée et cérébrale, des hommes. En matière de sexualité, les femmes sont moins gourmandes sur l’instant, moins titillées par leurs désirs sexuels immédiats (ce qui ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas, en matière de génitalité, se comporter en vampires nymphomanes sur la durée… parfois plus que bien des hommes !). Elles sont plus globales dans leur manière d’appréhender la sexualité. Les femmes fréquentant les sex-shops sont une espèce extrêmement rare. Ce sont les hommes qui, depuis la nuit des temps, ont eu besoin d’aller au bordel pour se défouler. Il est donc compréhensible que cette différence entre les sexes se transpose dans le « milieu homosexuel » : qui se rencontre dans les pissotières, les lieux de drague, les bars, les saunas, les backrooms ? Certainement pas les femmes lesbiennes. Il y a bien eu des essais d’introduction de backrooms dans les établissements lesbiens : cela a été un bide monumental, une grosse blague ; on s’est forcé récemment à faire des films pornos lesbiens, par souci d’équité et d’égalité-uniformité des sexes, mais cela ne correspond pas concrètement à un besoin féminin répandu. Les hommes restent les hommes, qu’ils soient homosexuels ou non. Et comme le « milieu homosexuel » assume plus un rôle de défouloir sexuel que de cadre pour un engagement d’amour durable, il n’est pas étonnant qu’il attire davantage les hommes que les femmes. Et qu’il y ait donc plus d’hommes gay que de femmes lesbiennes.

 
 

Une cohabitation difficile

 

 

 

Pour camoufler leur machisme et leur misogynie, beaucoup de femmes lesbiennes et d’hommes gay font diversion en cultivant entre eux une pseudo égalité (de nombre, de droits, d’identités, de capacités, d’amour…) et une amitié artificielle censée prouvée à la face du monde qu’ils sont tous deux absolument capables d’intégrer avec succès la différence des sexes au sein de leurs relations interpersonnelles. Dans le « milieu homo », cette contrefaçon porte le doux nom de « mixité » (sa jumelle « parité » est partie faire de la politique…). S’il pouvait y avoir une légende derrière ce mot, on lirait ce genre de discours : « Je t’aime tant que je ne crains rien de toi. Je m’approche de l’autre sexe à condition qu’il ne me demande pas de me donner entièrement à lui ». Selon cette logique, l’autre est considéré comme un parfait « collègue ». « Pour moi, les hommes, ce sont des camarades et je suis leur égale » entendons-nous de la part de certaines femmes lesbiennes[3].

 

La mixité au sein de la communauté homosexuelle est malheureusement plus un beau principe bien intentionné qu’une pratique. Je le constate quand, par exemple, je vois qu’au fil des années, les bars mixtes se transforment en établissements uniquement lesbiens ou strictement gay dans les petites villes de province. Même à San Francisco (États-Unis), le « Centre du monde homosexuel », les personnes lesbiennes et gay ne se côtoient pas vraiment : il y a d’un côté le quartier de Castro (pour les garçons) et de l’autre le quartier de Mission (pour les filles). Au fond, il n’existe pas vraiment de ville homosexuelle. Actuellement, le processus de séparation entre les femmes lesbiennes et les hommes gay est tellement avancé que la plupart des femmes lesbiennes voyant un homme gay lire des ouvrages sur le lesbianisme le regardent avec des yeux ronds, comme s’il n’était pas logique qu’il puisse s’intéresser à « leur » culture à elles.

 

Autre exemple parlant : la durée de vie des associations mixtes homosexuelles est particulièrement réduite[4]. Ceci est expliqué notamment par le fait que le dénominateur commun de la communauté homosexuelle soit l’orientation sexuelle : les hommes gay y viennent parce qu’ils sont attirés par les hommes ; les femmes lesbiennes par les femmes. Il est donc forcé qu’un jour ou l’autre, la scission femme/homme se fasse.

 

Nous pourrions nous dire que les hommes gay et les femmes lesbiennes ont peu de chances de se retrouver esthétiquement et éthiquement, d’autant plus que dans leur système de pensée, leurs affinités relationnelles obéissent d’abord à leurs goûts et préférences sexuelles. Les femmes lesbiennes ont souvent pour idéal d’identification esthétique ce que les hommes gay prétendent détester : l’homme macho. Et inversement, les hommes gay ont un goût spécial pour les femmes-objets très féminines, que les femmes lesbiennes refusent d’être et rejettent violemment. Beaucoup de femmes lesbiennes adorent les sports collectifs, les travaux manuels réservés aux hommes… tout ce que les garçons gay haïssent !

 

Cependant, les hommes homosexuels ont un rapport ambigu avec les femmes lesbiennes, car ces dernières sont la transposition dans la réalité concrète de la femme forte et guerrière que tous deux convoitent (la seule différence, c’est que les femmes lesbiennes vont s’y identifier et la désirer sexuellement, alors que les hommes gay se contenteront simplement de s’y identifier). Ils aiment esthétiquement l’icône que les femmes lesbiennes ont voulu imiter, mais pas son actualisation homosexuelle, celle-ci les dégoûtant plus qu’autre chose. Le libertin garde pour la « femme plus que femme » un intérêt méprisant, tout comme la libertine voue à Don Juan et à la gent masculine qu’il représente une haine viscérale maquillée généralement en indifférence.

 

 

Même si certaines femmes lesbiennes se targuent d’être plus « sérieuses et sentimentales » en amour que les hommes (je ne sais pas d’où elles tirent un conte pareil… Peut-être parce qu’elles considèrent la pénétration vaginale par le pénis « mâle » comme l’unique MAL possible pendant un coït), elles sont tout aussi dures, infidèles, mufles, entre elles, que le seraient deux hommes entre eux. Il n’est pas rare que leur relation s’oriente vers le sadomasochisme[5]. Et les rituels de la drague saphique ne manquent pas de cruauté bien souvent. Je ne crois absolument pas que les femmes lesbiennes soient « plus douces » et « matures » dans leur(s) couple(s) homosexuel(s) et leur sexualité que les hommes gay du simple fait d’être femmes… même si, pour leur défense, j’ai quand même remarqué que les femmes lesbiennes avaient une conscience associative ou de l’engagement conjugal durable plus forte que les hommes gays « en général »… ce qui ne m’empêche pas de considérer qu’au-delà de la différence femme/homme, c’est le désir homosexuel, l’irrespect de la différence des sexes, et l’univers uniformisant des ressemblances, qui sont facteurs de violence. Qu’on soit né homme ou qu’on soit né femme.

 

Les femmes lesbiennes se plaignent très souvent du manque de mixité dans les associations. Pourtant, elles font autant bande à part que leurs homologues masculins. Minorité dans la minorité, elles jouent de leur double statut d’exclues (en tant que femmes et en tant que lesbiennes) pour s’isoler encore plus des hommes gay. Beaucoup d’entre elles n’ont aucune sympathie pour les « folles », ni pour les hommes que les personnes gay représentent, tout comme de nombreux hommes gay méprisent les femmes lesbiennes. Certains ne gardent de la femme lesbienne que l’image d’une camionneuse antipathique qui ne leur adresse pas la parole quand elle débarque dans leur groupe d’amis, et qui ne fait la bise qu’aux filles… (authentique !)

 

Heureusement, femmes lesbiennes et hommes gay ont en commun leur humanité, ce qui leur permet parfois de tisser de vrais liens d’amitié. Mais n’idéalisons pas le tableau. Beaucoup d’hommes gay ont l’impression désagréable que leurs relations avec les femmes lesbiennes ne se construisent que par intérêt, et réciproquement pour les femmes lesbiennes. Cela s’explique assez bien : l’attirance amicale qu’aurait créée l’attraction sexuelle n’est plus là. On se rend vite compte qu’entre femmes lesbiennes et hommes gay, ce manque de complémentarité symbolique des désirs sexuels influe même dans la qualité des relations simplement amicales. Chacune des parties a l’impression de passer bien après la recherche d’amant(e)s de l’autre, et de servir de « bouche-trou » lors des soirées. Pour le coup, la déférence gay envers les femmes lesbiennes vire souvent à une parodie de galanterie ou de copinage, qui indique parfois l’existence des braises d’un incendie qui ne demande qu’à s’étendre. Il n’est pas étonnant de voir que le binôme « amical » que forment l’homme gay et la femme lesbienne est très souvent totalitaire ou sado-maso – donc hétérosexuel – dans les fictions et parfois dans la réalité concrète[6]. La femme lesbienne et l’homme homosexuel simulent l’harmonie parfaite. En réalité, ils ne font que différer le moment de leur affrontement réel. Tant que leurs conquêtes pour les « droits sociaux des homos » ne cesseront de s’accumuler, ils joueront la comédie de l’amitié. Une fois qu’ils n’auront plus besoin l’un de l’autre et qu’ils auront souri ensemble pour la photo, ils risquent de se jeter/s’anéantir mutuellement s’ils ne travaillent pas ensemble à démasquer les ambiguïtés violentes de leur désir homosexuel.

 

Le paradoxe, c’est que tandis que les hommes gay rejètent les femmes lesbiennes, ils les attendent. La présence de celles-ci leur fait un bien fou. Il suffit qu’il y ait une seule femme lesbienne dans leurs rencontres majoritairement masculines pour qu’ils soient plus respectueux entre eux et qu’ils se tiennent mieux. Les femmes manquent véritablement aux hommes gay. Ils ne l’avouent pas souvent car leur désir le plus profond est encore trop encombré de fantasmes en tout genre pour qu’ils s’autorisent à en parler. Les femmes lesbiennes, quant à elles, expriment aussi le besoin d’avoir une bande d’amis garçons, même si elles soupirent à chaque fois qu’elles voient arriver les groupes de « mâles » dans « leurs » bars. En réalité, la désertion progressive des femmes lesbiennes dans le « milieu gay », ainsi que la séparation toujours plus marquée des sexes, sont peu profitables à l’ensemble des personnes homosexuelles… mais nous y tendons malheureusement, puisque de plus en plus, nous constatons un phénomène de compartimentation des minorités au sein même de la communauté homosexuelle. Le « narcissisme des petites différences » suit sa route… Qui l’arrêtera ?

 


 

[1] D’ailleurs, les hommes homosexuels cultivent aussi l’amalgame quand ils sortent la blague qu’ils pourraient devenir « lesbiennes » quand ils s’imaginent un jour virer de bord et sortir avec une femme.

[2] Je le décris justement dans mon essai Homosexualité intime, à la page 151, comme « un machisme peinturluré de rose ».

[3] Une femme lesbienne dans l’émission « La Vie à Vif » (1982), dans La Nuit gay sur Canal +, le 23 juin 1995.

[4] La seule exception où j’ai vu un mélange femmes lesbiennes/hommes gay réussi, c’est l’association chrétienne David et Jonathan. DJ est d’ailleurs l’association homosexuelle la plus durable de France : si sa couleur religieuse peut attirer les suspicions, elle devrait au moins forcer le respect pour sa longévité et l’ouverture à la différence des sexes qu’elle propose depuis 30 ans.

[5] Les Maudites Femelles, par exemple, est une association lesbienne SM existante en France.

[6] N.B. : Voir également le code « duo totalitaire lesbienne/gay » dans le Dictionnaire des Codes homosexuels.

Qu’est-ce que l’élégance ?

Qu’est-ce que l’élégance ?

 

 

Pour parler de l’élégance, je n’ai rien trouvé de mieux que de vous raconter un épisode qui m’est arrivé récemment. Le contexte est très parlant, vous allez voir. Je me trouvais dans le métro parisien (un lieu très élégant, n’est-ce pas ?) avec mon amie de fac Virginie M.. Alors que le train n’était pas encore arrivé, j’ai pris sans calcul le lourd cartable de ma camarade afin de la décharger, puis l’ai invitée, en vrai gentleman, à s’asseoir sur l’un des beaux sièges en plastique orange du quai du métro Cluny la Sorbonne. Virginie m’a alors dit spontanément : « Quelle élégance ! ». Elle aurait pu me dire : « Quelle galanterie ! » ou bien « C’est fort aimable de ta part ! ». Mais non : elle a dit « Quelle élégance ! ». J’avais fait preuve d’élégance sans le faire exprès, uniquement parce que je m’étais comporté en personne belle et douce. Oui. C’est ça, pour moi, l’élégance. C’est avant tout synonyme de DOUCEUR. L’élégance, ce n’est pas vraiment amical ou amoureux. C’est plus que de la politesse ou de la courtoisie. Ce n’est ni compliqué ni onéreux, même si c’est parfois le signe d’un calcul : ce n’est pas nécessairement gratuit, et c’est peut-être pour cela qu’elle est saluée socialement. Elle demande un effort personnel. L’élégance a la saveur de l’exceptionnel, d’un cadeau, d’une attention particulière, d’une priorité laissée à l’autre.

 

C’est le TAM de Jean-Luc Cabes : Jean-Luc Cabes, c’est un jeune prêtre à l’apostolat très dynamique, qui a été assassiné en 1991 à Tarbes alors qu’il tentait de s’interposer entre deux personnes qui se battaient sur le bord de la route. Et ce prêtre avait adopté une règle de vie qu’il avait baptisé TAM et qui veut dire « Toi Avant Moi ». TAM. C’est-à-dire que dans la vie, je fais en sorte de mettre la priorité aux autres. Pas de m’oublier pour les autres, mais de mettre les autres avant moi. On mange un gâteau ensemble ? Eh bien je ne me sers pas en premier. Et s’il ne reste qu’une seule part de gâteau, je fais le petit sacrifice de me priver pour la donner à celui qui la voulait aussi. TAM, ce n’est pas la soumission ou l’abnégation : c’est la grandeur d’âme de l’humanisme, c’est la noblesse de l’élégance. Et je crois qu’une certaine société médiatique et matérialiste nous induit en erreur quand elle nous fait croire, par la publicité et le cinéma notamment, que l’élégance est synonyme de séduction. Pour moi, la séduction est l’inverse de l’élégance. En latin, le mot séduction veut dire « conduire à soi » (se-ducere). Alors que la vraie élégance conduit aux autres, est éducative (dans le sens étymologique : « e-ducere »), pédagogique. Ça s’apprend, l’élégance. C’est un exemple. C’est un art et un effort qui nous sont demandés pour dépasser nos propres égoïsmes.

 

Il ne faut pas abuser des bonnes choses. Dès que l’élégance devient un poncif, un mot d’ordre, un mode de vie déshumanisé et misanthrope, elle se fige en dandysme, en élitisme petit-bourgeois insupportable, limite en beaufitude. Soudain, on se retrouve dans le salon design de Monsieur et Madame Élégance, et on ne saurait dire pourquoi il manque cruellement d’élégance (on ne peut pas être élégant si on n’est pas aimant). On est pourtant entouré de personnes class, qui se veulent les porte-drapeaux du « bon goût », et qui vont nous juger  sur notre « savoir vivre », nos bonnes manières, notre galanterie, notre culture générale. Mais on les trouve malgré tout étonnamment beaufs, ordinaires. Car l’élégance, la vraie, n’a pas besoin de se prouver pour exister : elle est une grâce qui dépasse la personne qui la dégage. L’élégance est pour moi synonyme d’humilité. L’élégance trop travaillée, qui en fait des caisses, qui dit « j’adooooore » ou « je déteste » par snobisme plus que par jugement personnel, n’est pas élégante, en réalité. Elle traduit un manque de culture mal camouflé par l’argent, l’art, les sorties mondaines, une esbroufe verbale insignifiante, un phénomène de groupe ou de masse.

 

 

Je sais, pour ma part, qu’une partie de moi est attirée par cette élégance de pacotille. Celle qui ne jure que par les apparences, les paillettes, la séduction dangereuse. Il m’arrive de trouver par exemple une actrice comme Jaclyn Smith (Kelly Garreth, la brune dans « Drôles de Dames »), charmante et élégante. Car même quand elle est violente, elle le fait avec douceur et style. C’est la séductrice. Dans la fausse idée qu’on se fait actuellement de l’élégance, il y a du glamour, de la violence, du confort, de l’absence d’effort, énormément de paresse.

 

Mais au fond, j’aime l’élégance dépouillée, qui est le fruit d’un effort et d’une audace agissante, révolutionnaire. Celle qui émane d’un Abbé Pierre ou d’une Mère Teresa, d’un monsieur ou d’une madame Tout le monde dont le regard pétillant et habité trahit le caractère commun. L’élégance, c’est un trait d’humour humble et osé à la fois, un sourire, un hommage, un clin d’œil, la petite phrase inattendue dédiée à quelqu’un dans un discours, la barre de fer posée gentiment entre deux piles de courses sur le tapis roulant d’une caisse de supermarché par la personne qui passe avant vous, l’élégance, c’est en somme un esprit libre. Je peux même monter sur une table dans un restaurant chic pour dire mon amour à quelqu’un que ce sera élégant. L’élégance, c’est la liberté maîtrisée et en action.

 

Peut-on vraiment parler d’une « communauté homosexuelle » ?

Peut-on vraiment parler d’une « communauté homosexuelle » ?

 
 

Suite à mon article sur Mylène Farmer publié sur ce site, une polémique est née sur la notion de « communauté homosexuelle ». La plupart de ceux qui se sont exprimés m’ont avoué qu’ils ne croyaient pas en son existence, en s’imaginant peut-être qu’à cause de mon (malheureux et très rare) emploi substantivé de l’adjectif « gay » dans le titre, et surtout de mon traitement du thème farmerien, j’y croyais « un peu », voire beaucoup plus que je ne voulais bien me l’avouer à moi-même. Qu’ils se détrompent. Justement, je suis très sceptique quant à son existence, même si je me refuse pourtant à dire qu’elle ne doit pas, d’une certaine manière, être reconnue, en tout cas en tant que désir/fantasme. Je me méfie autant de ceux qui basent tous leurs espoirs sur la « communauté homosexuelle » que de ceux qui n’y croient pas du tout, de ceux qui sont entièrement « pour » autant que de ceux qui sont 100 % « contre ». Pour ma part, je ne suis défenseur ni du « droit à la différence » pour les personnes homosexuelles, ni du « droit à l’indifférence », mais uniquement d’une reconnaissance du désir homosexuel. Et j’ai trouvé intéressant de vous expliquer maintenant mon point de vue.

 

 

La définition de la communauté homosexuelle est finalement une question qu’on aborde très peu. On emploie souvent le terme « milieu » à toutes le sauces sans avoir vraiment cherché à l’expliciter parce qu’on sent bien que la tentative de définition est ardue et que si on regarde ce que cache ce terme fourre-tout, on a bien des surprises ! Le « milieu homosexuel » n’est pas aussi pire, insensé, inexistant, ou réel, qu’on le rêverait.

 

Communément, par « communauté homosexuelle » – on dira plus facilement « milieu homosexuel » d’ailleurs… –, on parle des bars, boîtes, discothèques, clubs, saunas, locaux associatifs, bref, de toutes les infra-structures marchandes ou collectives proposées à une clientèle spécifiquement homosexuelle ou gay friendly. Pour la plupart, il s’agit de lieux situés en milieu urbain, des espaces du ponctuel et de la nuit. En aucun cas des endroits de vie quotidienne, où l’on désire demeurer longtemps. En général, le terme « milieu » est connoté très négativement, surtout dans la bouche de ceux qui pourtant ont les deux pieds dedans et qui y font des actes qu’ils ne veulent pas assumer. Le « milieu », lieu de l’ombre et de l’invisible (que tout le monde proclame pourtant réel !), où soi-disant personne ne va (sauf « les autres », les personnes homosexuelles paraît-il les plus débauchées, artificielles et désespérées qui soient), exutoire de toutes nos projections négatives sur l’homosexualité, extensible à l’infini (parcs, piscines, aires d’autoroute, pissotières, bosquets, et maintenant, grâce à Internet, à tous les lieux possibles inimaginables où deux personnes s’avouent de manière plus ou moins assumée leur désir homosexuel.), n’est pas si imaginaire que cela ! Ce n’est pas parce qu’il n’est pas aimé et qu’il est constamment renié qu’il n’existe pas. J’ai essayé de donner une définition de ce que je crois être « le milieu homosexuel » dans le tome 2 de mon livre, Homosexualité sociale : « C’est un terme hypocritement flou, désignant stricto sensu les établissements gay friendly spécialisés, mais qui pourrait tout à fait s’étendre d’une part à n’importe quel endroit public improvisé – et, surtout grâce à Internet, à tout lieu de vie où l’Homme désire se mythifier –, et d’autre part à toute personne croyant en la vérité du désir homosexuel »[1]. J’écris presque tout le temps « le milieu homosexuel » avec des guillemets, comme s’il existait plus dans les mots et en fantasmes que concrètement. Entre le nommer comme une réalité ou dire que c’est une projection fantasmatique, mon cœur balance. Pour moi, l’homosexualité est d’abord un désir ; parfois une réalité fantasmée choisissant pour cadre social et institutionnel la « communauté homosexuelle ».

 
 

I – Doit-on parler d’une « communauté homosexuelle » ? PAS VRAIMENT.

 
 

Je vous propose 7 raisons pour lesquelles on pourrait s’opposer à la « communauté homosexuelle », et même dire qu’elle n’existe pas.

 
 

1 – Le supermarché

 

Certains disent à raison que la « communauté homosexuelle » est un concept essentiellement marketing et publicitaire, qui existe davantage en intention et dans le monde télévisuel que dans le réel, qui repose sur des intérêts économiques plus que sur des personnes réelles (la cible gay étant économiquement intéressante : les personnes homosexuelles sont des prescripteurs de mode, voyageant plus, sans enfants, ayant plus d’argent et de temps libres, etc.), et vont jusqu’à tracer des ponts entre le système prostitutif et la « communauté homosexuelle ». Il est certain que, même si la monnaie d’échange qui circule dans ces lieux d’homosociabilité n’est pas nécessairement l’argent (mais plutôt la beauté, le sexe, la tendresse, l’affection, les drogues, les sentiments, l’image, la sincérité…), la consumérisme est très marqué dans ces temples marchands élevés en l’honneur de « l’amour qui n’ose pas dire son nom ».

 

 
 

2 – Le désert

 

On ne peut pas vraiment parler de « communauté homosexuelle ». Les personnes homosexuelles qui fréquentent les infrastructures du « ghetto gay » sont infiniment moins nombreuses que celles qui composent l’ensemble des personnes homosexuelles vivantes sur cette planète. Ce qu’on appelle la « communauté homosexuelle » n’est qu’un échantillon minuscule de ce qu’est la population homosexuelle mondiale réelle. Elle ne représente pas l’éventail très divers des individus homosexuels (… et pour autant, n’en déplaisent aux défenseurs universalistes de Kinsey et aux amateurs de statistiques, je me suis toujours demandé comment on pouvait savoir avec certitude que 10 % de la population mondiale était homosexuel…).

 

Autre point important : le « milieu homosexuel » actuel souffre d’une réelle désertion – même si elle est moins marquée que ce que dit la légende, puisque si certains sites Internet ou sex-shops existent, si les revues consacrées à l’homosexualité se multiplient, c’est bien qu’ils correspondent à une demande (peut-on alors parler de la « communauté homosexuelle » comme une « minorité réelle mais invisible » ?). Et je peux vous l’assurer pour l’avoir vu de mes propres yeux : très peu de personnes s’impliquent dans l’associatif homosexuel (les jeunes militants homosexuels sont rares… comme si l’engagement associatif n’était réservé qu’aux « plus-de-35-ans », aux hommes « casés », ou aux « pauvres types ») ; très peu s’intéressent à la culture homosexuelle en général et se déplacent dans les théâtres, les librairies, et les cinémas ; très peu sont concrètement prêts à défiler à la Marche des Fiertés (… et si les personnes homosexuelles se rendent par miracle présentes à l’événement, elles font partie des invisibles badauds noyés dans la foule). Très peu de personnes homosexuelles se reconnaissent et se sentent chez elles dans ledit « milieu », y compris les noctambules qui y traînent assez régulièrement. La « communauté homosexuelle » ressemble à une maison inhabitée, boudée par ceux pour qui elle a été construite, où on ne se rend que le temps de trouver chaussure à son pied et qu’on se dépêche de fuir une fois servi. C’est davantage le lieu de la misère affective que de la rencontre de l’amour vrai (Si tout allait bien dans notre vie, est-ce qu’on serait là comme des âmes en peine à errer pendant des heures sur des chat homos et à perdre notre temps en boîte ? Sûrement pas). L’amitié dans le « milieu homo » est rare et menacée : certes, on y retrouve des « copains », de « bons potes » (voire des « potes de sexe » : j’adore cette expression… LOL), une camaraderie communautaire bon enfant le temps de « soirées pétasses » délirantes ou du sympathique carnaval qu’est la Gay Pride… mais peu de vrais amis qu’on peut appeler à tout moment quand ça ne va pas. Les réseaux amicaux homosexuels sont fortement menacés par la drague et le manque de gratuité dans les rapports. C’est la raison pour laquelle la « communauté homosexuelle » est un désert où il fait bien froid…

 
 

3 – L’étiquetage homophobe

 

Comme l’a largement démontré Michel Foucault et bien des penseurs des Queer and Gender Studies, croire en l’existence d’une « communauté homosexuelle », c’est, quand on y réfléchit bien, homophobe (c’est sûrement ce qui fait dire à David Halperin que la défense de l’identité/communauté homosexuelle est à la fois « nécessaire » et « politiquement catastrophique »…). Cela revient à créer une différence fondamentale entre les individus homosexuels et le reste de l’humanité pour les isoler davantage, à instituer artificiellement des « espèces d’êtres humains » (« les homos », « les hétéros », « les bis », « les trans »…). Je dis « artificiellement » car une particularité n’est pas un tout, ne constitue pas une essence (d’identité ou d’amour). Elle ne suffit pas à créer une catégorie d’individus ou une nouvelle civilisation. Cette démarche de parquer les personnes ressentant un désir homosexuel à l’intérieur d’une nomenclature anthropologique restreinte est d’autant plus choquante que le classement s’opère prioritairement selon leurs élans sexuels et leurs pratiques génitales – sans prendre en compte que ces mêmes personnes ne sont pas que « sexuelles » justement, mais aussi aimantes, affectives, tendres, sensuelles, amicales, fraternelles, intellectuelles, artistes, etc. Les personnes homosexuelles se voient réduites à leur seul désir homosexuel et aux actes (d’abord génitaux) que celui-ci est censé provoquer « logiquement ». On les prive de leur liberté pour mieux les étiqueter, les ranger sur un étalage de supermarché, et les stigmatiser, même si au départ cela partait d’une bonne intention de la part des scientifiques pro-gay de la fin du XIXe siècle. Les personnes ressentant un désir homosexuel sont bien autre chose que des homosexuels : elles portent un prénom, sont un Tout complexe, à la sexualité évolutive, ont une vie sociale à côté de leur vie affective, amoureuse, et génitale. Elles se définissent bien au-delà de leurs envies et de leurs désirs sexuels (aussi durablement inscrits soient-ils parfois), et même si l’orientation sexuelle conditionne assurément une part importante de leur identité d’homme ou de femme, de leurs occupations, de leurs goûts, et de leurs réseaux de rencontres. Le monde ne se partage pas en deux, « les homos » d’un côté et « les hétéros » de l’autre, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire à l’heure actuelle (la seule différence fondatrice de l’humanité est celle qui distingue les hommes et les femmes ; point barre). L’adjectif « homosexuel » résume le désir homophile à un élan instinctif, compulsif, et incontrôlé… alors que l’expérience amoureuse homosensuelle peut revêtir un caractère beaucoup plus noble. Le terme « homosexuel », quand il est adjectivé, ou pire substantivé, gomme l’affectivité, l’amour, la tendresse, l’amitié, permis par l’homophilie. Il réduit les individus à leurs actes et à leurs désirs généralement génitaux, alors qu’il existe mille et une façons de vivre son désir homosexuel de manière plus pacifiée, hors des cadres prévus pour les « accouplements ». Donc on comprend ici ce que la notion de « communauté homosexuelle » a de déshumanisant et de caricatural. En créant des typologies d’individus désirants, on tue le désir homosexuel et les hommes qui en font l’expérience au nom de ce même désir qu’on a personnifié arbitrairement. Quel désagréable quiproquo…

 

 
 

4 – Les limites de l’« identité homo »

 

On peut difficilement parler de « communauté homosexuelle » puisque par définition, une préférence – et la préférence sexuelle en est une – n’a jamais été en soi excluante, même si, de fait, elle hiérarchise nécessairement les choses. Par exemple, ce n’est pas parce que je me sens homo que je ne vais plus parler aux personnes qui ne partagent pas mes attirances sexuelles, et que je ne vais fréquenter que des gens qui soi-disant me ressemblent. Ce n’est pas parce que je me sens homosexuel que je vais forcément me trémousser sur les Village People, m’inscrire à des « croisières pour homosexuels » (« Love Boat, exciting and new… »), acheter Têtu tous les mois, et être tenu de vivre mon homosexualité tel que soi-disant toutes les personnes homosexuelles la vivent (passage obligé du coming out ; ordre de multiplier les aventures sexuelles avant de trouver « le bon » et pour avoir de « l’expérience » ; injonction à cautionner toutes les revendications politiques et juridiques du militantisme homosexuel, etc.) De même, ce n’est pas parce qu’une boîte accueille une clientèle prioritairement gay friendly ou « gay et lesbienne », et qu’elle tient à juste titre à garder son étiquette, qu’elle doit basculer dans un racisme misogyne ou « anti-hétéros ». La souffrance, le rejet, la discrimination sociale à l’encontre des personnes homosexuelles (si elle existe autant qu’on le dit : cela reste dans beaucoup de cas à prouver…), le statut de minorité, bref, tout ce qui sert de bon bois pour la victimisation, ne fournissent aucun passe-droit ni excuse pour s’isoler et exclure à son tour.

 
 

5 – La dureté du « milieu »

 

Il est important de refuser le communautarisme homosexuel, au même titre que tous les autres communautarismes humains, y compris s’il est érigé au nom de beaux principes humanistes (toute dictature humaine s’est historiquement annoncée sous les hospices de l’amour, du progrès, de la culture, de la liberté, et de la lutte contre le despotisme…). Même si au départ il apparaît comme un refuge, le « milieu homosexuel » est susceptible de se transformer en mini-dictature. Aucun groupe humain, même s’il émane d’une minorité, n’est à l’abris du sectarisme, d’autant plus quand il fait de la lutte contre le totalitarisme des « puissants » ou de la « majorité » (hétérosexuelle, bourgeoise, homophobe…) son cheval de bataille pour ne pas se voir reproduire les sectarismes condamnés chez « les autres ». Comme l’affirme à juste raison Frédéric Martel dans Le Rose et le Noir (1996), « la dictature de la majorité n’est pas plus enviable que la dictature des minorités. »[2] Presque la totalité des personnes homosexuelles vous l’assurera : il se vit une forte exclusion dans ce que nous appelons, faute de mieux, le « milieu homosexuel ». En son sein, les moyens mis en place pour créer de vrais espaces d’expression sont apparemment suffisants mais concrètement inefficaces, sûrement par manque de volonté chez ses membres de se rencontrer sans se consommer/détruire. Dans les associations, la prise de parole se destine davantage aux « actions » militantes et à l’idéologie de la conquête ou de l’émotionnel qu’aux individus qui s’y trouvent. À l’intérieur des bars, des boîtes et sur les chat Internet, le dialogue y est également très limité et sclérosé par la drague. Par ailleurs, il existe un décalage vertigineux entre ce que nous pouvons voir sur les chaînes de télévision ou les magazines proposés à la clientèle homosexuelle – dignes de la plus mauvaise presse féminine –, et les aspirations profondes des personnes homosexuelles. Les réalisateurs gay essaient parfois d’atténuer à l’écran la cruauté du cérémonial de la drague homosexuelle en montrant des beaux gosses repentants et gentils avec leur amant moins beau ou moins jeune qu’eux. Mais rien n’y fait. Les individus homosexuels sont souvent extrêmement sectaires entre eux, envers les « folles », les personnes travesties, transsexuelles, lesbiennes, âgées, jeunes, séropositives (communément appelés « les plombés »), et surtout les sujets homosexuels étiquetés « homophobes », autrement dit les personnes bisexuelles, celles qui viennent leur révéler que l’homosexualité est prioritairement une réalité mythique. Quelques rares films osent tout de même montrer l’envers du décor (le court-métrage « D’un trait » (2004) d’Alexis Van Stratum est à ce titre exemplaire). Malheureusement, ils sont en général récupérés dans le but de cultiver chez les personnes homosexuelles qui se disent « hors-milieu » le mythe du prince charmant homosexuel ou de leur supposée différence radicale avec le commun des habitants « du milieu ». Yves Navarre avait raison de dire que les personnes homosexuelles sont « bien plus racistes avec elles qu’on ne l’est avec elles ». Trop occupées à fuir leurs propres problèmes personnels dans un pathétisme mou, des délires forcés, un désir de se démarquer des autres, et un consumérisme égoïste, elles ne s’aident pas souvent entre elles. Elles n’ont qu’une envie : s’éloigner les unes des autres. « J’ai pour amis des folles comme moi, des amis pour passer un moment, pour rigoler un peu. Mais dès que nous devenons dramatiques… nous nous fuyons. Chacune se voit reflétée dans l’autre, et est épouvantée. Nous nous déprimons comme des chiennes, tu peux pas savoir. »[3] Il est difficile de rencontrer dans la « communauté homosexuelle » une seule personne homosexuelle qui se sente vraiment à sa place, même parmi les habitués des bars et des associations. La majorité des individus homosexuels ne sont pas dupes. Ils expérimentent, dès qu’ils arrivent dans la communauté gay, un profond décalage entre leurs idéaux d’amour et les réalités relationnelles décevantes qu’ils y vivent, quand bien même ils savent pertinemment que les modes de vie homosexuels observables dans les bars et sur les réseaux virtuels ne sont pas généralisables à l’ensemble du « milieu ». La plupart du temps, ils tombent de très haut. C’est pourquoi, pour figurer la « communauté homosexuelle », certains artistes mettent en scène un enfer folklorique, bien après avoir cherché désespérément un éden gay dans une contrée fantôme… en Grèce et en Rome Antiques, pendant la Renaissance, sous le Japon des samouraïs, à la Belle Époque, dans les années 1960, dans l’actuelle Thaïlande, en Angleterre, sur l’île de Lesbos, à Castro, à Sitges, à Capri, à Dinah Shore, dans leur jeunesse, dans leur vieillesse, … quoi qu’il en soit, « ailleurs ». En réalité, le « milieu homosexuel » n’est ni aussi terrible qu’ils le disent – il y a bien des boîtes glauques pour personnes hétérosexuelles également – ni aussi banal. Bon nombre de personnes homosexuelles nous mettent en garde contre l’expérience d’Internet et des nuits dans les établissements gay et lesbiens : « Il y a une vraie violence à ouvrir la porte de ces lieux. »[4] Elles vivent douloureusement le formatage qu’elles s’imposent par la culture marchande homosexuelle. Mais l’impression d’enfer est chez elles souvent teintée d’amnésie, comme le montrent les propos d’Hervé Guibert : « Le sauna de la Kleiststrasse hier soir : une expérience du dégoût. Dégoût pour les corps, dégoût pour le lieu, dégoût pour les pratiques (…). (L’aisance, l’indifférence de T. dans tous ces endroits). »[5] Il me semble important de rajouter que si le « ghetto gay » est tel qu’il est actuellement, ce n’est pas uniquement à cause d’un groupuscule réduit de personnes homosexuelles. Le malheur d’une minorité est toujours universalisable, et les sociétés « hétérosexuelles » (et surtout humaines !) ont très certainement à répondre de la construction d’infrastructures déshumanisantes dans lesquelles certains individus ont accepté de s’enfermer et de se détruire en cadenassant leur révolte intérieure.

 

 
 

6 – La faiblesse du désir homosexuel

 

La « communauté homosexuelle » existe-t-elle ? Pas vraiment. Sa construction et sa consolidation ont quelque chose d’un peu artificiel et de forcé, ressemblent plus à un rêve euphorique d’intellectuels qu’à une réalité observable sur le terrain, puisque l’idée même de « communauté homosexuelle » est née d’un courant de contre-culture fondé sur « l’anti- » plus que sur une identité positive et bien établie (tous nos désirs ne sont pas des réalités, y compris nos désirs sexuels). Il n’y a que dans des films comme « Harvey Milk » (2008) de Gus Van Sant où l’on peut voir des foules LGBT nombreuses, priantes, unies, et puissantes. Il faut le reconnaître, la communauté homosexuelle n’est pas solide. D’une part parce qu’elle émane d’une minorité, et d’autre part parce qu’à mon avis, le désir homosexuel est un élan plus artificiel et divisant que profond, unifiant, et créateur de réalités durables et heureuses. Il n’est pas fort par nature ; et surtout, comme il est un élan traduisant une idolâtrie et un désir d’être objet sacré inerte, il est paradoxal et s’oppose souvent à lui-même. Il appelle toutes les personnes qui le ressentent à la fois à s’identifier à ces êtres mythiques – cinématographiques et médicaux – que sont « les homosexuels » et « les hétérosexuels » (créés à la fin du XIXe siècle, et qui au départ, je vous le rappelle, signifiaient la même chose[6]) et à s’en désolidariser tout aussi passionnément. C’est pour moi ce qui explique qu’il a toujours été très difficile de fédérer les personnes homosexuelles autour d’événements tels que Stonewall (présentée comme une nouvelle prise de la Bastille), de la lutte contre l’homophobie, des droits législatifs « des homosexuels », d’associations, des Marches des Fiertés, et de l’idée même d’homosexualité. C’est dommage, mais c’est souvent un fait : les personnes homosexuelles ont en général du mal avec le collectif. Il y a 6 années de cela, j’avais fait le test de demander à mon groupe d’amis homos d’Angers ce que voulais dire le sigle « PaCS ». Nous étions 6 et avions tous entre 22 et 26 ans. Aucun n’avait su me répondre. La grande majorité des personnes homosexuelles ne s’intéressent pas à leur supposée « culture », à la course aux « droits pour les homos » qu’une minorité de militants réclament à corps et à cris parce qu’ils les rêveraient indispensables pour leur majorité minoritaire (« au moins pour avoir le droit de les refuser » disent-ils…). Elles n’aiment pas leur désir homosexuel, car il est en effet plus divisant qu’unifiant. Le problème n’est pas qu’elles ressentent cette gêne à son contact, mais qu’en général elles ne cherchent pas à l’expliquer. Au contraire, elles ont tendance à la camoufler/justifier par un identitaire de pacotille (la croyance en « l’Homosexuel » mythique et en une « espèce homosexuelle » inexistante), par un communautarisme exacerbé (« la communauté homosexuelle »), ou par un pastiche d’amour (le couple d’« amour » homosexuel).

 
 

7 – Les faibles alibis

 

Le dernier point qui fait pencher la balance vers la thèse de l’inexistence de la « communauté homosexuelle », c’est que l’idée de « milieu homo » repose essentiellement sur des peurs et leur extériorisation sur un ennemi appelé « homophobie », ou bien sur des désirs très primaires de drague ou de séduction donjuanesque. Bref, sur des fantasmes ; non sur une réalité systématiquement actualisée. Donc fatalement, un univers qui choisit l’orientation sexuelle comme principal dénominateur commun entre les individus, en mettant les pulsions et les envies sensuelles au centre, en délaissant très souvent l’affectivité, l’amitié, ou l’engagement qui pourrait canaliser ces dernières, se transforme au mieux en agence matrimoniale, au pire en « baisodrome ». Une communauté a sa raison d’être quand elle se fonde sur une identité réelle, stable et évolutive à la fois, vivante et brûlante comme l’humain ; et d’autre part si elle repose sur l’amour. Or, le fait que le désir homosexuel arrive à composer à lui seul une identité est très discutable ; et la notion d’amour homosexuel, dans bien des cas, est assez peu évidente également… Par ailleurs, ceux qui disent que la « communauté homosexuelle » existe l’énoncent comme une réalité par défaut, forcée (comme ils diraient qu’ils ne défileront jamais à la Marche des Fiertés, même s’ils la jugent quand même « nécessaire… quelque part »). Ils la veulent en théorie ; pas en pratique. Ils justifient leur croyance en elle dans une optique de résistance ; pas avec leur cœur, leurs actes, leur présence concrète, et leur foi en quelque chose qui les enthousiasme. Une communauté à prétention culturelle telle que la « communauté homosexuelle » a donc peu de chances de tenir si elle a pour seul renfort de si lâches défenseurs…

 

 
 

II – Doit-on parler d’une « communauté homosexuelle » ? UN PEU QUAND MÊME.

 

Voilà 6 raisons pour dire qu’on ne peut pas nier l’existence d’une « communauté homosexuelle »…

 
 

1 – Un passéisme douteux

 

L’idée selon laquelle la « communauté homosexuelle d’aujourd’hui n’existe pas » me laisse dubitatif. Elle se base sur un pessimisme en partie injustifié, un mépris quasi-systématique de la jeunesse homosexuelle, et vient de personnes homosexuelles nostalgiques qui déclarent un peu vite la mort de la « communauté homosexuelle » actuelle (« Qu’avons-nous fait de l’esprit de Stonewall ?… » ; « Ce qui est sûr, c’est que c’était mieux avant… » ; etc.) pour mieux idéaliser la « communauté homosexuelle d’antan » (qui, concrètement, n’était pas plus heureuse et établie que celle de maintenant…). Faut-il baisser aussi vite les bras face à une mouvance sociale aussi récente, qui est en pleine construction, et qui, parce qu’elle se joue au présent et au futur, est nécessairement fragile ? (… même si on peut quand même craindre que la « communauté homosexuelle » soit perpétuellement « en travaux » tant la lenteur, la fatigue, et le manque d’enthousiasme, qu’elle suscite chez ses habitants se font concrètement sentir…)

 
 

2 – Le rêve illusoire d’uniformité

 

De plus, il ne suffit pas de prétexter l’extrême diversité de la population homosexuelle pour dire qu’elle n’existe pas. On entend souvent dire qu’« il n’y a pas une mais des communautés homosexuelles », comme si on sous-entendait que pour cette raison elle n’existait pas. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas réduire tous les membres d’un groupement humain en une seule personne, ou qu’on se force actuellement à mettre tout au pluriel (« Diviser pour mieux régner », ça vous dit quelque chose ?), que ce groupement n’existe pas et qu’il n’est pas à définir. Cette famille homosexuelle, même si elle n’a pas la force de la famille de sang puisqu’elle est avant tout symbolique, même si elle est particulièrement turbulente, comporte plusieurs membres et garde malgré tout une unité désirante. Pourquoi alors souhaiter la voir fondre dans la masse ?

 
 

3 – Un déni des pratiques personnelles

 

À mon avis, il faut défendre un peu plus la réalité de la « communauté homosexuelle ». Car ceux-là mêmes qui disent que le « milieu homo » existe sont les mêmes qui, quand cela les arrangent, déclarent sa disparition, pour ne pas se rendre responsables des actes qu’ils accomplissent dans certains lieux d’homosociabilité qu’ils diabolisent, et pour se voiler la face sur les relations d’« amour » éphémères qu’ils y vivent et qu’ils rêvent hors du commun. Faire du lieu de la dépravation – où soi-disant on n’attendait vraiment pas l’émergence de l’amour – « la Scène du Miracle de l’Amour » est un fantasme classique des esprits bobos homosexuels qui se nourrissent du mythe du prince charmant sans se l’avouer à eux-mêmes (le mythe « Pretty Woman » : je vais prouver que la prostitution, c’est quand même beau ; qu’on peut aimer n’importe où ; que l’amour n’a pas de règles ni de frontières ; qu’aimer un prostitué et l’éduquer à l’amour, c’est le plus bel acte de charité qui existe ; etc.). Ces romantiques à deux balles cachent leurs vils instincts sexuels, leur naïveté cucul d’esthètes dépressifs, et leur obsession de la beauté, par une fausse surprise travaillée, une recherche de l’âme-sœur où règneraient la tendresse, les affinités intellectuelles, la complicité dépassant le contrat initial client/prostitué (« Ce que je vis, même si ça ressemble à un plan, c’est pas que du cul… »). Moins l’espace se prête à la rencontre de l’amour, plus ils se figurent que c’est là qu’ils vont justement trouver l’amour vrai (« D’habitude, c’est pas mon genre d’aller dans ce genre d’endroits… ; en plus, ce soir-là, j’avais prévu de rester chez moi… » ; « J’l’ai rencontré dans un sauna. Pourtant, tous les deux, on n’est pas du tout ‘milieu’. »). Ils pensent réaliser l’exploit que leurs voisins « débauchés » n’arriveront jamais à accomplir, être les exceptions qui confirment la règle « du milieu ». La rencontre a lieu dans un sauna ? sur un lieu de drague ou de prostitution ? sur Internet ? dans la tristesse et la misère affective ? C’est donc un gage de qualité ! C’est un signe que l’amour est là (puisqu’il ne doit pas être là) ! Paradoxe qui se vit aussi dans les sectes religieuses : plus c’est gros, plus ça passe ! On constate ici que beaucoup de personnes homosexuelles « honteuses » s’arrangent pour faire du « milieu homo » un espace irréel où les corps sont présents mais vidés en partie de conscience, une nation de zombies qui agissent sans se regarder agir, car elles-mêmes désirent vivre sous le prisme réducteur de leurs bonnes intentions de Mère Teresa (Mère Teresa version nihiliste/hédoniste). Pour ma part, je m’oppose à cette vision homophobe et dénégatrice de la « communauté homosexuelle ». Je revendique l’existence du « milieu homo », ne serait-ce que parce qu’il y a des actes peu glorieux qui s’y déroulent, des actualisations du désir homosexuel ou de la croyance diabolisée et magique en la « communauté homosexuelle » qui sont à reconnaître, un contexte violent et des pratiques à dénoncer.

 

 
 

4 – La paranoïa du groupe

 

Par ailleurs, je considère que l’idée de « communauté homosexuelle » peut avoir du sens, dans la mesure où il n’y a pas lieu d’associer automatiquement « communauté » avec « communautarisme » (même si parfois, la frontière entre les deux est mince). Rien ne sert d’être paranoïaque en cultivant cet amalgame. Quand on rentre dans des boîtes homos, des librairies homos, des boulangeries homos, ce sont toujours des personnes humaines et bien uniques que nous rencontrons. Et notre pain, même acheté au Marais, n’en sera pas moins du pain ! Toute communauté humaine, ayant pour fondement une identité réelle, humanisante, porteuse de vie et d’amour, est légitime et à défendre (le problème, c’est bien que l’identité homosexuelle soit une réalité hybride – je les appelle les « réalités fantasmées » –, c’est à dire à la fois réelle et mythique, aimante et violente…). Une société qui laisse ses membres se réunir de temps en temps selon les affinités, les préférences, les sexes, les âges, les croyances, les goûts, et les activités, est une société démocratique où il fait bon vivre. Nous avons besoin des communautés, de cadres institutionnels qui canalisent les énergies humaines et les font se rencontrer. Sans communauté, pas d’entraide, pas d’échanges, pas de découvertes, moins de force. La « communauté homosexuelle », si elle était plus aimante, mériterait qu’on la soutienne et qu’on y croit.

 

 
 

5 – Les bobos bisexuels et leur philosophie de la « Cool Attitude » désexualisante débarquent…

 

À l’heure actuelle, les personnes homosexuelles ont fort à faire pour défendre la réalité de la « communauté homosexuelle », car il existe en son sein de nouveaux courants assez puissants qui s’affairent à l’anéantir au nom d’un éclatement identitaire cristallisé autour de la Queer Theory et présenté comme unique vérité de la sexualité humaine. Souvent, le rejet homophobe des personnes homosexuelles est exercé précisément par les individus homosexuels qui déclarent que la « communauté homosexuelle » n’a pas de raison d’être, qu’elle est trop visible lors des Gay Pride, qu’elle est trop « cliché », que la revendication d’une « fierté homosexuelle » est aussi absurde que la revendication d’une « fierté hétérosexuelle », ou par ceux qui tracent de manière manichéenne une frontière bien nette entre les personnes homosexuelles « hors milieu » et celles « intra milieu » (… en prenant bien soin de se placer du « bon » côté de la barrière, évidemment). Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette forme d’homophobie vient également des « hétéros » acquis à la « cause gay », et qui, dans un universalisme bien pensant, vont dire mollement que ni la « communauté hétérosexuelle » ni la « communauté homosexuelle » n’existent « puisque l’important, c’est d’aimer » et de « transcender ces étiquettes catégoristes de la sexualité » dans un grand élan communionnel. Leur vision de la sexualité est positive et optimiste en apparences, puisqu’ils chantent l’ouverture, la surprise, l’abandon. Mais dans les faits, elle traduit un fatalisme face à l’amour, puisque ces poètes au romantisme chaviré et à l’universalisme « cosmique » désincarné ne conjuguent pas ce qu’ils appellent « l’ouverture » avec la reconnaissance concrètes des différences et des identités (par exemple ils ne font pas la distinction entre un couple homme-homme et un couple femme-homme… alors que sur le terrain, on voit bien que cela ne rend pas pareil), « la surprise » avec l’émerveillement (pour eux, l’amour est despotique, il s’impose comme une foudre, et les individus sont commandés par l’instant, les circonstances, leur ressenti, l’assouvissement de leurs envies immédiates, « parce qu’en matière d’amour, il ne faut jurer de rien… »), « l’abandon » avec la confiance et l’engagement (pour eux, l’amour vrai, à vie, unique et heureux, n’existe pas : c’est « facho », « dangereux », « idéaliste » et « vieux jeu » que d’y croire). Au contraire, ils élèvent le doute et la confusion en dogmes, l’anticonformisme et l’individualisme en mots d’ordre, le refus de l’existence d’une vérité universelle en poncif. Actuellement, un certain courant queerisant et « boboïsant », qui séduit de plus en plus les partisans d’une nouvelle manière de penser la sexualité, voudrait que nous ne soyons ni vraiment homme ni vraiment femme[7], ni hétéro, ni gay, ni lesbienne, ni bi, ni trans, mais uniquement des « amoureux » qui accueillent l’amour comme il vient et s’impose à leur subjectivité, des êtres désincarnés et hédonistes, des anges asexués, des purs esprits « libres », des révolutionnaires vivant hors des cadres pré-établis par la tradition et méprisant le concept de « communauté sexuelle », des aventuriers du plaisir dont le seul but amoureux est la jouissance immédiate, l’extase, la recherche d’affection, de tendresse, de câlins, de ressentis sincères et intenses, des êtres humains aimant qui ils veulent quand ils veulent, ne devant ni s’engager durablement en amour ni rendre compte de leur(s) choix sexuel(s) et amoureux à la société… En réalité, ce courant de pensée libertaire, fortement bisexuel et asexualisant, voudrait la mort de la sexualité et des corps. Les fameux partisans du « L’amour n’a pas de sexe (car l’amour, c’est d’abord une Personne, une Rencontre, etc. etc.) » n’ont pas tort à la base en soutenant cela, mais à force d’absolutiser cette vérité, ils ont la bêtise de croire que l’amour et sexe sont indépendants (alors qu’en réalité, ce n’est pas parce qu’ils sont distancés qu’ils sont en rupture, ou, ce qui revient au même, en fusion). L’insipide message d’espoir que ces esprits bobos à la sexualité floue et adolescente veulent annoncer à la Terre entière (…et surtout à leur élite de « gens de Goût »…) comme une « vérité universelle profonde… mais qui se passe de commentaires » tient en une phrase : « Chacun est libre de faire sa propre expérience de l’amour et de le réinventer » Ce qu’ils se gardent bien de dire, c’est justement ce qu’ils mettent derrière le mot « liberté », car la plupart du temps, ils n’y incluent rien. Il reste pour eux synonyme de « confort », de « je fais ce que je veux » (alors que la vraie liberté implique la reconnaissance des limites de celle-ci, la nécessité de l’engagement et du renoncement, la prévalence de la volonté sur les sentiments, etc.). Et généralement, l’idée de la liberté de ces « poètes autodidactes des temps modernes » qui se prennent pour Dieu est très évasive et vise à détruire les cadres qui permettraient justement de faire l’expérience concrète de la profonde liberté. Alors on pourrait se dire que cette défense d’un « droit à l’indifférence » et de la destruction de la « communauté homosexuelle » est la meilleure garantie contre toutes les dérives sectaires du communautarisme. En matière de choix sexuels, chacun verrait midi à sa porte, dans une sorte de « démocratie de l’indifférence mutuelle », sous prétexte de défendre la vie privée, une sexualité-self-service, et la sacro-sainte « liberté individuelle ». Mais la demande du « droit l’indifférence » n’est-elle pas l’extrême inverse du non moins absurde « droit à la différence » ? Je crois que oui.

 

 
 

6 – L’attaque suspecte des clichés

Même si l’identité homo est en soi une mini-farce, car le désir homo ne s’actualise pas systématiquement et de la même manière selon les individus, elle doit quand même être prise en compte en tant que réalité probable du fait d’être désirée vraie, et des conséquences concrètes et collectives de cette croyance, l’une de ces conséquences étant les concepts de « communauté homosexuelle » et de « culture homosexuelle ». Or actuellement, la « communauté homosexuelle » médiatique fomente de discrets autodafés, en détruisant les œuvres homo-érotiques qu’elle avait jadis créées, pour ne nous montrer que des versions édulcorées et peu réalistes des couples homosexuels – que quelques années après elle reniera très certainement en ordonnant leur disparition –, au nom paradoxalement de la sauvegarde et de la construction du patrimoine culturel homosexuel. Beaucoup de personnes homosexuelles s’en prennent aux images médiatiques de l’homosexualité car celles-ci les renvoient à leur désir homosexuel, et parfois aux réalités fantasmées désagréables qu’il a engendrées. Certains films et des pans entiers de la réflexion sur l’homosexualité menée à des époques dites « obscurantistes » sont en ce moment même mis à l’index parce qu’ils feraient partie de la production artistique de la honte homosexuelle (cela est tout à fait paradoxal, surtout à l’heure où des chercheurs inaugurent des centres d’archives homosexuel partout en France, comme cela s’est déjà fait aux États-Unis). Mais leur guerre iconoclaste se destine également aux images de l’homosexualité d’aujourd’hui. Les célébrités homosexuelles, lorsqu’elles osent se rendre visibles, sont presque toutes systématiquement accusées de prosélytisme ou d’exhibitionnisme par les membres de leur propre communauté. Beaucoup de personnes homosexuelles dénoncent souvent les infrastructures et les moyens médiatiques mis en place pour exploiter leurs amours. Leur révolte contre tout ce qui entoure le désir homosexuel et à l’encontre du « ghetto marchand » en particulier peut s’entendre, mais ne résout absolument pas la question du désir homosexuel en lui-même. Elle les empêche même d’y répondre et montre qu’elles n’ont pas encore renoncé à certaines utopies d’amour, qu’elles restent trop dépendantes de leurs images, malgré le fait qu’elles soient persuadées du contraire puisqu’en intentions, elles croient les fuir. Si vous voulez en mettre certaines vraiment en colère, vous n’avez qu’à vous appuyer sur tout ce qui fait la culture homosexuelle dite « classique » en vue de décrire le désir homosexuel (Gay Pride, « Cage aux Folles », fleuristes, coiffeurs, antiquaires, Opéra, mère possessive, Dalida, musique techno, infidélité, Sida, backroom, etc.) : elles le transformeront presque systématiquement en « clichés réducteurs » pour ne pas l’analyser, ou pire, pour se donner un prétexte pour le copier en douce. Par exemple, ceux d’entre elles qui critiquent le plus violemment l’image « grande folle » sont bien souvent les personnalités narcissiques qui s’en approchent le plus. Le rapport idolâtre s’exprime à la fois par le mépris et par l’admiration dédramatisée – … et parfois imitatrice – de ce qui était a priori rejeté. Par exemple, à force de dire que la sportive lesbienne, le steward gay, la personne homosexuelle malade du Sida, etc., sont des « clichés », on finit par encourager justement ce passage du mythe à la réalité fantasmée, puisqu’on ne reconnaît pas des faits parfois larvés à l’état de désirs. Et c’est ainsi que nous pouvons observer que l’homosexualité chez les athlètes féminines est extrêmement courante (par exemple, l’équipe nationale féminine de handball française, jusqu’à une époque très récente, était presque uniquement composée de femmes lesbiennes) ; par ailleurs, faites le test d’interroger les hôtesses de l’air d’Air France : elles vous assureront qu’à peu près 70 % de leurs collègues masculins sont homosexuels ; enfin, au tout début de l’épidémie du Sida, en 1983, il est prouvé que 80 % des individus infectés par le VIH étaient homosexuels[8]. Concernant le dernier exemple, reconnaître le substrat de réalité fantasmée résidant dans l’image de « l’homosexuel malade du Sida » ne fait pas pour autant du Sida un « cancer gay », ni des personnes homosexuelles des sujets sidéens, ou en passe de le devenir : jusqu’à preuve du contraire, un virus ne choisit pas ses victimes selon leur orientation sexuelle. Et pourtant, cette image renvoie à une réalité qu’il faut prendre en compte pour respecter l’histoire de beaucoup de personnes homosexuelles. Tout comme un diplôme ne fait pas la valeur d’une personne – même s’il peut la dire –, l’image peut être signe d’un désir et parfois d’une réalité provoquée par ce désir. Il n’y a pas de cliché sans feu. Un lieu commun n’est pas insensé de ne pas renvoyer systématiquement à une réalité positive et justifiable : j’ai beau par exemple faire mémoire que certains Juifs ont été envoyés aux camps en tant que « sales Juifs », ou prendre conscience qu’objectivement une personne noire aura probablement plus de mal que moi à trouver du travail à cause de sa couleur de peau, cela ne remet en cause et ne justifie ni l’étiquette néfaste qui accompagne les Juifs et les Noirs, ni l’existence des réalités que cette dernière a parfois provoquées (l’antisémitisme, les camps de concentration, le racisme, etc.). Reconnaître l’existence d’un étiquetage négatif et en faire mémoire, ce n’est pas le justifier et stigmatiser davantage une personne. C’est au contraire reconnaître celle-ci telle qu’elle est, dans toute sa dimension, avec ce que l’étiquetage a parfois fait d’elle, et ce qu’il ne modifiera jamais de sa grandeur humaine. Détester son image, y compris une image insultante ou peu conforme à ce que nous sommes, c’est détester toute une part de nous-mêmes. Le désir homosexuel met en place des images particulières qu’il convient de respecter et de comprendre sans les moraliser pour les détruire, même si elles renvoient souvent à des événements peu glorieux – le viol notamment – ou carrément faux. Autrement, nous encourageons leurs actualisations violentes dans l’acte iconoclaste ou iconodule. Entre l’image et la réalité fantasmée, c’est l’histoire volontairement/involontairement confuse de la poule et de l’œuf : nous ne saurons jamais vraiment dire qui a engendré l’autre… et pourtant, un désir humain a pu quand même agir. À force de fuir leurs clichés, certaines personnes homosexuelles les matérialisent en partie. Il n’est pas rare de croiser un certain nombre parmi elles qui s’alignent concrètement et toujours imparfaitement aux images sociales assignées à leur orientation sexuelle, en devenant par exemple des fans de telle icône gay, des artistes, des personnalités du monde de l’image, des fleuristes, des coiffeurs, des couturiers, des antiquaires, etc.. Pourquoi le nier, si en effet c’est vrai ? Cela ne retire rien aux innombrables exceptions à ces images, autrement dit à toutes les personnes qui se disent « homosexuelles ». Nous n’avons aucune raison valable pour déchirer le cliché et refuser son influence, si le lien de coïncidence entre certains goûts et l’homosexualité existe réellement. Les sujets homosexuels resteront à jamais ce qu’ils sont : des Hommes libres et uniques. Mais ils sont aussi ce que leurs images ont fait d’eux.

 

On est même en droit de se demander dans quelle mesure l’effet actualisateur de la simulation de destruction des images de l’homosexualité n’est pas plus ou moins deviné puis recherché par bon nombre de personnes homosexuelles. C’est exactement le syndrome de la star qui, en feignant de refuser les paparazzis, leur fait comprendre qu’ils doivent se ruer sur elle. Attaquer l’image néfaste et les injustices qu’elle a instaurées dans la réalité concrète, sous le prétexte que celles-ci ne devraient pas exister, incite à nier que l’image puisse influer sur les existences, et donc à encourager son influence. Beaucoup d’individus homosexuels se réjouissent/s’offusquent intérieurement de voir l’étrange correspondance travaillée de leurs goûts et de leurs fantasmes avec leurs frères communautaires, même si ce plaisir/dégoût dans la ressemblance a majoritairement la force du non-dit. Une fois dévoilé et retiré de la causalité, il montre toute sa médiocrité… donc il est dit « homophobe », « trop généralisateur » et « stéréotypé ». Elles ne méconnaissent pas les points communs qu’elles partagent ensemble : ils leur indiquent où se trouvent leurs viviers, et leurs probables jumeaux de désirs et d’actes. Et le cliché homo, en même temps qu’elles le conspuent quand il viendrait des « hétéros », ne leur est absolument pas inconnu ni désagréable lorsqu’il dessert leurs propres intérêts. Par exemple, pas une personne homosexuelle n’ignore qu’en allant à une représentation de théâtre lyrique, à une association féministe, à un concert de Mylène Farmer, à une expo d’art moderne, sur certains chat Internet, dans un bar réputé gay friendly, ou à l’Opéra, elle a plus de chances de rencontrer d’autres personnes homosexuelles comme elle que dans un stade de foot, un garage automobile ou dans les « téci » de la banlieue parisienne, même s’il existe des exceptions partout. Certains milieux sociaux et corps de métiers sont plus connotés homosocialement que d’autres : au moins dans les mentalités, et ensuite dans la réalité. L’attaque des images de l’homosexualité par la majorité des personnes homosexuelles est donc à la fois subie et stratégique.

 

 
 

III – Soutenir la « communauté homosexuelle » pour d’autres raisons que la défense identitaire DES homosexuels (sous-tendant l’existence DEShétérosexuels en tant qu’ensemble regroupant tous les couples femme-homme de la Terre : une bêtise anachronique sans nom, à mon sens) et que la défense amoureuse de la force d’amour homosexuel : OUI.

 
 

Après avoir pesé les « pour » et les « contre », j’ai réussi à trouver à ce jour 3 raisons pour défendre la « communauté homosexuelle ». À vous de juger…

 
 

1 – L’amitié

 

Que la « communauté homosexuelle » existe ou n’existe pas, l’absurde croyance en sa présence a le mérite de contribuer à de belles rencontres. Elles sont rares mais elles existent. Pour ma part, l’excuse de l’homosexualité aura mis sur ma route des garçons et des filles humains parfois drôlissimes, très fins, créatifs, intellectuellement solides, avec qui je peux me lâcher et oser être léger et insolent. Rien que pour cette raison, la constitution d’une « communauté homosexuelle » a un peu sa raison d’être… même si le prétexte de son existence n’en sera pas pour autant entièrement justifié/justifiable, et le contexte de sa création un peu facile (Suffit-il de goûts communs et d’une attirance sexuelle pour les mêmes photos de magazine pour trouver des frères de cœur qui nous ressemblent ? On se rend vite compte que non !) Dans le « milieu homosexuel », on trouve des gens qu’on n’aurait certainement jamais croisés autrement que par l’intermédiaire de ce concept de « communauté » : il y a une diversité, un brassage ethnique, social, intellectuel assez hallucinant qui se produit grâce à la croyance en une « communauté homosexuelle » (même si la diversité, en soi, n’est pas une richesse : elle ne le devient que si les différences sont partagées dans le respect de ce que sont profondément les personnes, et si elle s’inscrit dans un projet d’amour durable). Cette improbabilité des rencontres entre personnes homosexuelles, quand elle est fertile relationnellement, peut vraiment être source d’émerveillement et d’humour : on se dit « C’est génial… Mon désir homosexuel m’a accidentellement fait atterrir là, rencontrer telle personne que je trouve géniale, m’a offert des amis et des situations inouïes ». À mon avis, la base pour légitimer une « communauté homosexuelle » est l’amitié. Si déjà les personnes homosexuelles arrivent à constituer un groupe d’amis solide dans lequel il fait bon venir et agir, où elles ne passent pas leur temps à coucher les unes avec les autres, la création et les idées surgiront d’elles-mêmes. C’est un vrai défi.

 
 

2 – L’intérêt de la réflexion sur le désir homosexuel

 

Je suis toujours surpris de voir que beaucoup d’individus qui se disent « homosexuels » se désintéressent autant de la « culture homosexuelle ». Même ses plus fervents défenseurs soutiennent qu’il n’y a pas de raisons d’y croire : « La culture gay, ça n’existe pas. Tout ça, c’est des clichés ! » déclare le directeur du magazine Têtu, Pierre Bergé[9]. Les artistes homosexuels connus passent pour des gens en général très atypiques auxquels la plupart des personnes homosexuelles refusent de s’identifier. Il est vrai qu’ils répondent rarement à leur questionnement existentiel (leur message est sensiblement le même et se distingue par sa platitude : « Il faut accepter la différence. L’important, c’est d’aimer qui on veut et d’être heureux »). Elles sont nombreuses à se sentir en total décalage avec leurs frères communautaires. Comment peut-il en être autrement ? « L’homosexuel » et « l’hétérosexuel » – ces extra-terrestres nés sur nos écrans de cinéma ou sur les tables d’opération de la médecine légale de la fin du XIXe siècle – n’existant pas, les liens humains qui se tissent autour d’eux se basent donc fatalement sur un mensonge identitaire. L’homophobie des personnes homosexuelles envers elles-mêmes et leurs propres images les invitent sans cesse à se croire différentes de leurs jumeaux d’orientation sexuelle et à se désolidariser de la créature homosexuelle, tout en cherchant paradoxalement à s’y identifier en actes. Les références cataloguées « homosexuelles » (mère possessive, infidélité, Sida, opéra, coiffeur, etc.) agacent. C’est fatal… et peut-être tant mieux : cela dit que le désir homosexuel est un élan idolâtre du paraître plus que de l’être, s’exprimant par l’attraction-rejet de ce qu’il cherche à incarner en vain. Ainsi, se risquer à parler sérieusement du désir homosexuel signifie forcément se condamner à rentrer dans la caricature. Plus quelqu’un le définit comme une réalité personnifiable, ce qu’il n’est pas prioritairement, et plus on est tenté de lui rire au nez en lui disant que ce ne sont pas Mylène Farmer, le visionnage de « La Cage aux Folles », ni un entourage amical homosexuel, qui suffisent à favoriser une juste approche de la réalité désirante homosexuelle. L’homosexualité est un mélange inextricable entre un sujet sérieux qui ne se prend pas au sérieux et un sujet léger qu’il faut prendre un minimum au sérieux. Cette indétermination suffirait-elle à ne pas en parler du tout ? Oui, si le désir homosexuel n’illustrait pas sur la durée l’avènement (ou l’existence) de souffrances réelles. Or, il est souvent le signe avant-coureur d’une blessure, d’une division schizophrénique du psychisme humain. Rares sont les ouvrages où ce désir est réellement questionné par ses images sans que celles-ci soient ensuite récupérées en vue de la diabolisation d’un ennemi, ou pour la justification d’une identité éternelle déshumanisée et de l’intensité des amours homosexuelles. Pour ma part, je ne compte pas détruire les images négatives de l’homosexualité. Au contraire, j’ai envie de défendre leur existence. Je ne me positionne pas contre la Gay Pride, les drag-queen, la visibilité médiatique des personnes homosexuelles, le « ghetto marchand » gay, les back room, l’infidélité au sein des couples homosexuels, le PaCS et autres projets de lois en faveur de la « communauté homosexuelle », l’invasion du porno dans le monde gay, etc. Le lynchage systématique du « milieu homo » et des personnes homosexuelles est généralement utilisé en vue de la démobilisation et du procès. Il ne sert à rien : la majorité des personnes homosexuelles le pratiquent allègrement. Non seulement il ne reconnaît pas des pratiques, des modes de vies, des comportements, des souffrances, des réalités mais, en outre, il déplace le débat du désir homosexuel au décorum qui l’entoure. Au lieu de juger si tout ce qui fait la culture homosexuelle est « bon » ou « mauvais », « moral » ou « immoral », « vrai » ou « faux », au lieu de nier des réalités dans la défense ou l’opposition, il me semble plus intéressant de chercher comment un désir se symbolise en images, se manifeste parfois en actes beaux et violents, et pour quelles raisons.

 

Car le désir homosexuel existe vraiment et il est particulier : les personnes homosexuelles qui le ressentent savent qu’il n’est pas de même nature qu’un désir qui les attirerait vers des individus de l’autre sexe, et qu’il ne relève pas d’un simple caprice ou de leur imagination. Si « les » homosexuels n’existent pas, le désir homosexuel, lui, reste une réalité fantasmée, mais une réalité quand même. Parce que les personnes homosexuelles ne fantasment pas sur les individus de même sexe qu’elles par simple décision ou pur caprice, tout nous encourage à penser que le désir homosexuel est réel. Il suit une certaine logique, que nous retrouvons de manière similaire dans les couples hétérosexuels, et beaucoup moins dans les couples femme-homme unis par un vrai désir d’amour. Il possède ses propres représentations et actualisations. En lisant la vie des auteurs homosexuels, en observant les échos inattendus entre leurs œuvres, en échangeant avec des personnes homosexuelles du monde entier et de tous les âges, on a l’occasion de reconnaître un même rapport désirant aux drames et aux joies de l’existence humaine, en dépit des fossés culturels préexistants. On découvre beaucoup de coïncidences troublantes : par exemple, la sur-représentation des jumeaux dans le « milieu homosexuel », une attraction pour les marionnettes, un nombre important de personnes homosexuelles parmi les cinéastes de films d’horreur, etc.. On observe des similitudes thématiques entre deux artistes que pourtant rien ne semblait rapprocher. Et celles-ci, loin d’être inquiétantes, ne font que légitimer l’existence et la réalité incertaine d’un désir homosexuel singulier. Un jour, je suis tombé par hasard sur un extrait du roman Le Baiser de la Femme-Araignée (1976) de l’écrivain argentin Manuel Puig où est décrite « une jeune fille qui monte admirablement à cheval, une fille qui ne parle presque pas, une jeune fille timide ou sournoise, une jeune fille qu’on utilise et qu’on laisse ensuite, une jeune fille qui raconte comment l’ancien administrateur de la propriété l’a violée, une jeune fille qu’on gifle et qu’on insulte parce qu’elle dit de terribles vérités… »[10] Et j’y ai reconnu un portrait similaire de la Libertine de Mylène Farmer dans le vidéo-clip de la chanson « Pourvu qu’elles soient douces ». Incroyable. Deux mondes différents se faisaient écho sans s’être préalablement consultés, et j’en ignorais les raisons. Pourtant, tout concordait. J’en suis donc arrivé à penser que les liens qui unissent les personnes homosexuelles entre elles sont en réalité très nombreux, et que l’homosexualité est un désir beaucoup plus universel et définissable que les défenseurs d’une communauté humaine bisexualisée et asexualisée ne le voudraient. C’est la non-reconnaissance de ce que j’appelle les « codes homosexuels » (que j’ai tenté de répertorier dans mon Dictionnaire des codes homosexuels) qui fait que la majorité des personnes homosexuelles ont tant de mal, aujourd’hui comme hier, à se rencontrer, à faire communauté, et à vivre l’amour. Même si l’homosexualité est aussi diverse qu’il y a de personnes homosexuelles, qu’elle est vécue et gérée de manière singulière par chacun des individus qui ressent en lui des attirances homo-érotiques, qu’elle restera une énigme à redécouvrir sans cesse, que les coïncidences homosexuelles ne pourront jamais être érigées en causalités et en grille de lecture « des homos », je soutiens malgré tout cela que le désir homosexuel se laisse partiellement élucider par ses images, et parfois par les actions qu’il impulse. J’ai donc essayé de dresser un petit panorama non-exhaustif des nombreux symboles dessinant les contours d’un même désir homosexuel, et d’expliquer pour quelles raisons certaines personnes homosexuelles partent en croisade iconoclaste/iconodule contre l’existence de leurs signes. Je dis « leurs » signes, non dans une optique minorisante et déshumanisée, mais pour prendre en compte les effets d’un réductionnisme identitaire qui existe malgré moi, et sans lequel je ne pourrais pas universaliser le désir homosexuel. Juger d’une œuvre au seul regard de l’homosexualité de son auteur est tout à fait regrettable : humainement et éthiquement, il n’y a pas à proprement parler d’« œuvres homosexuelles » (au même titre qu’il n’y a pas de « littérature féminine » stricto sensu, de « droits des enfants », ni de « culture nord-américaine » : ces dénominations catégoristes deviennent vite aberrantes et détestables une fois qu’elles servent à isoler et à déshumaniser une minorité d’individus, y compris pour prendre leur défense). Mais sachant que la croyance au désir homosexuel peut parfois se concrétiser de manière singulière par l’action d’individus qui font tout pour le rendre effectif, je suis bien obligé de reconnaître malgré tout ses actualisations (artistiques, relationnelles, légales, sociales, etc.) en tant qu’« homosexuelles ». J’abonde dans le sens d’Emmanuel Cooper quand il écrit dans La Perspective Sexuelle (1986) que « le fait qu’un artiste soit ou ne soit pas homosexuel n’explique ni sa création ni une façon de la regarder(mais qu’en revanche), ce que nous pouvons faire avec profit, c’est de ré-examiner la vie et le travail de l’artiste au-delà du secret, des préjugés et du mythe, et de chercher la présence de l’homosexualité et sa signification »[11]. Cooper n’invite pas à gommer l’homosexualité mais précisément à la redécouvrir telle qu’elle est, dans une perspective qui dépasse la simple condamnation du « milieu » et des personnes homosexuelles, un regard plus large et plus universellement humain qui observe des faits et des images sans en tirer des conclusions déterministes et moralisantes sur « les homos ».

 

C’est la raison pour laquelle je me permets de parler d’« œuvres homosexuelles », en ayant conscience que cette appellation est défectueuse (voire même dangereuse si elle laisse croire en l’existence « des homosexuels », ou que ce qui est exprimé sur le terrain de la fiction littéraire, cinématographique, ou sur le terrain des désirs non-actualisés, est vrai et s’applique concrètement à toutes les personnes homosexuelles), mais éclairante pour comprendre les fonctionnement du désir homosexuel.

 

Qu’est-ce qu’on pourrait appeler, faute de mieux, une « œuvre homosexuelle », avec toutes les précautions d’usage de l’adjectif qui s’imposent ? Elle se définit pour moi selon trois critères : l’auteur, l’œuvre, et le public visé (ou qui se reconnaît dans cette œuvre). Pour qu’une création (film, discours, roman, chanson, peinture, pièce, etc.) puisse être définie en tant qu’« homosexuelle », il faut à mon sens : soit que l’homosexualité du créateur de cette œuvre soit affichée et connue des media, ou relativement latente ; soit que le thème principal ou secondaire de l’œuvre en question se rapporte explicitement au désir homo-érotique ; soit que l’artiste soit vénéré(e) comme une icône de la communauté homosexuelle, ou que le public ciblé par sa création artistique se revendique gay ou gay friendly.

 

 

Une fois qu’on a commencé à reconnaître des codes en tant qu’« homosexuels » – parce que le désir homosexuel existe vraiment et agit parfois – sans les assigner systématiquement « aux homosexuels » – parce que les individus homosexuels ne sont pas que leur désir homosexuel : ce ne sont pas certaines choses qui sont vraies sur le désir homosexuel qui font « les homosexuels » –, il est impossible de ne pas dévorer le rayon gay des librairies, de ne pas lireTêtu comme une bible, de s’ennuyer lors d’un spectacle de Marcial Di Fonzo Bo ou d’Olivie Py, de mépriser la culture homosexuelle et les personnes homosexuelles, de ne pas s’enthousiasmer pour la Marche des Fiertés et les débats télévisés sur l’homosexualité, d’avoir honte de se balader avec ses amis « folles » dans la rue, de se réduire à son orientation sexuelle. Les personnes homosexuelles doivent honorer et aimer ce qu’elles font, se passionner pour la complexité de leur désir homosexuel exprimée en motifs. Femme endormie par-ci, vampire par-là, balcons, chats, fêtes foraines, tauromachie, chocolat, piscine, viol un soir de carnaval en été, Homme invisible, visages coupés en deux… tout est là. Souvent, elles connaissent mal leurs vérités puisqu’elles ne désirent pas analyser leurs codes, alors que pourtant, ce sont elles-mêmes qui les ont créés. Les critiques littéraires nous orientent en général vers une « lecture second degré » de leurs œuvres, invitent à la distance presque totale en nous imposant l’idée d’un « Mystère homosexuel » insoluble. Je vous propose au contraire de prendre les personnes homosexuelles un peu plus au sérieux qu’elles – leurs œuvres et leur vie ne sont pas que de simples bouffonneries – et un peu moins au sérieux – elles ne sont pas aussi divines et monstrueuses qu’elles le voudraient. Dans le passage artistique à la parodie provocatrice ou à la tragédie mimée est exprimé un appel. Et nous avons à y répondre.

 

Il est encore temps pour les personnes homosexuelles de découvrir que leur simple existence et leur homosexualité portent les germes d’une révolution sans précédent visant à dénoncer la manipulation médiatique qui leur impose l’imitation d’un seul modèle d’amour, « le Couple » romantique désuni et fusionnel (le couple hétérosexuel en particulier, mais aussi le couple de semblables homosexuels), et à mettre en lumière ce que ceux que nous désignons habituellement comme « hétéros », qui sont en réalité des individus qui cherchent à imiter l’image scientifique puis médiatique du couple hétérosexuel, veulent les empêcher qu’on leur révèle sur eux-mêmes : le manque d’amour dans leur union, qui s’est parfois traduit chez elles en identité homosexuelle. Les personnes homosexuelles sont les mauvaises consciences de la société, de magnifiques araignées. Par leur désir et ce qu’elles sont, elles ont le pouvoir de dévoiler des conflits enfouis dans les familles, la communauté humaine, et le monde. Elles n’ont pas à avoir peur de jouer leur rôle de dénonciateurs des faux-semblants sociaux, avec justesse, humour et douceur, pour faire connaître le réductionnisme actuel opéré sur la sexualité. Ce n’est pas l’homosexualité qui est scandaleuse : ce qui est inadmissible, c’est uniquement le fait de reconnaître l’hétérosexualité comme la Vérité (identitaire, amoureuse, universelle) d’abord de tous les couples femme/homme, et ensuite des personnes homosexuelles.

 

 
 

3 – La nécessaire dénonciation des injustices et des modèles d’amour fallacieux

 

Bien souvent, on se méfie de ceux qui soutiennent que la « communauté homosexuelle » existe. Un peu à raison (le communautarisme comporte de sérieux risques, y compris quand on cherche à défendre ceux qu’on veut mettre dans le même sac), et un peu à tort : beaucoup préfèrent dire que tout ce qui aiderait à définir les contours d’une communauté (les activités internes, les règles tacites, les images de ce groupe), « c’est cliché », comme s’ils disaient par là que « ça n’existe pas ». Ce déni, via la proclamation de l’inexistence d’un « milieu homosexuel », montre bien que, plus qu’une réalité, la « communauté homosexuelle » est un écran occultant des désirs violents non-systématiquement actualisés.

 

Nous devons être des preux défenseurs de la « communauté homosexuelle ». Mais attention : pour dire aux autres qu’elle n’existe pas comme eux et nous le pensons actuellement. Elle ne doit exister que temporairement, comme un orage qui passe et qui dénonce les incompréhensions actuelles sur l’amour. Comme je l’ai écrit dans mon livre[12], « Je suis d’avis que l’idée de ‘communauté homosexuelle’ pourrait à la rigueur se défendre uniquement dans le cadre de la lutte contre le viol et pour la reconnaissance de la probable influence du viol dans l’émergence du désir homosexuel (et à l’heure d’aujourd’hui, on peut constater qu’on est loin du compte !). Mais comme le viol s’applique également à la communauté hétérosexuelle et qu’il n’est pas spécifique ‘aux homosexuels’, le concept de communauté(s) homosexuelle reste quand même très contestable malgré tout. »

 

Si les personnes homosexuelles ne questionnent pas leur désir homosexuel par rapport à un « nous » social, elles se contenteront de proférer des messages publicitaires queer complètement fades tels que : « La recherche du bonheur et de l’amour au XXIe siècle dépend de nous. C’est à chacun de la gérer comme il l’entend ! », destinés à des individualités isolées appartenant davantage au monde télévisuel United Colors of Benetton qu’au monde réel. Il faut qu’elles deviennent de fervents défenseurs de la cause gay, bien plus audacieux encore que la majorité des personnes homosexuelles actuelles, en allant vers les autres sans se présenter comme « les homosexuels de service », mais plutôt en expliquant la violence de leur désir homosexuel, qui est le reflet particularisé d’une violence humaine universelle à combattre ensemble. Une fois qu’elles auront saisi qu’elles sont elles-mêmes des êtres manipulés par leurs désirs de viol superficiels (nous pourrions parler des « désirs de surface »[13]évoqués par Néstor Ponce) et les images médiatiques déréalisantes, leur réveil risque d’être sans précédent. Leur connaissance inconsciente de la souffrance humaine maquillée dans le rose bonbon ou le noir, de l’hypocrisie télévisuelle dont leur désir sexuel (aux côtés du désir hétérosexuel) est le reflet, peut les rendre plus aptes à soulager les blessures d’autrui, à dénoncer les impostures sociales et à les dépasser.

 

Si je prends la peine de particulariser la révolution humaine en « révolution homosexuelle », c’est parce que j’estime que la révolution humaine se décline de manière singulière en présence des personnes homosexuelles et d’un désir homosexuel réel, donc qu’elle mérite un titre privé, même si dans le fond, la révolution homosexuelle s’inclut prioritairement dans une révolution humaine et universelle, donc humaniste. Y compris au sein de la « communauté homosexuelle », les sujets homosexuels ne doivent pas perdre de vue qu’ils se parlent entre Hommes et non entre personnes homos. Ce n’est que lorsqu’ils mettront de côté leur homosexualité sans la nier qu’ils auront toutes les chances de penser qu’ils auront posé un acte réellement révolutionnaire. Toute idée individuelle qui n’est pas liée à l’universel est appelée à mourir, de même que toute pensée universelle qui gomme l’individualité et l’originalité de chaque Homme est souvent mortifère. L’unité dans la diversité – le « n’être qu’Un tout en restant deux » – est un équilibre sans cesse à trouver pour vivre des bienfaits de la révolution humaniste. Plus les personnes homosexuelles s’ouvriront à l’universel, plus elles se rendront compte qu’elles se dirigent vers la Vérité fondamentale et intérieure de l’Homme. Elles penseront alors la singularité et l’universalité, non plus en termes d’oppositions, mais de relations possibles et belles pour lutter contre toute forme d’exclusion.

 

 

Oui. À mon sens, on peut parler de « communauté homosexuelle » à partir du moment où on ne la renie pas mais qu’on la considère quand même comme non-essentielle. La révolution homosexuelle doit dépasser les frontières de la « communauté homosexuelle » et rejoindre la communauté humaine. Si elle reste orientée uniquement vers le particulier – même si, en théorie, elle se dit en termes universalisants –, elle joue contre elle et finit par se transformer en blague. Je pense qu’il faut élargir et universaliser la réflexion sur le désir homosexuel, non par un prosélytisme qui tente de justifier l’existence d’une identité homosexuelle universelle ou la force de l’amour homosexuel, mais parce que l’homosexualité pointe du doigt des dysfonctionnements sociaux qui font barrage à la rencontre d’amour humanisante et universelle. Il nous faut donc dépasser la simple demande du « droit à la différence » formulée par les séparatistes homosexuels, ainsi que la défense du « droit à l’indifférence » énoncée par les universalistes tièdes craignant la menace communautariste. Même si le second « droit » se justifie un peu mieux que le premier, aucun des deux ne convient puisqu’ils freinent la pensée sur le désir homosexuel, l’un par les excès de la revendication identitaire, l’autre par la lâcheté de la banalisation.

 

Enfin, je dirais que, OUI, on pourra parler de « communauté homosexuelle » à partir du moment où on la rendra aimante, conviviale et exemplaire. Je ne vous cache pas qu’il y a du boulot de ce côté-là (peut-être encore plus qu’ailleurs tant ce qui réunit les personnes homosexuelles est irréel : l’Androgyne est purement et simplement un extra-terrestre). Les personnes homosexuelles doivent partir à la recherche des modèles communautaires homosexuels qui leur font envie. Et ces derniers ne tomberont pas du ciel… puisque ce sont elles et leurs amis qui les composeront ! Il est temps que les individus homosexuels se rendent visibles et qu’ils montrent qu’ils sont autre chose qu’une caricature d’eux-mêmes ! Car la soif de modèles est profonde dans le « milieu homosexuel ». Peu de personnes homosexuelles osent formuler tout haut, comme Laura dans le livre L’Homosexualité dans tous ses états (2007) de Pierre Verdrager, un mécontentement relativement général : « Ce que j’ai perçu du milieu homosexuel et du monde homosexuel, ça ne me plaît pas. Je ne me reconnais pas là-dedans. (…) L’homosexualité, ce n’est pas très net… Je me dis : ‘Ils sont frappés’. Moi, j’ai rarement connu des homos bien dans leur tête, en couple depuis des années. C’est n’importe quoi. (…) Tu vois, moi, j’ai grandi et je n’ai pas eu de modèle homosexuel… Là, aujourd’hui, il n’y a pas un mec ou une nana que j’admire en tant qu’homosexuels. Pourtant, j’en ai croisé des gens ! Moi, j’aimerais qu’il y ait des modèles, des mecs intelligents, des mecs instruits, des mecs simples, artistes qui se fassent connaître. Moi, j’en ai marre des gens destroy. »[14]

 

Il me semble que la révolution des personnes homosexuelles passe par l’apprivoisement et l’amour de la société humaine dans laquelle elles sont nées, même si elle a parfois été cruelle avec elles. C’est le pouvoir qu’elles confèrent au regard des autres posé sur leur désir homosexuel qui contribue en partie à faire ou à désamorcer l’insulte homophobe. Si, dans la réception, elles réduisent à néant par le pardon et leur sourire ce qui au départ était lancé comme une agression, si elles se forcent à arrêter de penser que leur côté « tapette » ou « garçon manqué » va leur attirer des ennuis, si elles apprennent à rire d’elles-mêmes avec les autres, elles s’offriront certainement l’opportunité d’assister à des retournements de situations des plus étonnants, autrement dit véritablement révolutionnaires. Elles pourront, grâce à la distance qu’elles prendront par rapport à elles-mêmes, décourager ceux qui au départ s’étaient engouffrés dans la brèche de leur honte existentielle. Les Hommes ne sont pas que des imitateurs de haine ; ils sont bien plus souvent imitateurs de paix. Ne pas donner à la provocation homophobe ce qu’elle attend ou l’importance qu’elle n’a pas, sans pour autant faire la sourde oreille et se laisser marcher sur les pieds, c’est émousser, voire détruire, la volonté de blesser par la volonté d’aimer par-delà l’agression. Pour l’avoir expérimenté en grand groupe, je peux vous assurer que l’homosexualité bien vécue génère de la convivialité et de la sympathie communicative. Au fond, les gens dits à tort « hétérosexuels » ont en général une affection toute particulière pour les personnes homosexuelles qui aiment leur homosexualité au point de la laisser de côté et d’en jouer avec eux.

 
 


 

[1] Philippe Ariño, Homosexualité sociale, Éd. L’Harmattan, Paris, 2008, p. 90.

[2] Frédéric Martel, Le Rose et le Noir, les Homosexuels en France depuis 1968, Éd. Seuil, Paris, 1996, p. 713.

[3] Molina à Valentín dans Manuel Puig, Le Baiser de la Femme-Araignée, Éd. Seuil, Paris, 1979, p. 205.

[4] Nina Bouraoui dans l’émission « Culture et Dépendances », France 3, le 9 juin 2004.

[5] Hervé Guibert, Le Mausolée des Amants, Journal 1976-1991, Éd. Gallimard, Paris, 2001, p. 91.

[6] Je vous renvoie à l’excellent essai L’Invention de l’hétérosexualité de Jonathan Katz, ainsi qu’au chapitre sur la genèse des termes « homosexuel » et « hétérosexuel » dans le tome 1 Homosexualité intime de mon livre.

[7] Ses promoteurs remplacent d’ailleurs ces deux mots par les notions beaucoup plus subjectives et culturelles de « genre(s) », masculin ou féminin, pour mieux, disent-ils, les « déconstruire »… car ils se figurent, par phobie du monstre surnommé « Destin anatomique », que les corps réels n’ont rien à nous apprendre… Croyance en la toute-puissance de la science oblige…

[8] Frédéric Martel, Le Rose et le Noir, op. cit., p. 346. Le cliché homosexuel = Sida garde encore un fond de vérité aujourd’hui : « Les données épidémiologiques les plus récentes montrent que 40 % des hommes ayant découvert leur séropositivité en 2004 avaient été contaminés lors de rapports homosexuels. » (C. Sémaille, Sexualité, Relations et Prévention chez les Homosexuels masculins : un Nouveau Rapport au Risque (2007), cité dans Enquête sur la Sexualité en France (2008) de Nathalie Bajos et Michel Bozon, Éd. La Découverte, Paris, 2008, p. 244)

[9] Pierre Bergé, dans la revue TÉLÉRAMA (article « Y a-t-il une Culture gay ? », n° 2893, le 22 juin 2005, p. 14.

[10] Manuel Puig, Le Baiser de la Femme-Araignée, Éd. Seuil, Paris, 1979, pp. 128-129.

[11] Emmanuel Cooper, La Perspective Sexuelle, 1986, cité dans l’article « Queer Impressions of Gustave Caillebot » de Jim Van Buskirk, sur le site www.travelstoremexico.com consulté en juin 2005.

[12] Philippe Ariño, Homosexualité sociale, Éd. L’Harmattan, Paris, 2008, p. 158.

[13] Néstor Ponce, « Oralité perdue », dans Le Néo-baroque cubain, Éd. du Temps, Paris, 1997, p. 117.

[14] Laura citée dans Pierre Verdrager, L’Homosexualité dans tous ses états, Éd. Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, Paris, 2007, pp. 281-282.

 

Pourquoi Mylène Farmer plaît tant aux personnes homosexuelles ?

Pourquoi Mylène Farmer plaît tant aux personnes homosexuelles ?

 

Vous serez tous à peu près d’accord avec moi (…sauf les défenseurs invétérés de Madonna) : en France, Mylène Farmer est l’artiste la plus adulée de la communauté homosexuelle, que cela agace ou pas, que ce lien soit travaillé ou non par les media et par l’artiste elle-même. Ses concerts ressemblent à des mini-Marches des Fiertés, et les sites consacrés à la « vilaine fermière » ne désemplissent pas d’un public gay toujours plus nombreux et enthousiaste. Mylène Farmer – à l’image d’un Cabrel ou d’un Goldman, mais du point de vue homosexuel cette fois – est la chanteuse qui arrive à réunir autour d’elle la palette la plus étendue et la plus inter-générationnelle de la population homosexuelle. Hommes gay et femmes lesbiennes, Steevy efféminés et garçons « hors milieu » propres sur eux, cinquantenaires et ados post-pubères, célibataires et couples, tout ce beau monde possède au moins un ou deux disques de la chanteuse et n’a rien contre assister à l’un de ses concerts.

 

 

Comment expliquer alors que la sauce ait pris à ce point-là entre les personnes homosexuelles et « Mylèèèèène », alors même que la glaciale Mademoiselle Gautier n’a jamais fait son coming out, ni affiché ses sympathies gay friendly outre mesure – sauf dernièrement en faisant la Une du Têtu d’août 2008 –, ni encouragé explicitement les personnes homosexuelles à créer des fan-clubs en son honneur ?

 

Plusieurs explications sont possibles, même si l’une me semble primer sur les autres (j’en parlerai en fin d’article).

 

Tout d’abord, Mylène Farmer a su construire un univers artistique particulièrement homo-érotique dans lequel de nombreuses personnes homosexuelles peuvent se reconnaître. Dans ses œuvres, on retrouve énormément de codes symbolisant le désir homosexuel, codes que j’ai d’ailleurs recensés dans mon Dictionnaire des codes homosexuels (entre autres le vampirisme, la corrida, la gémellité, les Liaisons dangereuses, le narcissisme, le refus de grandir, les marionnettes, le désir de se prendre pour Dieu, la femme-araignée, la main coupée, la prostituée tuée, l’inceste, la lune, le côté sale gosse, l’attraction pour la mort, etc.) : il est donc normal que les individus homosexuels s’y identifient en masse. Mylène a réussi à donner corps à tout l’inconscient collectif homosexuel, à le mettre en images sans pour autant l’expliquer. On va dire qu’à défaut de le rendre déchiffrable, elle a hiéroglyphié le désir homosexuel à la perfection.

 

 

D’autre part, Mylène Farmer est une marchande de rêves au professionnalisme impeccable. Il faut bien l’avouer : elle nous transporte d’un monde à un autre, et ne lésine pas sur les moyens. Avec elle, on voyage dans le temps et on en a plein les yeux. C’est la folie des grandeurs. Dans son travail, tout est soigné, sophistiqué. Elle fait les choses en XXL (collaboration avec les plus célèbres cinéastes, couturiers et photographes ; beauté des coffrets de disques ; grande diversité des produits dérivés ; concerts époustouflants à Bercy ; bientôt le Stade de France…). Les clips de ses chansons sont rarement bâclés : Laurent Boutonnat, son complice, en a fait carrément des mini-films, des petits bijoux de technicité. Mylène et lui ont un sens de l’esthétisque poussé jusqu’à l’extrême, jusqu’au totalitarisme, comme l’illustrent les propos du chanteur Jean-Louis Murat lors du tournage du clip de la chanson « Regrets » : « J’étais un peu en observateur, je trouvais ça assez formidable, je voyais bien que c’était un vrai fonctionnement de couple où l’extrême rigueur demandée par l’un était comprise et acceptée entièrement par l’autre. Une vraie complémentarité, une intensité dans le désir de faire quelque chose de qualité, sur la même longueur d’onde. Quand on travaille avec eux, c’est toujours assez bluffant de voir jusqu’à quel point ils peuvent aller dans le commandement, dans la soumission aussi… »[1]. Mylène Farmer, pour cette raison, est éminemment kitsch (j’entends « kitsch » dans le sens de vernis visant à occulter/représenter un système totalitaire : un capitalisme effréné, une société matérialiste, un monde sans Dieu, un univers violent et déshumanisé, une soif de pouvoir grandiloquente, etc.). Elle emploie lors de ses concerts les techniques scénographiques les plus communes du despote voulant hystériser ses foules : les retards qui s’éternisent avant l’arrivée sur scène ; la longueur des introductions de chansons ; le surgissement dans les airs, comme un Christ en croix venu du ciel ; quelques rares phrases – concises mais au contenu simple et efficace – adressées à la foule ; les larmes d’émotion forcées sur les mêmes chansons ; les décors impressionnants d’inventivité ; des chorégraphies faciles à reprendre collectivement ; une mise en scène dignes des grands « shows à l’américaine » ; une maîtrise parfaite des techniques audiovisuelles les plus « high tech » du moment ; un entourage professionnel artistique costaud et étendu ; une ribambelle de danseurs tous plastiquement aussi parfaits les uns que les autres ; etc.. Bref, une vraie propagande politico-artistique que la communauté homosexuelle cautionne les yeux (presque) fermés, et qui sent la mégalomanie à plein nez, comme l’illustrent certaines paroles de chansons (« Il est à moi, le Monde ! Il est à moi, le Monde ! Il est à moi, le Monde ! » de « Dessine-moi un mouton » par exemple)… On ne sera pas étonné d’entendre la chanteuse déclarer elle-même qu’« elle possède un orgueil qu’elle croit terrible »[2]

 

 

Il est logique que les spectacles et les extravagances de Mylène Farmer génèrent des fanatismes, particulièrement parmi les personnes homosexuelles, puisque la chanteuse s’offre fréquemment en Messie crucifié à la communauté homosexuelle – ses délires christiques, proches de ceux de Madonna, le démontrent parfaitement, ainsi que la diversité des reliques qu’elle vend aux enchères sur Internet, même si elle dit ne pas le faire consciemment ni dans un processus d’auto-culte de la personnalité calculé – ; et ensuite, après s’être donnée entièrement dans une exhibition clairement blasphématoire et démesurée, elle se dérobe à ses fans, remonte dans sa limousine aux vitres teintées sans dire au revoir à personne (je vous rappelle la mise en scène de départ filmée comme une déchirure dramatique dans le concert « Avant que l’ombre… à Bercy » en 2006), et s’engouffre dans un silence inexplicable et aussi disproportionné que son don sur les écrans : rien d’étonnant qu’un tel écart d’attitudes – pourrait-on le qualifier de simplement ludique quand il toucherait davantage à la schizophrénie de star ? – provoque chez les esprits en mal d’identité une vraie frustration… donc soit source de fantasme, d’hystérie, d’idolâtrie, voire de violence (rappelez-vous le meurtre du réceptionniste de la maison de disques de la chanteuse par un fanatique en 1991). Mylène Farmer participe secrètement au processus de divinisation autour de sa personne en faisant du mystère un fond de commerce juteux, même si cela est effectué dans un effacement tellement étudié qu’il est possible que l’artiste, dans une sincérité confondante, ne s’en rende même pas compte elle-même.

 

 

Une autre raison que j’invoquerais pour expliquer le succès que Mylène Farmer remporte auprès de ses fidèles homosexuels, c’est qu’elle joue continuellement sur l’inversion et l’ambiguïté sexuelle, autant artistiquement – dans son discours et son répertoire musical – qu’existentiellement. Mylène représente la bisexuelle dans toute sa splendeur, la femme libérée qui laisse entendre qu’elle goûte à tout type de sexualités sans pour autant vouloir se définir en tant que « lesbienne », « bisexuelle » ou « hétérosexuelle », et assumer les conséquences de ses actes : « Je me fous bien des qu’en dira-t-on, je suis caméléon » chante sa jumelle narcissique de « Sans contrefaçon ». Mylène Farmer joue la dissimulation : la plus belle signature homosexuelle qui soit, non ? Oscar Wilde n’avait-il pas, en son temps, baptisé l’homosexualité comme « l’amour qui n’ose pas dire son nom » ?

 

 

Est-elle pour autant lesbienne ? Personne ne l’est complètement, pas même la femme qui se veut 100 % lesbienne. Donc Mylène pas plus qu’une autre. La seule chose qu’on peut dire, c’est que très certainement un désir homosexuel – ou plutôt bisexuel – s’est exprimé à travers les œuvres et les actes scéniques farmériens. La chanteuse n’hésite pas à cultiver un style « garçonne » ou androgyne, à « rouler des pelles » à ses choristes pendant ses concerts, à prendre son bain nue en compagnie de jeunes demoiselles (c. f. le vidéo-clip de « Libertine »), à simuler l’inceste avec la candide Alizée (c. f. les chansons « Gourmandises », « Veni, Vedi, Vici », « Cœur déjà pris »), à prendre des poses langoureuses avec des femmes pendant certaines séances photos, à camoufler un probable lesbianisme par le traitement de thématiques proches de l’homosexualité telles que la gémellité ou le double spéculaire du miroir narcissique. Par ailleurs, ses chansons sont truffées de clins d’œil explicitement homosexuels (c. f. la chanson « Maman a tort ») ou bien dirigées à un public libertaire censé comprendre des sous-entendus homo-érotiques subtilement cachés dans le texte (la sodomie dans « Q. I. », « Pourvu qu’elles soient douces », « L’Âme-stram-gram », « Porno-graphique » ; le travestissement dans « Libertine », « Sans contrefaçon », « Tristana » ; le Sida dans « Je te rends ton amour », « Que mon cœur lâche » ; etc.). Peu à peu, les paroles musicales de Mylène Farmer se politisent gentiment pour la cause gay : on reconnaît au fil de ses chansons un discours politiquement correct qui reprend à son compte le jargon du militantisme gay friendly classique (c. f. l’emploi d’expressions comme « la tolérance », « le droit d’aimer », ainsi que les références au coming out, dans les chansons « Rêver », « J’attends », « Réveiller le monde », « L’Innamoramento », entre autres).

 

 

Mais, à mon sens, ce qui explique le plus en profondeur l’attirance des personnes homosexuelles pour Mylène Farmer, c’est que la chanteuse touche du doigt un secret bien gardé de la communauté homosexuelle et qui a à voir avec le viol. L’univers farmérien fait parfaitement écho à la quête esthético-existentielle des personnes homosexuelles : la souffrance du viol (réel et surtout fantasmé) chorégraphiée et esthétisée à l’extrême. Pensons par exemple aux chansons « Je t’aime mélancolie », « Et si vieillir m’était conté », « Comme j’ai mal », « Point de suture », « Les Mots », « Nous souviendrons-nous », etc.. Mylène Farmer est, à mon avis, la chanteuse française qui a poussé le plus loin la représentation du « vouloir être objet »/« vouloir être violé », qui a décidé d’incarner le plus entièrement la femme violée (Jeanne Mas, Barbara, ou Dalida, avaient déjà ouvert la voie, mais avec moins de ténacité) et la femme-objet. Tout dans sa fantasmagorie renvoie aux poupées désarticulées, aux vierges violées, à la femme-enfant perdue ou folle, qui se cache et se venge d’avoir subi la perte de son innocence (c. f. « Allan », « Plus grandir », « C’est une belle Journée », « L’Âme-stram-gram », « Sans Contrefaçon », « La Poupée qui fait non », « Optimistique-moi », « Comme j’ai mal », « Dans les rues de Londres », etc.).

 

 

Mylène Farmer est une personne qui donne l’impression de vivre dans un monde irréel – elle dira « un paradis inanimé » –, aérien, atemporel, éternel, tels les pantins d’un magasin de jouets ou les personnes violées amnésiques. Avec elle, on oscille entre la magie et l’horreur, les paillettes et la boue, le conte et les milieux despotiques, le kitsch et camp. Autrement dit, on est plongé dans l’univers du viol dénié. Comme toutes les divas qui plaisent aux personnes homos, Farmer est la reine du mélodrame, la fausse vierge effarouchée, la Drama Queen qui va rejouer inlassablement la scène du viol en laissant au spectateur le choix de savoir s’il est vrai ou faux. La Mylène-personnage cinématographique symbolise le fantasme de viol à elle toute seule (je vous renvoie aux chansons abordant explicitement le viol dans son œuvre : « Plus grandir », « Ange parle-moi », « L’Annonciation », « Comme j’ai mal », « Beyond my control », « Libertine », « Je te rends ton amour », etc.). Elle incarne la féminité sensuelle, dangereuse et vengeresse, à laquelle la majorité des personnes homosexuelles s’identifient (à différents degrés bien sûr), la femme cinématographique violée qui revient à la charge pour détruire ceux qui ont/auraient abusé d’elle : pensez au fouet de la sentence qui se retourne élégamment dans le clip « Pourvu qu’elles soient douces », à la prostituée qui tue son mac dans « California », à la jumelle venant venger sa sœur dans « L’Âme-stram-gram », à la femme-Frankenstein de « Dégénération » qui, après avoir été réifiée et disséquée, se réveille pour manipuler ses bourreaux ; etc..

 

 

À ce propos, le courant anti-Mylènefarmermania, particulièrement vivace dans le milieu qui l’a pourtant choisie comme reine, n’est pas du tout étranger au fait que la chanteuse soit l’hyperbole du désir de viol de la communauté homosexuelle. Les paradoxes de l’idolâtrie sont là, étranges et risibles… On trouve peu de personnes homosexuelles qui aiment réellement Mylène Farmer : soit elles l’adorent, soit elles la conspuent impitoyablement, mais peu l’apprécient tel qu’elle est vraiment, car au fond elles ont du mal à dissocier la personne humaine du personnage qu’elle joue (Mylène Gautier est d’ailleurs un peu responsable de cet amalgame). Ceci dit, j’ai beau voir les critiques formulées à l’encontre de Mylène Farmer comme des constats parfois avérés (on peut en effet lui reprocher la noirceur systématique de ses propos, ses provocations « sulfureuses » et « blasphématoires » puériles, sa reprise peu inventive des clichés libertins de bas étage, le lien lassant qu’elle fait entre amour-mort-sexe, son manque de voix, ses mélodies simplistes, infantilisantes, ou surchargées de chœurs et de violons, la préciosité et la sophistication des paroles de ses chansons allant jusqu’à l’inintelligible ou l’humour potache scatologico-pornographique, sa tendance à l’émotionnel frisant la sensiblerie et le narcissisme de l’artiste qui passe son temps à se regarder dans sa glace, ses appétits vénaux ; etc.), l’essentiel, à mon avis, réside dans le fait que les réactions épidermiques envers Mylène Farmer s’originent avant tout dans une homophobie latente et primaire (se dire contre la chanteuse, cela revient à s’acheter une conscience, à se dire « homo hors milieu », et se protéger de la soi-disant « superficialité typiquement homosexuelle »), et d’autre part un refus de réfléchir sur le sens profond du désir homosexuel ainsi que sur les liens existant entre le viol et celui-ci. Les passions haineuses que déchaîne Mylène Farmer prouvent que beaucoup de personnes homosexuelles, contrairement à ce qu’elles croient, ne se sont pas réconciliées avec leur propre désir homosexuel et ses ambiguïtés, mais également qu’elles confondent la fiction et la réalité : Mylène, en vrai, n’est pas une déesse qui vole dans les airs (si si, je vous assure…), ni un dangereux virus qui va les contaminer, les « outer », et les transformer en pédés superficiels au Q. I. de poule. C’est une femme… comme vous et moi ;-).


[1] Jean-Louis Murat en parlant du tournage du vidéo-clip de la chanson « Regrets », dans Annie & Bernard Réval, Mylène Farmer : de Chair et de Sang, Editions France-Empire, 2005.

[2] Mylène Farmer citée dans Philippe Séguy, Ainsi soit-elle, Éd. Taillandier, 1991.

 

On n’a rien compris à l’homophobie

On n’a rien compris à l’homophobie

 

 

Actuellement, la nouvelle marotte du militantisme homosexuel et de la société française gay friendly toute entière concernant l’homosexualité, c’est la LUTTE CONTRE L’HOMOPHOBIE. On nous force à la reprendre tous en chœur (… et malheur à celui qui la critique et qui n’y est pas sensible !) : « Les homosexuels sont victimes d’homophobie, en particuliers les jeunes adolescents. Il faut accepter les homosexuels ! C’est bien ! Ils ont le droit d’être qui ils sont et de s’aimer ! Et tous ceux qui n’acceptent pas cela sont des intolérants ! » La lutte contre l’homophobie a même fini par supplanter dans les discours la défense de l’identité gay/lesbienne, des amours homosexuelles, de l’homoparentalité, et y compris la lutte contre le Sida. On commence à voir défiler un peu partout depuis plus d’un mois sur les sites communautaires homosexuels ce flyer annonçant l’arrivée d’un événement intersidéral sans précédent : « Participez ! Cette journée VOUS appartient ! 17 mai 2009 : L’Homosexualité n’a pas de frontières. » Non non, ce n’est pas la bande-annonce pour le nouveau film « Star Trek »… C’est juste l’affiche créée à l’occasion de la prochaine Journée Internationale contre l’Homophobie ! Chouette ! Avec nos Marches des Fiertés, ça nous fait encore un autre rendez-vous annuel de plus dans le calendrier consacré à l’homosexualité ! On en a de la chance ! (… Mais dites-moi, est-ce qu’on n’est pas en train d’en faire un peu trop…. ?)

 

 

Je me trouvais à la représentation de Ma Double Vie de Stéphane Mitchell, à la Mairie du 3ème Arrondissement à Paris, le 15 avril dernier, dans le cadre de l’inauguration officielle du 3ème Festival parisien de Théâtre gay et lesbien au théâtre Côté Court. Cette pièce gentillette, jouée par une vingtaine d’adolescents tous aussi courageux et bien-intentionnés les uns que les autres, a été ovationnée à la fin par une salle enthousiaste qui a acquiescé aux mots pleins de verve et poignants du metteur en scène Anouchka Chenevard Sommaruga sur « l’urgence qu’il y avait à faire qu’une œuvre théâtrale aussi engagée et efficace que celle-ci circule dans un maximum de collèges et de lycées pour faire en sorte qu’enfin le massacre perpétré par cette monstrueuse homophobie (rappelez-vous les suicides des jeunes adolescents homosexuels…) s’achève une bonne fois pour toutes ! (merci, MERCI du fond du cœur, merci, MERCI du fond du cœur, merci, MERCI du fond du cœur, merci, MERCI du fond du cœur,…) » (Rideau) Résultat des courses : on croit et on nous fait croire que le simple fait de « parler d’homophobie » (sans même l’expliquer) et d’afficher qu’on est « contre » (sans expliquer non plus pourquoi), c’est ça le vrai et juste engagement. On nous fait croire que ce qu’on vient d’entendre, ça aborde à fond le sujet de l’homophobie… alors qu’en réalité cette pièce ne traite pas du tout des causes profondes de l’homophobie et n’est pétrie que de « bonnes intentions ». Mais sur quelle planète vivons-nous ? Les Bisounours ? Star Trek ? (… les deux, peut-être ? ;-)…) Qu’a-t-on compris de ce qu’est réellement l’homophobie ? de ses mécanismes ? Comment pouvons-nous, en applaudissant ce genre d’œuvres artistiques au message plat, comme l’immense majorité des discours anti-homophobie d’ailleurs, prétendre avancer réellement dans la lutte contre la réelle homophobie, celle qui ne vient pas justement « que des autres » mais qui se situe au cœur de notre propre désir homosexuel ?

Cette pièce, même si elle a le petit mérite de présenter l’homophobie comme un phénomène « mauvais » et « à combattre » – en plus d’informer et de sensibiliser (le militantisme homosexuel actuel raffole de ces deux mots : « sensibilisation » et « prévention »…) –, ne donne aucune piste sur les « pourquoi, comment, et contre quoi lutter », dans sa manière de simplifier le problème en ne cherchant pas à expliquer concrètement les choses autrement que par des arguments on ne peut plus simplistes sur ce qu’est l’homosexualité (« On naît comme ça, un point c’est tout ; on le choisit pas. L’homosexualité, c’est le nom donné à l’attirance amoureuse entre deux personnes de même sexe, et rien d’autre. ») et sur ce qu’est l’homophobie (« L’homophobie, c’est le rejet envers les personnes homosexuelles exercé par d’« intolérables Intolérants ». » – Je cite – ). En soi, « faire connaître l’homophobie » pour « faire connaître l’homophobie », sans donner l’explication qui va derrière – pire : en interdisant l’explication qui va avec (je vous renvoie au cortège de caricatures parentales de la fin du spectacle, ou bien au listing de toutes les plus grossières remarques étiquetées « classiquement homophobes » qui émaillent le texte de la pièce) –, sans dépasser le terrain de la bonne intention, n’est-ce pas une démarche inconsciemment homophobe ? Prévenir agressivement sans éduquer, cela ne revient-il pas au final à « pisser dans un violon », ou pire, à appeler à soi l’agression ? Je crois paradoxalement que oui. Ce n’est pas en taxant tous les opposants et indifférents aux causes homosexuelles d’« intolérable Intolérants » qu’on attire la sympathie et la compassion, et qu’on ouvre des espaces de dialogue avec nos soi-disant « ennemis ». Ce n’est pas non plus en chantant que l’amour homosexuel c’est merveilleux (hum hum… de quoi et de qui parle-t-on au juste ? du MERVEILLEUX couple formé par Verlaine et Rimbaud, cité généreusement comme exemple d’« amour homosexuel » dans la chanson-phare de Ma Double Vie ???…) – et que si ça ne l’est toujours pas, c’est uniquement à cause « des autres et de la société » et surtout jamais de la faute des personnes homosexuelles elles-mêmes –, qu’on comprendra vraiment les enjeux sociaux réels de l’homophobie. Et ce n’est pas en énonçant main dans la main, toutes générations et sexualités confondues (« hommes, femmes, homos, hétéros, bis, trans, qu’est-ce qu’on s’en fout, d’ailleurs… On est tous des anges asexués queer, non ? ») que « Tout le monde Il est gentil, que la diversité c’est magnifique et que ça doit l’être obligatoirement pour tous », qu’on fera avancer les mentalités sur l’homosexualité. Que reste-t-il de la lutte concrète contre l’homophobie et les discriminations humaines si ce combat se réduit en slogan publicitaire gay friendly manichéen « Alors, POUR ou CONTRE l’homophobie ? NOUS, ON EST CONTRE ! (… parce que l’homophobie, c’est MAL… Et même qu’on sait même pas pourquoi, d’abord… Et on emmerde tous ceux qui sont POUR parce que ce ne sont que des méchants homophobes !) » ?

 

 

J’ai toujours été convaincu que le détonateur de tout type de violence humaine était l’ignorance. Moins on s’intéresse au savoir et à la Réalité, moins on s’ouvre concrètement à soi-même et aux autres : on observe alors l’Humanité de loin, avec des lunettes déformantes, et on perçoit les différences qu’Elle nous offre comme des dangers à détruire, sans avoir cherché à expliquer combien infondées étaient nos peurs, nos caricatures, et notre haine à son encontre. La promotion du déni et de l’ignorance, le refus d’expliquer calmement les choses et de se regarder soi-même en vérité avant d’extérioriser systématiquement sur « les autres » les problèmes dans un processus d’auto-victimisation redoutable, ce sont des attitudes qu’il nous est très facile d’observer au sein de la communauté homosexuelle actuelle, que celle-ci se dise « intra » ou « hors-milieu » d’ailleurs. C’est la raison pour laquelle le monde homosexuel est en train de se gorger de violence en ce moment, tant intérieurement qu’extérieurement. Sale temps pour les personnes homosexuelles, qui, en acceptant cette violence sans broncher et sans l’expliquer, sont en train de préparer de beaux jours à l’homophobie ambiante autour d’elles…

 

Maintenant, pour faire avancer un peu les débats sur l’homophobie, je vous propose d’essayer de réfléchir ensemble sur ce qu’est réellement l’homophobie, puisque ceux qui utilisent à tue-tête et à toutes les sauces ce mot passe-partout n’ont même pas cherché à le comprendre vraiment.

 

La communauté homosexuelle traque l’homophobie sans même s’être interrogée sur le sens étymologique du terme. Celui-ci ne désigne pas la phobie de l’homosexualité, ni de « l’homosexuel », ni des personnes homosexuelles, mais bien du même (homo veut dire « même » en grec)[1]. « L’homophobie exprime une inquiétude face à l’autre indiscernable, équivoque, et dont les pratiques sont un peu les miennes. »[2] Elle n’est qu’une haine de soi se traduisant parfois par une agression opérée sur les Hommes reconnus comme jumeaux de fantasmes (parfois actualisés). C’est sûrement ce qui fait dire aux personnages homosexuels du film « Les Garçons de la Bande » (1972) de William Friedkin : « Si seulement nous pouvions ne pas nous haïr autant… C’est ça notre drame. » C’est une réalité difficilement audible dans nos sociétés contemporaines, mais qui s’impose à nous dans les faits : toutes les personnes homophobes sont homosexuelles, et les personnes homosexuelles, très souvent homophobes. Cela se vérifie fréquemment dans les œuvres de fiction – le personnage persécutant le ou les homosexuel(s) se trouve être au final homosexuel lui aussi –, et parfois dans les faits. « À 16 ans, je cassais la gueule aux pédés. À 20 ans, je couchais avec. »[3] Par expérience, on découvre à maintes reprises que ceux qui traitent les personnes homosexuelles d’« obsédés, de malades, de pervers, de détraqués »[4] sont à la fois homophobes et homosexuels. Il faut s’y faire au départ, mais une fois qu’on a compris cela, beaucoup de choses sur les mécanismes de la violence s’éclairent par la suite. Les individus homophobes sont finalement ceux qui reprochent aux personnes homosexuelles d’être homosexuels eux-mêmes. La personne homophobe et la personne homosexuelle se ressemblent dans la peur de leur ressemblance, et ne supportent pas de se renvoyer l’un à l’autre leur désir mutuel de mort. Les individus homophobes ont toujours d’excellents amis homosexuels, connaissent très bien le « milieu », disent ouvertement qu’ils ne sont pas homophobes/homosexuels, semblent trop au courant des pratiques homosexuelles et des blagues sur les pédés pour ne pas « en être ». L’Homme qui rejette l’homosexualité pour en faire une espèce humaine à part entière qui serait tout à fait lui ou pas du tout lui est le même qui, en croyant s’en débarrasser, l’intériorise.

 

Qui oblige les personnes homosexuelles à se cloîtrer dans la clandestinité ? Bien avant que ce soit « la société » qui les y ait contraints, c’est un mode de vie qu’elles ont elles-mêmes choisi. Qui pratiquent les sinistres outing ? Sûrement pas prioritairement « les hétéros homophobes ». Ceux qui outent les personnes homosexuelles sont les individus qui côtoient leurs bars, leurs réseaux Internet, leurs cercles amicaux ou amoureux, donc des personnes homosexuelles aussi. Qui critique le plus la visibilité homosexuelle à la télévision ou à la Gay Pride ? Qui empêche la communauté homosexuelle de se faire une place confortable dans la société et d’être forte ? Ses propres membres. « Comment y aurait-il un pouvoir gay ? Ils se détestent tous ! » ironise Frédéric Mitterrand[5]. Ceux qui défendent la cause homosexuelle dans les media s’étonnent que les seules lettres d’insultes qu’ils reçoivent proviennent presque exclusivement de leurs frères communautaires : « Je ne pensais pas qu’il y avait autant d’intolérance chez les homos. Ils se plaignent à longueur de journée de ne pas avoir tel ou tel droit et ils ne sont même pas unis entre eux. (…) Les seuls papiers méchants que j’ai eus dans la presse, c’était dans la presse gay. Quand je suis sorti de ‘La Ferme’, j’ai eu 10000 lettres de fans, et six lettres d’insultes qui venaient toutes de gays. »[6] ; « Curieusement, du côté hétérosexuel, je n’ai jamais eu d’ennemis. Évidemment, il existe toujours quelques vrais conservateurs. Mais mes pires ennemis, je me les suis fait parmi les homos. »[7] ; « Sache qu’on ne m’a pas classé dans une catégorie après mon passage à la télé. Certes, je suis l’homo de service à mon boulot et c’est pour rire que mes collègues balancent des blagues sur les pédés. Mais les gens veulent me connaître pour mes qualités et mes défauts, pas pour mon homosexualité. Ce qui est amusant, c’est que ce sont les homos qui me caricaturent en s’imaginant que j’aime les mêmes choses que les folles, qui fréquentent le milieu. Les homos sont intolérants. »[8]

 

 

Actuellement, les gens ne voient dans la figure de la personne homophobe que l’individu gay frustré, honteux, « follophobe », tristounet, frigide. Ils oublient d’inclure dans le portrait toutes les personnes homosexuelles « assumées », extraverties, tout sourire. Par exemple, certains sujets homosexuels se plaisent à imaginer qu’« il n’y a pas plus lesbophobe qu’une lesbienne qui s’ignore »[9]. Qu’ils se détrompent. Il y a tout aussi lesbophobe qu’une femme lesbienne refoulée : une femme lesbienne qui croit se connaître par cœur et qui, du fait de s’étiqueter éternellement lesbienne, refuse de reconnaître qu’elle puisse un jour devenir lesbophobe. On observe à bien des occasions des personnes homosexuelles, jouant en temps normal les grandes tapettes ou les militants de la première heure, se métamorphoser sans crier gare en brutes épaisses détestant leur communauté d’adoption. Bien des personnes homosexuelles, en disant qu’elles s’assument à 100 % en tant qu’« homos », rejoignent dans l’extrême les personnes homophobes qui nient en bloc leur homosexualité, puisqu’elles aussi essentialisent le désir homosexuel, se caricaturent, se figent en objet, et donc refoulent qui elles sont profondément. S’il arrive exceptionnellement que certaines personnes homosexuelles reconnaissent que leur désir homosexuel est en partie homophobe, c’est pour mieux se donner l’illusion que depuis leur merveilleuse conversion à la « cause gay », elles s’assument pleinement en tant qu’homosexuelles et que la triste page de leur passé homophobe est déjà bel et bien tournée. S’avouer « ex-homophobe », cela revient pour elles à combattre l’homophobie et à montrer patte blanche. Mais derrière la personne homosexuelle et agressivement fière de l’être se cache souvent une personne (ex)homophobe convaincue, qui affirme haut et fort que l’homosexualité est quelque chose de monstrueux ou de génial : cela dépend des époques, du sens du vent, et des caprices de son désir homosexuel.

 

Pourquoi une personne à l’homosexualité latente ou au contraire à l’homosexualité clairement déclarée en arrive-t-elle à devenir homophobe ? Voilà une question dont je n’ai pas encore percé tous les mystères. Ce que je peux dire, c’est déjà que ce surprenant turn-over s’explique surtout, je crois, par les ravages de la victimisation. En effet, la cristallisation de la victime en une étiquette béate, inoffensive, ou caricaturale, comporte deux risques majeurs : la fixation sur le statut de victime – encourageant dans la réalité concrète à la victimisation, à la substitution aux vraies victimes, et à la déresponsabilisation –, ou sur celui de bourreau – incitant à la diabolisation, à la déshumanisation des despotes, et aussi à la démobilisation. En effet, autant personne ne peut et ne doit assurer qu’une victime deviendra systématiquement bourreau, autant il ne faut pas perdre de vue qu’historiquement parlant tout bourreau a été jadis victime, soit concrètement, soit du fait de s’être convaincu par l’image et le fantasme qu’un martyr n’imitera jamais son oppresseur. Les personnes homosexuelles, comme tous les êtres humains, peuvent devenir ces « agneaux carnivores » dépeints par Agustín Gómez Arcos, c’est-à-dire des boucs émissaires qui se transforment en despotes parce qu’elles tiennent beaucoup plus à leur déguisement blanc tâché d’un sang réel ou fantasmé qu’à la justice en actes. « La terrible leçon du siècle, c’est ce retournement qui transforme les opprimés, une fois arrivés au pouvoir, en dictateurs. Les persécutés ont perdu leur innocence, ceux-là mêmes dont on attendait justice et rédemption ont fondé d’autres despotismes, d’autant plus redoutables qu’ils s’édifient sous les hospices de la liberté et de la justice. »[10]

 

Bien souvent, les personnes homosexuelles préfèrent se rêver innocentes colombes à l’abri de la faute plutôt que de voir qu’elles sont des êtres humains libres et en (défaillante !) évolution. Afin de s’assigner un destin grandiose de martyr, certaines vont se créer une identité d’éternelles victimes par l’intermédiaire de la diabolisation d’un ennemi « homophobe » décrit comme imbattable et humainement incarné.

 

Pour beaucoup d’entre elles, l’homophobie constitue une réalité indiscutable. Elle leur paraît d’autant plus vraie et perverse qu’elle est fantasmée et difficilement démontrable. Certaines qualifient – avec des guillemets pour « diaboliser sans paraître diabolisateur » – l’homophobie comme le « mal » suprême[11]. « La chose qu’on combat est abominable » dira Michel Foucault[12]. Les victimes de l’homophobie qu’elles recensent sont surtout des individus dont la mort est bizarrement plongée dans un mystère total. C’est pourquoi elles affectionnent particulièrement les suicides ou les crimes non-élucidés. L’issue des enquêtes judiciaires les intéresse peu. Ce qu’elles aiment, c’est la bonne vieille montée d’adrénaline et le plaisir de se scandaliser entre elles contre la monstrueuse homophobie afin de se délester de tous leurs problèmes personnels.

 

Se chevauche à leur mépris minorant de l’ennemi homophobe une sur-évaluation de sa puissance. À les entendre, le champ de leurs ennemis n’arrête pas de s’étendre. Hétérosexuels, bourgeois, religieux (surtout catholiques), scientifiques, politiciens (prioritairement de droite), familles, intellectuels… tout se mélange dans leur tête pour ne former qu’une unique pieuvre diabolique aux mille tentacules méconnaissables. Elles créent des mariages consanguins monstrueux, soit entre leurs supposés adversaires (« l’homophobe » et « l’hétérosexuel » par exemple, « le bourgeois » et « le catholique », « le scientifique » et « le prêtre »[13], etc.), soit entre eux et elles : l’Homme homophobe se trouverait aussi là parmi elles, dans leurs cercles d’amis, chez ceux qu’elles côtoient tous les jours et qui les « tolèrent sans les reconnaître », dans le rang des indifférents, des sympathisants, et même des ignorants, qui par leur aveuglement, rentreraient sans le savoir dans le jeu de l’homophobie sociale subtilement intériorisée.

 

Tandis qu’elles nourrissent le rêve de sa disparition complète, elles veulent la bête homophobe increvable. Il est fréquent qu’elles grossissent en image les agressions dont leurs héros homos pâtissent, en sombrant s’il le faut dans le scabreux et l’odieux[14]. En suivant leur élan manichéen, elles se mettent à transformer leurs opposants en terribles « monstres »[15] qui les cerneraient de tous côtés. C’est pourquoi la traque à l’homophobie demanderait un « travail constant exigeant une attention sans faille »[16], mais aussi – et voilà le paradoxe – une nécessaire défaite, un « constat d’impuissance »[17]. Elles s’offrent à l’ennemi homophobe en holocauste comme si elles étaient ses jouets. À les entendre, l’homophobie possèderait une invincible puissance. Elle s’adresserait à une « personnalité nécessairement inférieure »[18] (comprendre « elles-mêmes » !) qui n’aurait même pas le choix de la passivité. Pour mériter son titre de héros homosexuel, il faut être traîné dans la boue, être injustement incarcéré, vivre dans l’hémisphère Sud sous un régime totalitaire, ou bien mourir prématurément à cause du Sida ou d’une cruelle injustice contre laquelle la volonté humaine ne pourrait absolument rien.

 

 

Beaucoup de personnes homosexuelles éprouvent une sorte de « fierté paradoxale »[19] à revendiquer violemment les injures dont la société les affublerait. Le renversement du stigmate en orgueil, dont la Marche des Fiertés contemporaine ou bien les provocations des décadents du XIXe siècle se veulent les audacieuses manifestations, n’est en réalité qu’une auto-stigmatisation, une soumission rebelle à une image négative d’elles-mêmes à laquelle elles ont donné crédit tout en la jugeant ridiculement fausse. Elles réagissent comme Benigno dans le film « Parle avec elle » (2001) de Pedro Almodóvar : « Je suis un psychopathe ?!? Et bien, j’agirai comme un psychopathe ! » Elles prennent leurs agresseurs « au pied de la lettre »[20] en se lançant l’impossible défi d’incarner à elles seules l’injure, mais cette fois puissance dix. « Si nous sommes ce que vous dites, soyons-le, et si vous voulez savoir ce que nous sommes, nous vous le dirons nous-mêmes mieux que vous ! »[21] Mais dans le fait de penser qu’elles peuvent piéger leur ennemi à son propre filet, elles sous-entendent qu’elles croient plus en l’efficacité de son jeu qu’en la force du leur. Elles n’ont pas compris la règle d’or pour la réussite d’un combat pour le Bien : ne jamais utiliser des méthodes contraires au but bénéfique que l’on s’est fixé, ni les mauvaises armes de l’adversaire, même si l’épée de ce dernier tranche apparemment très bien à l’image et dans l’instant.

 

Beaucoup de personnes homosexuelles se scandalisent trop systématiquement quand on les suspecte/suspecterait d’être monstrueuses pour ne pas valider les croyances mensongères qui pèsent/pèseraient sur elles. Par exemple, certaines finissent par revendiquer le port des emblèmes aliénants, tel que le triangle rose, qui fit jadis l’aliénation de nombreux individus homosexuels dont elles n’ont pourtant pas connu la tragique destinée. La décadence est souvent vue par elles comme une manière de revivre leurs fantasmes d’innocence en négatif. Elles ont la fâcheuse coutume d’associer dans leurs propres fictions les personnages homosexuels à des criminels voués à une mort atroce, à des malades mentaux, à des pestiférés, bref, à tous les clichés de « l’homosexualité noire », et ont du mal à s’avouer qu’elles se trouvent monstrueuses étant donné que leur complexe d’infériorité est enrubanné d’une carcasse de suffisance auto-parodique ou volontairement désespérée. Ce qui est difficile à comprendre, c’est qu’elles croient simultanément être des monstres et des victimes innocentes. Voilà le paradoxe de la victimisation : nous nous rabaissons pour nous élever ; et comme nous nous fions davantage à nos intentions qu’à nos actes, nous croyons nous élever, et nous sommes prêts à tout, même à l’humiliation volontaire, à la domination ou à la cruauté qui nous retirent notre identité de victime, pour être considérés comme des victimes.

Parce qu’elles s’imaginent que la souffrance fournit des passe-droits et qu’elle justifie tout, beaucoup de personnes homosexuelles se lancent dans une pathétique compétition au podium du malheur, aux côtés des autres Hommes qui souffriraient beaucoup moins qu’elles. Je souffre – ou je fais semblant d’être l’humain le plus souffrant de la Planète tandis que je nie ma souffrance réelle – donc j’existe. « Je suis content d’être le plus malade d’entre nous trois. Je crois que je ne supporterais pas d’être le moins malade. »[22] Par exemple, certaines femmes lesbiennes surveillent de près le moindre oubli d’attentions sexistes qui les confirment dans l’oppression machiste dont elles souffriraient. Il n’est pas question pour elles de gommer de l’ardoise une seule de leurs discriminations. Elles se croient rejetées à la fois en tant que femmes dans un monde soi-disant dirigé par les hommes, en tant qu’homosexuelles dans une société « hétérosexuelle », et en tant que lesbiennes dans le milieu majoritairement gay. Elles s’estiment pour cette raison au moins trois fois plus discriminées que les autres, si ce n’est plus quand elles s’identifient aux Noirs, aux enfants, aux ouvriers, aux prisonniers, aux morts, etc..

 

 

L’étiquette de victime n’est pas simplement défendue par des personnes homosexuelles. Maintenant, ces dernières ont de moins en moins besoin de tendre leur main (préalablement salie de suie) pour quémander des droits tant leurs « amis ‘hétérosexuels’ » sont disposés à miauler à leur place pour satisfaire leur propre narcissisme. C’est toujours l’argument de la solidarité envers les défavorisés, ou de la réparation pour tous les outrages historiques que la communauté homosexuelle a/aurait subis, qui revient. « Soyons généreux. Les homosexuels ont été persécutés pendant 2000 ans, ont eu le Sida. Ils ont lutté pour leurs droits. Donnons-leur leurs droits. »[23] Allez, un petit effort… « pour dépanner »…

 

Beaucoup de personnes homosexuelles rêvent secrètement d’être les ennemis n° 1 des personnes homophobes et des grandes dictatures qui salissent l’Histoire humaine. Or, navré de le leur apprendre, elles sont plutôt les ennemis-annexes quand cela chante aux dictateurs. Pour des raisons très simples : concrètement, la communauté homosexuelle est numériquement moins importante, donc moins dangereuse, que la majorité dite « hétérosexuelle » : elle ne constitue pas pour les dirigeants un enjeu géopolitique prioritaire, et est économiquement trop intéressante (tourisme sexuel, culture médiatique, etc.) pour que les régimes totalitaires la suppriment en priorité. Les individus homosexuels ne semblent constituer une cible des dictateurs que dans un climat de violence généralisée, quand déjà d’autres têtes sont tombées avant eux[24]. Ils ne sont en quelque sorte que des boucs émissaires en temps de vaches maigres. Le crime homophobe n’existe pas tout seul. Il vient en second lieu et s’explique par un contexte de conflit fratricide largement étendu à tous les membres d’une société[25]. De même, dans l’étiologie d’un suicide dit « homophobe » d’une personne homosexuelle, « souvent se superposent d’autres problèmes à celui de l’homophobie : deuils, séquelles d’abus sexuels, surconsommation de drogues, peines d’amour, etc. »[26]. Federico García Lorca a-t-il été assassiné pour son homosexualité ou pour ses sympathies républicaines ? Peut-être les deux, ou même pour 36 000 autres raisons : en temps de guerre civile où la folie meurtrière frappe tout le monde à l’aveuglette, comment le savoir ? Matthew Shepard a-t-il été torturé parce qu’il était homosexuel ou pour d’autres motifs (sa foi, sa belle gueule, son histoire personnelle, la jalousie ou la folie meurtrière de ses bourreaux, etc.) ? Pouvons-nous le savoir ? Sommes-nous habilités à trancher ? À mon avis, l’irrespect de la mémoire de ces hommes-martyrs se situe autant dans le refus de faire mémoire des crimes odieux dont ils ont été objectivement l’objet (peut-être en tant qu’« homosexuels », mais déjà en tant qu’Hommes !), que dans la quête effrénée de réponse par l’identitaire particulariste pour tirer la couverture à soi.

 

Aussi bizarre que cela puisse leur paraître, beaucoup de personnes homosexuelles désirent l’homophobie. Elles entretiennent avec elle un rapport ambigu d’attraction-répulsion. Elles sautent sur le premier exemple d’homophobie qui se présente à leurs yeux ou oreilles, comme si celle-ci avait le pouvoir de s’envoler, sans comprendre que leur précipitation est la preuve même, non que l’agression n’ait pas eu lieu, mais qu’elle a été grossie ou même provoquée en partie par elles. Elles désireraient tellement entendre le disque homophobe pour soupirer ou s’offusquer à chaque énormité qui serait prononcée qu’elles le devancent. L’argumentaire homophobe se doit d’être simplifié à l’extrême et ultra-stéréotypé. Elles veulent y retrouver toutes les phrases idiotes qu’elles ont elles-mêmes contribué à immortaliser en les apprenant par cœur (« Est-il vrai que dans un couple homo, il y en a toujours un qui fait l’homme et l’autre qui fait la femme? » ; « Pourquoi avez-vous choisi d’être homo ? » ; « Ne croyez-vous pas qu’il s’agit d’une passade ? » ; etc.). Mais c’est en général ainsi qu’elles cautionnent et donnent corps à la vraie homophobie : celle qu’elles couvrent par la caricature.

 

Elles louvoient avec les individus homophobes comme des frères homosexuels qu’ils sont en partie, dans l’ordre du fantasme. La personne homophobe, c’est justement celle qui utilise l’image des personnes homosexuelles à ses fins, qui est même prête à se la coller à elle-même s’il le faut, pour ensuite la détruire, et donc l’imiter en acte par iconoclastie[27]. Elle est donc bien la personne homosexuelle, ou son frère symbolique. Beaucoup de personnes homosexuelles sont irrésistiblement attirées vers l’ignominie homophobe : ce n’est pas sans raison que certains critiques parlent de l’« aspect sado-masochiste de leur relation avec l’hostilité homophobe de leur entourage »[28]. Elles préfèrent par exemple se focaliser sur les quelques slogans de la manifestation parisienne Anti-PaCS du 31 janvier 1999 qui les salissaient le plus injustement (« Pas de neveux pour les tantouzes ! », « Les homosexuels d’aujourd’hui sont les pédophiles de demain », et le fameux « Les pédés au bûcher ! ») plutôt que de voir qu’ils sont minoritaires et peu représentatifs de l’ensemble des résistances faites au PaCS. La diabolisation de l’action de l’ennemi dit surtout leur croyance en l’efficacité de son pouvoir sur elles. Si elles se sentent obligées de grossir la sottise homophobe, c’est non seulement parce qu’elles désirent diaboliser l’ennemi mais aussi parce qu’elles comptent inconsciemment se convaincre de sa puissance pour accroître leur « droit » de victimes à répliquer avec la même force et la même bêtise que celle qu’elles lui prêtent.

 

 

L’homophobie telle que beaucoup de personnes homosexuelles et hétérosexuelles se la représentent est majoritairement un mythe et une projection de fantasmes, car la véritable homophobie, c’est, je le crois de plus en plus parce que cela se vérifie relativement bien dans les faits, le désir homosexuel célébré/diabolisé, excessivement assumé/refoulé. Au niveau des désirs de réalités fantasmées, il peut exister une homophobie objective, mais dès lors qu’elle s’actualise, elle s’appelle tout simplement « violence humaine ». L’homophobie est un nom particularisé de la violence universelle, car celle-ci n’est jamais intégralement individualisable, n’appartient à aucune minorité humaine spécifique. En tant que telle, l’homophobie n’existe que d’être désirée. Certaines personnes homosexuelles soutiennent que depuis leur plus tendre enfance, elles se sont fait rejeter au collège parce qu’elles étaient homos. C’est parfois un fait… qu’elles se soient fait rejeter, je veux dire. Qu’elles se soient fait rejeter parce qu’elles étaient homos et uniquement pour cela, c’est une autre histoire ! Le meurtre ou l’agression sur une personne homosexuelle ne suffit pas à faire le crime homophobe, quelles que soient les motivations exprimées par ses commanditaires, ou les impressions ressenties par sa victime.

 

Beaucoup de personnes homosexuelles désirent l’homophobie bien plus qu’elles ne veulent bien l’avouer. Elles s’inventent des ennemis imaginaires, pensent que les regards des passants sont centrés sur elles (parce qu’elles-mêmes passent leur temps à se regarder le nombril !), lisent des moqueries là où il n’y en a pas forcément eu. Elles attribuent leur auto-jugement dépréciatif et paranoïaque sur les autres en moralisant leur « différence ». Par exemple, quand Pierre Cardon souligne à juste titre en ce qui concerne l’imagerie classique des personnes homosexuelles dans les media que « représenter un garçon efféminé n’est pas forcément donner une mauvaise image » de l’homme homosexuel[29], comme le pensent bon nombre de membres de la communauté homosexuelle, il pose la question de l’origine du regard homophobe qui ne vient pas seulement du soi-disant agresseur mais aussi de celui qui se rêve agressé.

 

La communauté homosexuelle fait tout un pataquès autour des attaques homophobes qu’elle subirait pour ne pas regarder le désir homosexuel en face. Notamment, certains individus n’arrêtent pas de parler du ravage des suicides au sein du « milieu ». Pour les quelques cas de tentatives de suicide de personnes homosexuelles connus, ils sont tous généralement autant explicables par des phénomènes sociaux exogènes (hostilité de l’environnement familial, pression sociale, échec scolaire, etc.) que par des facteurs endogènes (déceptions amoureuses homosexuelles, drames issus du « milieu » homosexuel, comportements aberrants des personnes homosexuelles entre elles, médiocrité de l’accompagnement amical gay, manque de sens trouvé dans un certain mode de vie homosexuel, dégoût de soi et du monde, état dépressif, consommation de substances psychoactives ou d’alcool, angoisses dues à une infection par le VIH, difficile transition vers le troisième âge, etc.). L’homophobie, je le répète, n’est et n’agit jamais seule. L’insistance sur le suicide de(s) jeunes adolescents gay vient autant des individus homophobes qui souhaitent morbidement faire des sujets homosexuels les Hommes les plus malheureux du monde que des personnes homosexuelles qui décrivent un fléau bien plus fantasmé que réel. Même si, juste avant de se donner la mort, certains ont prétendu expliquer leur acte suicidaire par le rejet social de leur orientation sexuelle afin de camoufler les nombreuses raisons étrangères à l’homosexualité qu’ils n’ont pas souhaité affronter de leur vivant, cela ne prouve en rien que l’homophobie ou la société soient les uniques causes du suicide chez les personnes homosexuelles. En général, la communauté homosexuelle se garde bien de livrer les réels motifs de la mort tragique de ses membres car ils ont autant à voir avec leurs histoires de cœur et l’oppression exercée sur les personnes homosexuelles par les personnes homosexuelles, qu’avec des persécutions sociales, même si les deux sont imparfaitement liées. Ce qui empêche les personnes homosexuelles de désigner l’ennemi homophobe, ce n’est pas seulement le voile de mystère entourant l’acte homophobe : c’est surtout la découverte que les principaux ennemis des personnes homosexuelles, ce sont elles-mêmes. La plupart des personnes homosexuelles qui se font assassiner le sont par leurs pairs ou leurs partenaires amoureux. Si les anciennes dictatures traditionnellement connues comme telles maquillaient les meurtres en suicides, la nouvelle dictature homosexuelle, quant à elle, maquille les suicides en meurtres, et les règlements de compte entre communautaires en assassinats venus de l’extérieur. Ce n’est guère mieux…

 

Nous aurons, je crois, fait le premier grand pas contre l’homophobie le jour où nous comprendrons que, plus l’homosexualité sera tolérée socialement en tant qu’identité éternelle/idéal d’amour d’une part, et en tant que négatif parfait de l’homophobie d’autre part, plus la vraie homophobie s’accentuera. Non seulement les individus dits « hétéros » ne veulent aucun mal aux personnes homosexuelles, mais en plus de cela, à force de vouloir leur bonheur, l’écrivent parfois à leur place en ignorant totalement ce qu’elles vivent. C’est peut-être là leur seule homophobie : l’ignorance et l’indifférence sous couvert de respect des différences.

 

Nous, en tant que personnes homosexuelles mais tout d’abord en tant que personnes humaines, devons dès maintenant proposer à notre société une vraie réflexion sur la signification sociale du désir homosexuel pour sortir des faux débats (« À qui la faute ? » « POUR ou CONTRE ? ») qui entourent, cachent, et alimentent l’homophobie.

 


 

[1] Michel Schneider dit même que le terme « homophobie » est un contre-sens, et que, pour être exact, il vaudrait mieux parler de « phobie de l’homosexualité » ou « homosexualophobie » (Michel Schneider, La Confusion des Sexes, Éd. Flammarion, Paris, 2007, p. 39). Mais, quand bien même il ait raison, je préfère garder la signifiance de l’erreur de définition de l’« homosexualophobie », si éclairante pour comprendre le « phénomène miroir » de la haine.

[2] Frédéric Martel, Le Rose et le Noir, Éd. Seuil, Paris, 1996, p. 444.

[3] Jacques Nolot dans son film « La Chatte à deux Têtes » (2002).

[4] Sébastien, Ne deviens pas gay, tu finiras triste, Éd. François-Xavier de Guibert, Paris, 1998, p. 60.

[5] Frédéric Mitterrand interviewé dans « Y a-t-il une Culture gay ? », revue TÉLÉRAMA, n° 2893, le 22 juin 2005, p. 18.

[6] Vincent McDoom dans le magazine Egéries, n° 1, décembre 2004/janvier 2005, pp. 52-55.

[7] Rosa Von Praunheim dans le documentaire « 68, Faites l’amour et recommencez ! » (2008) de Sabine Stadtmueller.

[8] Extrait d’une lettre de Jérôme, un invité de l’émission « Jour après Jour » (France 2) de novembre 2000, écrite en 2001.

[9] Marie-Jo Bonnet, Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?, Éd. Odile Jacob, Paris, 2004, p. 15.

[10] Pascal Bruckner, La Tentation de l’Innocence, Éd. Grasset, Paris, 1995, p. 192.

[11] Mathieu André-Simonet, « Discrimination », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, Éd. PUF, Paris, 2003, p. 134.

[12] Michel Foucault, « Préface » de L’Anti-Œdipe, dans Dits et Écrits II, 1976-1988, Éd. Quarto Gallimard, Paris, 2001, p. 136.

[13] Ce dernier est actuellement considéré comme le summum de la perversion : la profonde aversion que suscite chez certains militants homosexuels la double casquette de « prêtre-psychanalyste » de Tony Anatrella suffit à le montrer…

[14] Je vous renvoie à l’allusion aux « films chocs » dans le paragraphe « L’extériorisation des problèmes conjugaux » du chapitre III de mon essai Homosexualité intime.

[15] Éric Fassin, « Mariage », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 277.

[16] Philippe Mangeot, « Discrétion/Placard », Idem, p. 130.

[17] Jean-Michel Rousseau, « Associations », Idem, p. 54.

[18] Daniel Borrillo et Thomas Formond, « Injure », Idem, p. 235.

[19] Sébastien Chauvin, « Honte », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 226.

[20] Michel Foucault, « Non au Sexe roi », dans Dits et Écrits II, op. cit., p. 260.

[21] Idem.

[22] Hervé Guibert en parlant du Sida, dans Le Mausolée des Amants, Journal 1976-1991, Éd. Gallimard, Paris, 2001, p. 500.

[23] Élisabeth Roudinesco dans l’émission « Culture et Dépendances », France 3, le 9 juin 2004.

[24] Sandra Boehringer, Thierry Eloi, Flora Leroy-Forgeot, « Italie », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 250.; ainsi que l’article « Le Soleil Wilde » d’Anne-Sylvie Homassel, dans Magazine littéraire, n° 343, Paris, mai 1996, p. 30.

[25] Par exemple le documentaire « Au-delà de la Haine » (2006) d’Olivier Meyrou montre bien que le meurtre de François Chenu à Reims perpétré par trois skinheads n’a rien d’homophobe puisque ces mêmes criminels s’étaient auparavant attaqués à des Arabes. L’agression ou le meurtre homophobe n’est jamais que l’illustration d’une intolérance aux différences universelles, et non uniquement à la « différence homosexuelle ». Plutôt que d’homophobie, il serait plus judicieux de parler de « sexophobie ».

[26] Michel Dorais, Mort ou Fif, VLB éditeur, Québec, 2001, p. 87.

[27] Le mécanisme de l’homophobie est particulièrement bien illustré par Frédéric Mitterrand dans son autobiographie La Mauvaise Vie (2005), quand il explique comment lui – et d’autres célébrités telles que Pier Paolo Pasolini, ou Ramón Novarro – en sont arrivées à être persécutées et même tuées par des amants homosexuels avec qui elles avaient été trop maternelles : « Les plus graves menaces surgissent quand on est trop gentil ; le garçon est troublé, il s’expose à éprouver de la sympathie, il ne peut plus mépriser commodément. Si sa nature est franchement mauvaise, il peut prendre peur, s’enrager et devenir incontrôlable avec des pulsions de meurtre pour se débarrasser du gêneur qui a bousculé son équilibre et ses habitudes. (…) Des Pelosi  la grenouille, j’en ai croisé pas mal dans des endroits glauques à Paris. » (Frédéric Mitterrand, La Mauvaise Vie, Éd. Robert Laffont, Paris, 2005, p. 163) ; « Je sais que je ne suis pas le seul à être hanté par ce crime et par tout ce qu’il laisse supposer. » (Idem, p. 164) Ce sont ces pages qui devraient circuler dans les établissements scolaires pour la lutte contre l’homophobie ! La vraie homophobie, ce n’est pas uniquement être trop méchant envers les individus homosexuels : c’est aussi être trop gentil. C’est pourquoi une société gay friendly et relativiste constitue une menace pour la communauté homosexuelle.

[28] Gian-Luigi Simonetti, « Pier Paolo Pasolini », dans Didier Éribon, Dictionnaire des Cultures gays et lesbiennes, Éd. Larousse, Montréal, 2003, p. 306.

[29] Patrick Cardon, « Caricature », dans Louis-Georges Tin, Dictionnaire de l’Homophobie, op. cit., p. 75.

 

Dictionnaire des Codes homosexuels (décembre 2008)

 

Dictionnaires des codes homos
 
 

Description : Le Dictionnaire des Codes homosexuels est sorti en décembre 2008, aux Éditions L’Harmattan. Il accompagne les deux tomes d’essais Homosexualité intime et Homosexualité sociale, publiés à la même époque. Il se compose de 324 pages, est vendu 30.88 euro. Il est en vente sur le site de l’Harmattan. Cependant, sa version actualisée et commentée, figurant uniquement sous un format virtuel sur ce site, n’a pas encore bénéficié d’une publication papier. Très prochainement, l’auteur va remplir sur le site de l’Araignée son Dictionnaire homosexuel.

 

Argumentaire : Le Dictionnaire des Codes homosexuels, répertoire unique en son genre, accompagne l’essai Le Couple homosexuel, par-delà le bien et le mal, et réunit les 186 symboles qui surgissent le plus souvent d’une œuvre homosexuelle à une autre (et parfois d’une vie de personne homosexuelle à une autre). Moins on a réfléchi sur la nature violente des désirs homosexuels et hétérosexuels, plus on en utilise et on en actualise sans le faire exprès. Moins on les tolère parce qu’on les trouve choquants, plus on risque de les transformer en faits ou en personnes qu’ils ne sont pas à l’origine. Ces codes homosexuels ne sont pas des réalités sur les homosexuels, mais uniquement des signes utilisés par un désir particulier, le désir homosexuel, qui cherche à se dire tout en se reniant lui-même.

 

Les Racines de la follophobie

 

Quand je me balade sur les sites de rencontres internet gay, je suis assez frappé de voir le nombre de fois où les annonces de profils précisent – plus ou mieux gentiment d’ailleurs – que « les folles » et « les efféminés » doivent débarrasser le plancher. Derrière ce type de propos, il faut comprendre : « Si je me case avec un homme qui ressemble à une nana, ou avec une de ses pétasses qui ‘fait milieu’, autant que je bascule hétéro tout de suite ! Moi, si je suis gay, c’est que je suis attiré par des mecs, des Vrais, des hommes virils ! J’ai pas du tout envie que mon couple devienne une parodie d’hétérosexualité ! ». On voit bien ici que le rejet des « folles » et la scission « milieu »/ « hors milieu » se font paradoxalement au nom de la défense de la pureté identitaire homosexuelle, d’une militance 100 % pro-gay, d’un soutien à la communauté homosexuelle… Quelle contradiction !

 

Alors la question qui se pose, c’est : Pourquoi tant de haine envers les personnes (homosexuelles) efféminées ? Qu’ont-elles fait de mal pour que le sobriquet « tapette » balancé sur une cour d’école soit fréquemment considéré comme la plus violente des insultes ? Pourquoi les individus homos ou hétéros, après avoir décerné la Palme de l’Humour aux « Grandes Folles » des cabarets télévisuels (« Quoi de plus désopilant qu’un spectacle de travesti ? » entend-on souvent…), après s’être roulés par terre de rire pour « La Cage aux Folles », finissent par traîner en procès pour « homophobie » leur incontournable Zaza (« Elle donne une image négative et caricaturale de l’homosexualité, qui nous dessert, NOUS, homosexuels ordinaires… »), par la conduire au bûcher, et par saluer les nouveaux modèles cinématographiques clean d’une homosexualité rangée et « intégrée socialement » – comprendre « une homosexualité invisible », voire « quasi hétérosexuelle » – ? (combien de fois a-t-on pu entendre à propos du film « Comme les autres » de Vincent Garenq, par exemple, le « bien fou » que procurait la vue du binôme Pascal Elbe/Lambert Wilson : « ENFIN on ne nous montre pas un couple homo composé de deux tantouzes Gay Pride, mais au contraire des homos NORMAUX, pas efféminés… » ?) Pourquoi ce sont généralement les personnes homosexuelles les plus machistes et les plus efféminées (« Il n’y a pas plus folles que les folles qui détestent les folles » déclare à juste raison Jacques Nolot dans son film « La Chatte à deux têtes »…) qui déchargent le plus violemment leur amertume agressive sur l’homme efféminé, cet être qui a pourtant été le petit garçon maniéré qu’ils ont été aussi, ce jeune homme militant des années 1950-60 qui fut le premier à s’assumer en tant qu’« homo » et à mener les combats pionniers pour leur future liberté de personnes homosexuelles, cet homme adulte qui travaillera jusqu’à la fin de sa vie à masquer son efféminement dans un engagement de couple où, dira-t-il, « aucun des deux membres ne fait l’homme ni la femme » ?

 

 

Pour répondre à ces questions, je me suis moi-même interrogé sur les sensations intérieures que me procurait la compagnie de mes amis gay les plus efféminés : un mélange de fascination, de lassitude, de tristesse, de révolte, d’amusement, et au final d’attendrissement. L’autre jour, en plein Paris, je me promenais précisément avec l’un d’entre eux – appelons-le Tristan. Tristan est un gars très maniéré, autant vestimentairement qu’au niveau des attitudes. Un peu artiste, chanteur et poète raté. Quand on le voit, on devine tout de suite son homosexualité latente. Il est très féminin. Non pas qu’il imite les vraies femmes ; mais il cherche constamment, dans son mode de vie, à reproduire, par anti-conformisme de principe, tous les traits de caractères misogynes de la femme cinématographique attribués à tort aux femmes réelles : la séduction manipulatrice, la vengeance doucereuse, la manigance cachée et esthétisée, l’émotion lacrymale travaillée, le caprice, le scandale, les cancans, la folie, l’hystérie, le viol, etc.. J’ai bien essayé d’intégrer Tristan à mes autres cercles amicaux ; je disais à mes connaissances : « Ne vous fiez pas à ses apparences de peste. Allez voir plus loin ! L’agression, ce n’est qu’un genre qu’il se donne pour se défendre et entrer en relation. Il se trouve beau comme ça, mais au fond, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il ne s’aime pas vraiment comme ça. »)… mais sans succès : ils le trouvaient tous unanimement insupportable. Pour ma part, je n’avais pas honte de me balader seul avec lui dans la rue, ni peur d’affronter les regards de mépris des passants qui nous associaient instinctivement à un couple homosexuel en voyant chez mon voisin le sac à main en bandoulière, la chemise exagérément échancrée, le pantalon ultra-moulant, les santiagues « de tapette », et le déhanché de mannequin « de-la-mort-qui-tue » (en quelques sortes, marcher dans la rue avec Tristan, c’est comme faire son coming out, voire subir un outing !). Mais mes amis ont fait preuve de moins de patience à son égard. Je les comprends un peu… même si je ne les justifie pas car ils se sont arrêtés au vernis, au lieu de considérer la Personne réelle qui se cache derrière une image outrancière et surchargée, vernis que Tristan assume à la fois complètement – cette féminité médiatique singée sur son corps d’homme, c’est selon lui le « must » de la grâce séduisante, du pouvoir, de la provocation, de son originalité, de son identité – et qu’il n’assume pas du tout – il sera le premier à me dire qu’il n’est pas efféminé et qu’il n’a rien à voir avec ces autres « folles du Marais » ! – : ce va-et-vient entre défense et déni de son propre efféminement, qui est objectivement le signe de son inconstance, de sa lâcheté, de son vide identitaire, de son désarroi existentiel, lui apparaîtra paradoxalement comme un jeu exceptionnel, un trait de génie. La trahison (aux autres, mais d’abord à lui-même), c’est, croit-il, sa nature profonde.

 

Pour être honnête, je peux concevoir qu’intellectuellement on puisse devenir follophobe (c’est-à-dire anti-folles). Je constate en effet que plus un garçon est efféminé à l’âge adulte (mais ça marche aussi pour une femme à apparence très masculine – comme quoi, pour moi, le problème n’est pas d’abord une affaire de « genre(s) » et d’« apparence sociale féminine/masculine » comme l’avancent lesQueer Studies, mais bien plus profondément de refus de son propre sexe de naissance : ce n’est pas tant l’efféminement que la haine qu’illustre le rejet de son sexe et le rejet des images sociales de celui-ci, qui fait violence), plus il devient insupportable à vivre, soumis aux objets et aux regards des autres, cynique, misogyne, immature, agressif, asocial, radin, caractériel, fourbe, menteur, faussement mélancolique/euphorique, capricieux, théâtral, misanthrope, narcissique, paresseux, manipulateur, dandy, « langue-de-pute », … parce qu’il fuit le Réel, il fuit les autres et qui il est, il préfère vivre dans un monde fictionnel (littéraire ou cinématographique) que dans un monde vrai et exigeant, il hait les hommes et – même si c’est plus difficile à percevoir, car l’idolâtrie est une déclaration de haine dissimulée temporairement par la passion – les femmes. Cette haine de la femme réelle, à qui il préfère la femme-objet cinématographique courtisane mi-poupée Barbie mi-Catwoman, ce machisme peinturluré de rose, cette faiblesse agressive, cette laideur caricaturale orgueilleusement exhibée comme le summum du Goût et de l’esthétisme, a quelque chose de grotesque et d’insupportable en soi, c’est vrai.

 

Dans l’efféminement, je crois fondamentalement que l’os, c’est le rejet de la différence des sexes. À force d’être sublimée, à force d’être compressée en un seul individu, elle est menacée. Ce qui gêne le plus chez les mecs efféminés (pas forcément homos d’ailleurs), c’est qu’ils portent sur eux le désir de viol : en effet, l’identification à la femme-objet, réifiée par le cinéma et traitée comme une marchandise qu’on sublime sous forme de fétiche sacré ou d’automate ultra-sophistiqué, est objectivement violente sur la durée – même si, sur le moment, elle amuse –, et rend, pour sa société, l’homme efféminé coupable. Être violé ou avoir connu l’inceste d’un univers maternant trop pesant n’est pas un crime en soi, puisque le viol a été subi ; or à l’inverse, on pardonne peu le désir de viol, car une victime est toujours libre de ne pas soutenir voire reproduire l’agression qui lui a été faite. D’ailleurs, pour revenir au cas précis de Tristan, il me disait explicitement que le viol exerçait sur lui une sorte d’attraction irrésistible : il s’habillait très léger pour choquer et provoquer l’agression ; quand il se faisait insulter dans la rue, il prenait un malin plaisir à jeter verbalement de l’huile sur le feu en aboyant comme un petit roquet sur celui qui le menaçait (et moi, à côté, je le tirais par le bras, genre « Allez viens, Tristan, on y va, laisse tomber… [j’le connais pas, faites pas attention à lui, c’est mon p’tit frère…] ») ; il me racontait aussi les 4-5 agressions très violentes qu’il a subies à cause de son apparence efféminée – type qui se masturbe devant lui dans un recoin du métro parisien, jet de pierres, insultes, vol à l’arrachée dans le RER, etc. – ; moi qui n’ai jamais, en tant qu’adulte, été agressé du fait d’être efféminé, je ne suis pas loin de penser que Tristan a largement appelé le viol par l’affichage de son arrogance précieuse et par son désir inconscient d’être attaqué… Le fantasme du martyr a toujours été chez lui vraiment très marqué, même s’il est complètement irresponsable.).

 

Ce qui fait finalement sourire dans l’efféminement, qui le rend touchant et moins grave que ce que je viens de signaler plus haut, c’est que cette identification à la femme-objet est forcément incomplète, ratée, ridiculement orgueilleuse (un être humain ne deviendra jamais 100 % objet, qu’il le veuille ou non), et que bien des hommes homosexuels – les hommes travestis et transsexuels en 1èreligne – se rient de leur prétention (à se croire objet sacré, à changer magiquement de sexe ou à le perdre) et de leur naïveté (en parodiant sur eux-mêmes le massacre iconoclaste de l’idole féminine qu’ils ont au départ cherché à incarner sérieusement : je vous renvoie par exemple au portrait absolument camp de la chanteuse de music-hall handicapée jouée par Denis D’Arcangelo dans la comédie musicale « Le Cabaret des Hommes perdus » de Christian Siméon). Le problème, c’est que l’usage systématique du second degré laisse un sérieux doute sur le prétendu recul qu’ils ont par rapport à la violence de leur désir.

 

 

En fin de compte, nous devrions reconsidérer les bons côtés de l’efféminement chez les hommes : le petit garçon qui s’est identifié à des modèles féminisants par rejet des modèles machistes, a voulu, à la base, un monde plus juste, plus doux, plus fantaisiste, plus coloré, moins violent. C’est une démarche tout à fait louable… même si, dans sa fuite, cet enfant a rejoint une nouvelle violence, celle d’un monde inanimé, solitaire, déshumanisé, où règne le fantasme : en gros, il est passé sans s’en rendre compte de la sensibilité à l’inconfort de la sensiblerie. Il ne faut pas croire complètement à la comédie des « folles » comme elles souhaiteraient la croire à la fois vraie et futile, mais simplement y reconnaître l’expression d’une fragilité, d’une blessure qui se nie tout en s’exprimant, d’un viol – fantasmé mais parfois réel – : derrière le masque rose à paillettes du travesti homosexuel se dissimule souvent un homme violé. Oui, je ne vous le cache pas : pour aimer des êtres qui concrètement font tout pour se rendre détestables, qui sont les maîtres du chantage aux sentiments, de la douceur-poignard, notre patience est mise à rude épreuve. Mais justement, nous devons aider notre société à les valoriser, et nous forcer nous-mêmes à les aimer, car en dépit des apparences, ils sont vraiment très fragiles (beaucoup, même, se trouvent être dépressifs). Seulement voilà : ils masquent leurs faiblesses et leurs blessures par une carcasse d’autosuffisance afin de nous faire croire qu’ils sont forts et indestructibles : mais ils s’aiment bien peu au final. Ils sortent artistiquement l’artillerie lourde (maquillage, scalpel, somme astronomique en vêtements, régime alimentaire draconien, drogues, usage du ridicule et de la méchanceté, humour camp convivial, etc.) pour ne pas se faire aimer parce qu’ils s’imaginent que l’amour est une arme qui assujettit, qu’ils ne peuvent vraiment aimer profondément que dans l’agression, bref, parce qu’ils croient que l’amour est le viol.